Selon quels critères peut-on déterminer (si on le peut) qu'un écrivain est plus “grand” qu'un autre ? Il y en a assurément plusieurs, et chacun aura les siens – ou même n'en aura pas du tout, et se désintéressera de la question. Parmi ces instruments de mesure, il en est un qui ne fonctionne à peu près que pour les écrivains du XIXe siècle (sans doute encore un peu dans les premières années du suivant), et encore pour une minorité d'entre eux : le forçat. Le pensionnaire des bagnes, l'évadé chronique, le futur gibier de potence. J'y pensais hier après-midi, en abordant la dernière partie des Splendeurs et misères des courtisanes.
Il est difficile, devant cette Dernière incarnation de Vautrin, de ne pas penser à Valjean, l'Autre bagnard de la littérature du siècle, comme la Hollande est l'Autre pays du fromage. N'ayez crainte, je ne vais pas vous occire avec douze pages d'une analyse comparative serrée, dont je suis de toute façon incapable. Mais il ressort de la confrontation que Hugo et sa marionnette sont pulvérisés – en tout cas fortement mis à mal – par Balzac et son personnage.
Jacques Collin, alias Vautrin, alias Carlos Herrera est un criminel récidiviste, qui tue pour voler, sans jamais connaître le moindre remords – il est tout entier, ou presque tout entier, du côté du Mal, c'est-à-dire de la vie, de l'humanité ; Jean Valjean, alias M. Madeleine, alias Fauchelevent, est conduit au bagne injustement (forcément injustement, bien sûr) pour avoir volé un pain : il est plus que du côté du Bien, il est pour ainsi dire l'incarnation de l'Innocence, la pureté faite homme, un Agnus Dei laïque. Hugo, ici, préfigure la niaiserie moderne d'un Albert Camus, dont le Meursault est condamné à mort, in fine, pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère. Dans les deux cas, Valjean et Meursault ne sont rien de plus (mais avec bien davantage de puissance, tout de même, chez le premier) que des placards publicitaires où leurs créateurs (concepteurs serait d'ailleurs plus juste, dans ces deux cas) inscrivent les idées, les théories qu'ils ont décidé de défendre a priori – des hommes-sandwichs pour thèse ambulante.
À côté d'eux, Vautrin semble presque souffrir d'un excédent de vie, d'une sur-existence. Il est boursouflé de sang, d'humeurs, de violence, de haine ; et quand il aime, c'est avec le même excès, la même rage : sa dévotion éperdue envers Lucien n'est que le détournement vers des voies obliques d'un amour impossible à vivre et même à exprimer – c'est toujours la marque de l'inébranlable égoïsme qui est le principal sinon le seul ressort qui fait se mouvoir ce colosse.
Colosse, Valjean l'est également. Mais tandis que Vautrin met sa force et son intelligence à son propre service, sans reculer jamais devant les sentiers les plus obscurs pour parvenir à ses fins, Valjean utilise la sienne pour soulever une charrette. Ou, plus tard, pour sauver la vie du pitoyable Marius Pontmercy, soit pour établir Cosette, lui donner un mari convenable. On pourrait d'ailleurs, puisque Cosette arrive sur le tapis, remarquer que ces deux forçats ne connaissent l'amour qu'une seule fois dans leur vie, ce qui pourrait leur constituer un point commun. Or, si celui de Vautrin pour Rubempré est “interdit”, biaisé, contourné, retors, douloureux et finalement facteur de perdition, celui de Valjean pour Cosette est tout pureté et désincarnation, dévouement et abnégation – Jean Valjean est en quelque sorte le “devenir-papa” de l'homme du XIXe siècle, alors que Vautrin en exprime toutes les contradictions et les violences, en les concentrant en lui-même : loin d'être au ban de la société comme devrait l'impliquer son statut de forçat en rupture de chaîne, il en est l'épicentre. Le bagne devient ainsi la vérité essentielle du siècle. Mais où Hugo, promoteur d'avenir voire de “désirs” d'avenir, l'utilise comme levier pour dénoncer, Balzac s'en sert pour exprimer le siècle. « Ce fruit est pourri ! », vocifère le premier. « Pressons-le et recueillons toujours son jus... », décide le second.
Au fond, Hugo et Balzac ne représentent peut-être, au travers de leurs deux forçats, que les faces d'une médaille frappée quelques décennies plus tôt par un autre écrivain de génie, Sade : Valjean ou les infortunes de la vertu – Vautrin ou les prospérités du vice.
Il est difficile, devant cette Dernière incarnation de Vautrin, de ne pas penser à Valjean, l'Autre bagnard de la littérature du siècle, comme la Hollande est l'Autre pays du fromage. N'ayez crainte, je ne vais pas vous occire avec douze pages d'une analyse comparative serrée, dont je suis de toute façon incapable. Mais il ressort de la confrontation que Hugo et sa marionnette sont pulvérisés – en tout cas fortement mis à mal – par Balzac et son personnage.
