lundi 29 septembre 2014

Quel bonheur : il pleut.


Joie, pleurs de joie ! Le mois maudit est derrière nous…

dimanche 28 septembre 2014

Splendeur d'une vieille dame indigne


Les icônes féminines du cinéma n'ont finalement qu'une seule alternative : mourir jeunes (Marilyn) ou bien devenir de vieilles dames indignes ; de celles qui ne se laissent intimider par personne ni réduire au silence. C'est la voie choisie par la toute fraîche octogénaire d'aujourd'hui : on ne l'en remerciera jamais assez. On lui rendra hommage tout-à-l'heure, sur la chaîne Paris-Première, en revoyant En cas de malheur d'Autant-Lara, suivi de La Vérité de Clouzot.

On peut aussi recueillir un chat ou un chien perdu.

samedi 27 septembre 2014

Jane Austen ou la praxis du genre


Par quels méandres de la pensée vagabonde en suis-je venu à évoquer silencieusement Jane Austen, et à me dire que Catherine connaissait son œuvre bien mieux que moi ? Qu'en sais-je, et qu'importe. Cette constatation s'est formulée ainsi dans mon esprit : « De nous deux, le véritable spécialiste c'est elle. » Aussitôt, ce masculin que je venais d'employer sans le vouloir m'a fait sursauter intérieurement (j'ai parfois une vie intérieure assez agitée), en ce qu'il semblait jurer avec le fait qu'il désignait Catherine. Puis, y ayant réfléchi quelques secondes, je dus convenir que la tournure qui m'était venue était parfaitement correcte, qu'elle était même la seule à l'être, si je voulais que soit préservée l'espèce de “suspense” contenu dans la phrase telle qu'elle était agencée, sur le mode and the winner is… : « De nous deux, le véritable spécialiste c'est… », ce masculin “neutralisé” nous englobant en effet tous les deux. Si j'avais pensé “la véritable spécialiste”, je désignais automatiquement Catherine, et n'avais plus alors le choix qu'entre produire une redondance (“… c'est Catherine”) ou une phrase tronquée et, donc, absurde (“De nous deux, la véritable spécialiste.”)

Finalement, je l'ai échappé belle.

vendredi 26 septembre 2014

Comprendre la guerre


Élie Halévy (1870 – 1937), philosophe et historien spécialiste du Royaume-Uni, est le fils de Ludovic Halévy, librettiste d'Offenbach et de Bizet ; son frère, Daniel (1872 – 1962), également historien, fut le condisciple de Marcel Proust au lycée Condorcet (il est également le grand-père de Pierre Joxe, mais nul ne peut être tenu pour responsable de sa descendance).

Trop âgé pour être mobilisable, Élie Halévy s'est porté volontaire dès 1914 et il a été affecté comme infirmier à Chambéry, où il vit, dit-il, “dans le cléricalisme d'ambulance”. Dans ses moment de loisir, il réfléchit aux événements dans lesquels il est immergé et échange épistolairement ses vues avec ses amis, les philosophes Alain et Xavier Léon. Celles qu'il adresse au premier ont malheureusement été perdues (mais non celles que lui envoient Alain, éditées en 1957 par Gallimard). Dans celles à Léon, conservées, Halévy fait preuve d'une lucidité et d'une prescience étonnantes, quant à la suite de l'histoire. Tout de suite, à rebours de presque tout le monde en Europe, il comprend que la guerre a pris, après la bataille de la Marne, un tour inédit et désespérant. En janvier 1915 il écrit :

« Je considère – et voilà la source de mon ennui – toute offensive comme étant devenue, d'un côté comme de l'autre, impossible, dans les conditions de la stratégie moderne… Je ne vois pas que l'on puisse sortir de là, pendant des mois et des mois. Je ne vois pas que l'on puisse s'arrêter. C'est une guerre de races, assez sordide, sans grande idée, sans plan de génie. »

Deux mois plus tôt, en novembre 1914, toujours dans une lettre à Xavier Léon, il s'était hasardé à un pronostic : « Nous avons devant nous 10 ou 15 ans, ou 30 ans de guerre. Donc, la deuxième, la dernière partie de nos existences, ne ressemblera guère à la première. »

