Hier, en commentaire de mon précédent billet concernant Thomas Hardy, et sur la foi d'un résumé extrêmement lapidaire de
Jude l'obscur que je venais de faire, M. Poireau prêtait avec humour des opinions “gauchistes” à l'écrivain. Après avoir souri du clin d'oeil, je me suis néanmoins posé la question : en termes platement modernes, devait-on qualifier Thomas Hardy de plutôt “progressiste” ou plutôt “réactionnaire” ? Je n'ai pas trouvé la réponse, bien entendu, puisqu'il n'y a pas de réponse. En tout cas, pas formulable aussi uniment.
Clement Yeobright est l'un des personnages principaux du
Retour au pays natal, dont je poursuis la lecture. Durant toute la première partie du roman, il est absent ; absent
physiquement, car il occupe un certain nombre d'esprits et de conversations, entre les habitants de la lande. Il est celui qui a quitté le Wessex, pour Londres d'abord, puis pour Paris, où il s'occupe de commerce du diamant. On l'attend pour Noël ; et il arrive en effet.
À sa mère, il annonce (la contrariant fort) qu'il ne retournera pas à Paris, qu'il abandonne les affaires : il veut se fixer sur cette lande qui l'a vu naître et ouvrir une école destinée aux enfants des paysans et éleveurs du Wessex – dans le but de les arracher à cette ignorance et à ces superstitions qui les clouent à leur sol natal, sans espoir d'en partir un jour. Voici ce que commence par écrire Thomas Hardy :
« En bien des points, il était aussi avancé que les penseurs des grandes villes de son temps ; il devait probablement beaucoup de ses idées à la vie studieuse qu'il avait menée à Paris, où il s'était familiarisé avec les systèmes de morale alors en vogue. »
L'auteur semble approuver son personnage, qu'il crédite de toutes les capacités pour mener à bien son projet éducatif – projet “avancé”, en accord avec les “systèmes de morale” du temps. Cependant, dès le paragraphe suivant :
« Mais on pouvait considérer que cette position, relativement avancée, faisait de Yeobright un homme à plaindre. Le monde rural n'était pas prêt pour l'enseignement qu'il lui réservait. Un individu ne doit être précurseur que partiellement : être tout à fait à l'avant-garde par ses aspirations est fatal à toute gloire. »
“Le monde rural n'est pas prêt pour l'enseignement”, et encore “Un individu ne doit être précurseur que partiellement” : voilà qui suffirait aujourd'hui à rejeter Hardy dans le camp honni. Mais la suite est plus étrange, parce que, me semble-t-il, elle passe sans transition d'un plan à un autre (je souligne) : « être tout à fait à l'avant-garde
est fatal à toute gloire. » Or, à aucun moment, Clement Yeobright n'a parlé de “gloire”. Au contraire, il se flatte de pouvoir vivre de peu, de n'aimer que sa lande natale et de vouloir faire le bien autour de lui. Si, malgré cela, Hardy l'estime “à plaindre”, c'est peut-être que, lui, a décelé des aspirations plus profondes chez son personnage : Clement Yeobright ne dédaigne pas la gloire, mais entend la trouver par un chemin plus tortueux et moins praticable que celui tracé pour lui par sa mère. La suite semble confirmer la vision sinon “réactionnaire” du moins fortement désabusée de Thomas Hardy, et condamner à l'échec le rêve de Yeobright :
« Les apôtres qui réussissent sont ceux qui répandent une doctrine que les foules sentent depuis quelque temps sans savoir la formuler. Un homme qui prône l'effort esthétique et fait fi de l'effort social ne saurait être entendu que par une classe pour laquelle la question de l'effort social est vidée d'intérêt – rebattue. Qu'un berger puisse, sans avoir entre-temps connu le luxe, devenir un homme cultivé, cette théorie est peut-être défendable, mais tenter l'application de ce principe revient à se dresser contre un mode d'évolution adopté depuis des siècles par l'humanité. »
À ce stade, le “cas Thomas Hardy” semble réglé : il est du côté de l'ordre, de la mesure, du raisonnable, de l'équilibre... Sauf que, à nouveau, tout change au paragraphe suivant, le verbe se colore d'une nette ironie, peut-être nuancée d'une certaine amerume :
« Yeobright avait-il un esprit bien équilibré ? Non. Un esprit bien équilibré ne se laisse entraîner par nulle tendance particulière. L'homme qu'il anime ne sera jamais enfermé comme fou, torturé comme hérétique, crucifié comme blasphémateur. D'autre part, il ne sera pas non plus applaudi comme prophète, vénéré comme prêtre, élevé au titre de roi. Les bienfaits habituels d'un esprit équilibré sont le bonheur et la médiocrité : cet esprit aiguille, en effet, ses possesseurs vers la richesses et les honneurs, leur assure une mort digne et confortable dans leurs lits, enfin des monuments, en beaucoup de cas mérités. Il n'aurait jamais permis à Yeobright de prendre une résolution aussi ridicule, de sacrifier, au profit de ses semblales, son avenir dans les affaires. »
Thomas Hardy sait que ses personnages – Yeobright, Tess, Jude... – ont tort de vouloir brûler les étapes, qu'ils vont fabriquer leur propre malheur. Mais, sur cette route, il les accompagnera jusqu'au terme ; il voit que la société – celle de son temps au moins autant qu'une autre – est injuste et dure à ceux qui veulent s'éléver au-desus de la condition fixée à la naissance, mais qu'il serait vain, peut-être dangereux, de prétendre la faire avancer à coups de fouet dans les reins.
Au fond, le “progressiste” pourrait être cet homme se réjouissant de posséder une montre qui avance, parce qu'elle le rapproche de cet avenir débordant de promesses qui l'obsèdent, tandis que le “réactionnaire” se félicite de ce que sa montre qui retarde maintient vivant encore un peu le passé qu'il refuse de voir disparaître. Un peu à l'écart, le romancier met à nu ressorts et petites roues dentelées, afin de comprendre pourquoi et comment ce retard et cette avance.
Et peut-être qu'au bout du compte le grand écrivain est celui qui, non seulement met à jour les mécanismes d'horlogerie, mais ayant saisi leurs
vices de fabrication, en apparence opposés, nous fait voir que ces deux montres sont au contraire l'une à l'autre semblables rigoureusement.
Photo : R. Camus.