Jacques Collin, alias Vautrin, alias Carlos Herrera est un criminel récidiviste, qui tue pour voler, sans jamais connaître le moindre remords – il est tout entier, ou presque tout entier, du côté du Mal, c'est-à-dire de la vie, de l'humanité ; Jean Valjean, alias M. Madeleine, alias Fauchelevent, est conduit au bagne injustement (forcément injustement, bien sûr) pour avoir volé un pain : il est plus que du côté du Bien, il est pour ainsi dire l'incarnation de l'Innocence, la pureté faite homme, un Agnus Dei laïque. Hugo, ici, préfigure la niaiserie moderne d'un Albert Camus, dont le Meursault est condamné à mort, in fine, pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère. Dans les deux cas, Valjean et Meursault ne sont rien de plus (mais avec bien davantage de puissance, tout de même, chez le premier) que des placards publicitaires où leurs créateurs (concepteurs serait d'ailleurs plus juste, dans ces deux cas) inscrivent les idées, les théories qu'ils ont décidé de défendre a priori – des hommes-sandwichs pour thèse ambulante.
À côté d'eux, Vautrin semble presque souffrir d'un excédent de vie, d'une sur-existence. Il est boursouflé de sang, d'humeurs, de violence, de haine ; et quand il aime, c'est avec le même excès, la même rage : sa dévotion éperdue envers Lucien n'est que le détournement vers des voies obliques d'un amour impossible à vivre et même à exprimer – c'est toujours la marque de l'inébranlable égoïsme qui est le principal sinon le seul ressort qui fait se mouvoir ce colosse.
Colosse, Valjean l'est également. Mais tandis que Vautrin met sa force et son intelligence à son propre service, sans reculer jamais devant les sentiers les plus obscurs pour parvenir à ses fins, Valjean utilise la sienne pour soulever une charrette. Ou, plus tard, pour sauver la vie du pitoyable Marius Pontmercy, soit pour établir Cosette, lui donner un mari convenable. On pourrait d'ailleurs, puisque Cosette arrive sur le tapis, remarquer que ces deux forçats ne connaissent l'amour qu'une seule fois dans leur vie, ce qui pourrait leur constituer un point commun. Or, si celui de Vautrin pour Rubempré est “interdit”, biaisé, contourné, retors, douloureux et finalement facteur de perdition, celui de Valjean pour Cosette est tout pureté et désincarnation, dévouement et abnégation – Jean Valjean est en quelque sorte le “devenir-papa” de l'homme du XIXe siècle, alors que Vautrin en exprime toutes les contradictions et les violences, en les concentrant en lui-même : loin d'être au ban de la société comme devrait l'impliquer son statut de forçat en rupture de chaîne, il en est l'épicentre. Le bagne devient ainsi la vérité essentielle du siècle. Mais où Hugo, promoteur d'avenir voire de “désirs” d'avenir, l'utilise comme levier pour dénoncer, Balzac s'en sert pour exprimer le siècle. « Ce fruit est pourri ! », vocifère le premier. « Pressons-le et recueillons toujours son jus... », décide le second.
Au fond, Hugo et Balzac ne représentent peut-être, au travers de leurs deux forçats, que les faces d'une médaille frappée quelques décennies plus tôt par un autre écrivain de génie, Sade : Valjean ou les infortunes de la vertu – Vautrin ou les prospérités du vice.
;;Pas mal.. sauf qu'il va falloir relire tout ça pour conmprendre ce que vous racontez.. ;-)) Geargies
RépondreSupprimerhumm.. et arrêter le clos vougeot aussi.. pour l'orth..Geargies
RépondreSupprimerAh ! Un GPS qui dit « Ce fruit est pourri ! » et un autre « Pressons-le et recueillons toujours son jus... » !
RépondreSupprimerBelle analyse littéraire, Vautrin est une création plus complexe par rapport à Valjean, oui, il faut tout de même se méfier de l'analyse idéologique que l'on a tendance à vouloir faire parfois. C'est le romanesque qui est premier et si le romanesque ne fonctionne pas, le reste est sans intérêt.
RépondreSupprimerIl y a une belle figure de forçat (et un grand romancier aussi) dans les grandes espérances de Dickens.
J'aime assez l'analyse comparative.
RépondreSupprimerSinon qu'est-ce qui peut dire qu'un écrivain est plus grand qu'un autre ? Rien.
Sauf pour Marc Lévy.
Lui il est plus petit que tout le monde.
Mais est-ce vraiment un écrivain ? Non.
C'est un pisse-copie.
Et hop, un cinquième commentaire : billet bien troussé !