Trente ans de guerre, cela nous mène jusqu'en 1944. Coïncidence ? Pour une part, oui, évidemment : Halévy n'est pas devin et ne prétend certainement pas l'être. Seulement, il y a a cette autre lettre, d'octobre 1915, encore plus étonnante : 

« Je dis :
1) que cette guerre ne pourra être considérée comme finie que le jour où il y aura défaite constatée des empire du centre. – Je ne vois pas dans le détail en quoi consistera cette défaite. Je ne vois guère un dépècement de l'Allemagne ; je vois mieux un dépècement de l'Autriche, mais suivi par l'absorption dans un seul bloc de la fraction occidentale de l'Autriche avec l'empire de Guillaume II. N'importe, je m'entends ;
2) que le temps nécessaire pour atteindre ce résultat doit s'évaluer non par semaines ou par mois, mais par années. Quand j'ai parlé de 25 ans, je n'ai pas si mal parlé ;
3) que quand j'ai envisagé la possibilité d'une guerre aussi prolongée, j'ai toujours considéré qu'elle serait suspendue par de fausses paix, des paix précaires, des trêves ;
4) que, par suite, ces trêves, devant intervenir avant la défaites de l'Allemagne, devront enregistrer nécessairement un état de choses temporairement favorables à l'Allemagne, donc constituer, momentanément, pour l'Allemagne, des paix victorieuses. »

Penser les deux Guerres mondiales comme n'en étant en réalité qu'une seule, c'est ce qu'ont tendance à faire de plus en plus d'historiens contemporains ; Élie Halévy l'a vu, lui, ou du moins fortement pressenti, du fond de son ambulance, dès la fin de 1914. Il est possible que des esprits aussi lucides existent encore aujourd'hui, et qu'ils s'exerceront encore demain ; mais comme nul ne les écoutera, ce sera sans aucune importance.

jeudi 25 septembre 2014

L'homme de gauche, immuable supplétif de la tyrannie


La lecture, à quelque vingt ans de distance, des éditoriaux et chroniques de Jean-François Revel* est éclairante à plus d'un titre – en plus d'être un vrai plaisir de l'esprit –, au moins en ceci qu'elles permettent de voir que le déni pratiqué par la gauche est resté absolument le même depuis au moins un demi-siècle, aussi massif et inentamable ; il a simplement changé d'objet.

Voilà encore vingt ou trente ans, les affidés du PCF, avec les socialistes comme idiots utiles, nous expliquaient, de ce ton péremptoire donné par la fausse bonne conscience, que les tyrannies et les carnages de masse ne pouvaient en aucun cas être attribués au communisme, mais à des formes dévoyées du communisme ; et que ceux qui mettaient en place ces tyrannies et perpétraient ces carnages (qu'ils avaient néanmoins approuvés et soutenues quelque temps auparavant) relevaient d'un stalinisme mal expurgé qu'un vrai communiste ne pouvait que condamner – ce qu'ils ne faisaient par ailleurs jamais. Le fait que nulle part dans le monde ne se soit jamais instauré un communisme qui ne présente pas automatiquement ces deux caractéristiques, jointes à une ruine économique irrémédiable, ne les troublait en aucune façon. Et l'on nous enjoignait fermement de ne pas confondre (on ne disait pas encore amalgamer à cette époque…) le brave ouvrier français encarté avec je ne sais quel tortionnaire tchékiste, barbudo cubain ou rééducateur de camp maoïste.

Aujourd'hui, alors qu'on les espérait enterrés à jamais, ils sont de nouveau là, un peu amochés et flageolants, certes, tels des zombis fraîchement sortis des nécropoles, pour nous expliquer – du même ton péremptoire – qu'il faut bien se garder de confondre islam et islamisme, que les musulmans ne sont que douceur et mansuétude, tandis que les terroristes sont des malades sanguinaires qui n'ont rien compris à leur propre religion, même quand ils semblent en réaliser à la lettre les textes fondamentaux et intangibles. D'ailleurs, nous affirment-ils encore, les vrais croyants – les pacifiques, les intégrés, ceux de chez nous, les musulmans à béret basque et à baguette sous le bras – ne vont pas manquer d'organiser des marches de protestation, afin de clamer au monde leur dégoût et leur révolte de ce qu'on fait en leur nom ; prenez patience, ça se met en place, c'est une affaire de jours, de semaines tout au plus ; ne soyez donc pas si impatients, par la barbichette d'Oulianov ! Et ils n'ont pas assez de mots flétrisseurs pour désigner ceux qui, comme leurs pères et grands-pères naguère et jadis, affirment calmement l'identité dangereuse entre leurs gentils et leurs méchants, ou du moins le probable enrôlement, plus ou moins contraint, de ceux-là par ceux-ci, dès que les circonstances leur seront devenues favorables ; ce à quoi s'emploient activement nos belles âmes, immuablement supplétives des tyrannies en vogue.