RépondreSupprimerJe pense que vous étiez bien parti pour douze pages d'une analyse comparative serrée... J'en aurai bien pris un peu plus.
RépondreSupprimerLes assassins du mur s'enveloppent d'aurore
RépondreSupprimerDans ma cellule ouverte au chant des hauts sapins
Qui la berce accrochée à des cordages fins
Noués par des marins que le clair matin dore.
Qui grava dans le plâtre une Rose des Vents?
Qui songe à ma maison, du fond de sa Hongrie?
Quel enfant s'est roulé sur ma paille pourrie
A l'instant du réveil d'amis se souvenant?
Jean Genet (Le condamné à mort)
...aucun rapport avec votre analyse, mais ce forçat-là s'est évadé de son passé grâce à la littérature, et n'a jamais enfanté.
Chère Suzanne, après le billet de haut vol de Didier, en grande forme semble-t-il, le plaisir de la lecture prolongé par la poésie de Genet, merci, merci !
RépondreSupprimerGeargies : Balzac vaut assurément d'être relu. Hugo, je suis moins sûr, mais pourquoi pas ?
RépondreSupprimerNicolas : c'est la nouvelle version : vous l'aurez sur votre prochaine caisse, vous verrez.
Henri : d'accord avec vous pour dickens (que je place tout de même en dessous de Balzac...). En fait, je m'étais cantonné à la France, bêtement...
Emanu : mais si, bien entendu, il y a des critères tout à fait pertinents ! Et tous discutables, naturellement.
Pluton : on est décidé à me faire mentir ?
L'autre Je : c'est mon côté faignasse.
Suzanne & Emma : je suppose que vous en connaissez la version "musiquée" par Hélène Martin et chantée par Marc Ogeret ? Dans le cas contraire, je me ferais un plaisir de vous la graver.
Didier,
RépondreSupprimerL'Homme qui rit, ça vaut vraiment le coup.
http://ruinescirculaires.free.fr/index.php?2008/10/23/475-la-vie-des-morts#co
A propod du billet de Suzanne:
RépondreSupprimerLa version du "condamné à mort" de Marc Ogeret est mythique: la conjugaison d'une voix, d'une musique et d'un texte. Je l'ai tellement entendue que ça résonne... bien des années après. J'ajoute que n'étant pas homo, Genêt est pour moi l'un des plus grands: au-delà de tous ces "communitarismes". J'ai le livre, collestion "l'arbalète" Le disque est chez un copain...
Bravo pour le bon ... goût!
Didier: je l'ai, et j'avais aussi la version chantée par H.Martin elle-même. Merci beaucoup !
RépondreSupprimerHermès: d'accord, trois fois d'accord... et dans le petit livre de ce long poème, il y a à suivre "le funambule", un texte court extraordinaire...
Emma : c'est gentil.
Dans l’raisiné, qui qui trimarde ?
RépondreSupprimerQui qu’a fait jacter la bavarde ?
Qui qui fout l’taf à Tout-Paris ?
C’est Chéri !
La Républiqu’ nous emberluche !
Du bois de Boulogne à Pantruche,
Qui qui fait sauter tout l’fourbi ?
C’est Chéri-Bibi !
C’est Chéri-Bibi !
Gaston Leroux, Les Cages flottantes (chapitre II, première publication dans Le Matin, avril 1913)
Y'a assassin et assassin,
Y'en a des moch's, y'en a des biens,
Se faire assassiner c'est rien
Si on n' tomb' pas sur un sagouin.
Y'a assassin et assassin,
Y'en a des moch's, y'en a des biens,
Pour trouver un bon assassin,
Voir les pag's rouges du bottin.
Georges Bernier, alias le Professeur Choron, Les Pages rouges du bottin, in Les Chansons du Professeur Choron, Himalaya, 1991.
Oui, oui, je sais... Balzac, Hugo, Genet... Mais bon, puisque Suzanne a fait une incursion dans le XXe siècle, j'ai cru que...
Disons que c'était trop tentant.
Tiens donc... J'aurais plutôt vu comme figure modèle Vidocq l'ancien bagnard devenu ensuite chef de la Sûreté. Sade a été certes souvent emprisonné et interné, mais il n'a jamais connu le bagne et pour cause, son statut le lui épargnait. En revanche, Vidocq offre à Hugo une documentation sur l'argot ou le bagne (à laquelle il ajoute des fantaisies toutes personnelles) et le personnage se dédouble dans Valjean et dans Javert, de même on retrouve le désir d'ascension politique et la part de passé dissimulé de Vidocq chez Vautrin.
RépondreSupprimerDidier,
RépondreSupprimerJe ne connais pas la version de Marc Ogeret, (celle d'Hélène Martin était chez ma mère), et cela me ferait un immense plaisir si vous me l'adressiez !
Choderlos de Laclos, ou les forçats du "vice" ! (et quelle magnifique langue)
RépondreSupprimerPascal : je l'avais beaucoup aimé quand je l'ai lu... il y a trente ans au moins ! Mais comme, contrairement aux Misérables, je ne l'ai pas rouvert depuis, je garde un silence prudent...
RépondreSupprimerHermès : savez-vous qu'Ogeret a enregistré DEUX versions de cette œuvre ? La seconde au début des années 80, que je ne parviens pas à retrouver...
Dominique : vous avez raison, Vautrin est directement inspiré par Vidocq (qui est cité sous son nom, dans Splendeurs, sans doute pour brouiller les pistes...). Je vois moins bien le rapport avec Valjean, même en tenant compte de Javert.
Emma : je vous bidouille ça le week-end prochain...
Mifa : d'accord avec vous à propos de Laclos. Mais ça manque de forçats...
Celle que je possède est celle-ci
RépondreSupprimerPour aller dans le sens de Dominique, si en effet Vidocq a moins inspiré Hugo que Balzac, il n'en reste pas moins que qu'il a exercé une certaine influence. Comme la montré Jean Savant, le spécialiste de Vidocq, l'épisode de la charette soulevée par Jean Valjean par ex est directement tiré d'un épisode de la vie de Vidocq.
RépondreSupprimerLes mémoires de Vidocq ont été un des "best seller" de l'époque.
P/Z
Pascal : je vous répondrais bien, mais je suis charrette, là...
RépondreSupprimerAh, c'est ainsi, en ce monde, la figure du bien a moins d'éclat que celle du mal. A dessein !
RépondreSupprimerSuzanne : zut, merde : j'ai oublié de vous répondre ! Oui, c'est la version que je possède également (la seule disponible en CD à ma connaissance),; celle de 1971. Ogeret en a enregistré une autre vers les années 1982-83, celle que mon mort préféré avait achetée (en disque noir... pardon : en disque de couleur discriminée) et qu'il m'avait prêtée. Au lieu de la lui rendre, j'aurais dû jouer la montre avec son cancer : je l'aurais encore – on est con, à 23 ans.
RépondreSupprimerBref : cette seconde version était nettement moins bonne, d'un point de vue "habillage sonore" (trop "moderne", d'un moderne qui aujourd'hui doit dater horriblement). en revanche, Ogeret avait atteint une plénitude dans son interprétation qui faisait croire (d'après mon souvenir) que c'était Genet lui-même qui chantait.
On doit pouvoir la retrouver, celle-là, bon Dieu !
RépondreSupprimerIl y a un33tours en vente sur priceminister daté de1984 à 22€ , je dois dire que j'ai trouvé pas mal de trucs introuvables sur ce site.. Geargies
RépondreSupprimerAh au fait j'ai eu une période "condamné à mort" à fond pendant ma jeunesse: trimballage partout du bouquin et lecture de passages ex abrupto de force aux copains ... Ha ha les années de fac!! Geargies
RépondreSupprimerGeargies : Même plus de platine à disques vinyle, moi !
RépondreSupprimerSinon, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression qu'à une poignée de trimestres près, on doit bien avoir le même âge, you and me...
Hier je n'ai pas eu le temps de lire. J'aime beaucoup le parallèle entre ces deux grands, très grands écrivains. Je ne sais pas s'il faut avoir honte de le dire, pour un homme de gauche (c'est mon cas), je préfère Balzac à Hugo. A ce propos, j'avais beaucoup aimé la biographie que Stefan Zweig avait consacré au premier cité.
RépondreSupprimerTrès belle critique.
Lediazec : ah mais c'est que, lorsqu'il s'agit de littérature, il n'y a plus de gauche et de droite qui tiennent !
RépondreSupprimerEt, oui, la biographie de Zweig est remarquable (je l'ai relue il y a peu).
Oui je pense aussi,1954, mais on en avait déjà parlé l'année dernière , achetez d'abord le vinyle, y'a des platines à 50€et même une à 100 qui fait transcrition Mp 3 renseignement non garanti, je n'ai pas testé la bête... Geargies.
RépondreSupprimer1954 ? Mais vous êtes EXTRÊMEMENT vieux ! J'ai tout de même deux immenses années de moins que vous...
RépondreSupprimerCertes par rapport à 1968 ça compte... Geargies
RépondreSupprimerC'est davantage Hugo qui a imité Balzac que le contraire. Hugo, dont le chapitre sur l'argot, dans les Misérables, est très inspiré, c'est le moins qu'on puisse dire, des considérations de Balzac sur l'argot dans les Splendeurs...
RépondreSupprimerSplendeurs et Misères, c'est pour moi aussi le meilleur Balzac.
Loin devant les Misérables.