* Jean-François Revel, Fin du siècle des ombres, Fayard.

mercredi 24 septembre 2014

Danser la gigue sur un tapis d'immondices


Un simple petit tract, imprimé au recto, déposé dans ma boîte aux lettres et, je suppose, dans celles des autres Héberto-plessiens. Le texte, court, encadre un dessin outrageusement stylisé, représentant une fleur dont le cœur est remplacé par un smiley – et ce n'est qu'un début. La première “phrase” dit ceci :

Participez nombreux
à l'opération village propre
ramassage des déchets
organisée le :
samedi 4 octobre


On passera sur le côté totalement informe de cette annonce ; car, déjà les questions se pressent en bouquet, et d"abord celle-ci : pourquoi, tout soudain, ce besoin impérieux de déclencher une opération “village propre ramassage des déchets”, alors que, depuis des années, le passage hebdomadaire des éboueurs suffit à contenter tout le monde ? Nulle caravane de Rrrroms ne pointe jamais ses essieux par ici, nous ne comptons dans nos rangs villageois aucun représentant de populations “ayant une manière différente de s'approprier culturellement l'espace public”, si bien que les rues et les alentours du Plessis me paraissent, aujourd'hui comme hier, dans un état de propreté ne nécessitant aucune opération particulière, requérant les bonnes volontés et les forces de tous. Puis, l'on passe à la seconde phrase, laquelle est donnée entre parenthèses et en italique :

Elle sera suivie d'une animation sur les déchets et d'un 
rafraîchissement bien mérité.

Je ne suis pas certain que s'être mis à trois cents pour collecter des détritus clairsemés, voire inexistants, soit un motif suffisant pour aller ensuite se technicolorer le groin, mais admettons.  Non, ce qui provoque une réelle crise d'angoisse, c'est bien entendu cette mystérieuse et vaguement inquiétante animation sur les déchets dont on nous menace. On comprend bien que l'on n'échappera pas au dégradant spectacle de quatre ou cinq intermittents, pantomimant à qui mieux mieux et nous proposant un regard décalé et dérangeant sur les ordures ménagères, afin de nous permettre de mieux nous réapproprier nos fonds de poubelles, par l'adoption simple de quelques gestes écocitoyens. Mais comme ce sur est incertain et générateur de trouble ! Car une animation sur les déchets peut tout aussi bien signifier que nous serons, après cueillette, glane et rassemblage, conviés à danser tous ensemble la gigue sur le tapis d'immondices fraîchement formé ; ou que nous serons invités à une grande chasse au trésor festive, dans laquelle il s'agira de découvrir, grâce à une série de malicieux indices, la boîte de conserve intacte parmi toutes les éventrées préalablement collectées : l'incertitude est de taille.

Une chose est certaine : on ne va pas s'ennuyer, au Plessis, le 4 octobre. On va tous recréer du lien social et apprendre à mieux vivre ensemble, au lieu de s'occuper chacun de sa poubelle comme nous le faisions tristement jusqu'alors. J'espère qu'ils n'auront pas oublié le lâcher de ballon.

mardi 23 septembre 2014

Les deux phrases du jour qui tuent

La première est de Jean-François Revel ; elle est l'attaque d'une chronique datée du 16 février 1987, elle intéressera les esprits littéraires : « Imaginez l'humeur d'un Pascal venant d'apprendre qu'il a perdu son pari, et vous aurez Cioran. »

La seconde est aussi de Revel (6 mars 1989), mais citant Samuel Johnson ; elle est dédiée (par moi) à tous les excités, positivement ou négativement chargés, de l'actuel sarkozysme remastérisé : « De certaines réélections, en particulier, on peut dire ce que Samuel Johnson disait des seconds mariages : “C'est le triomphe de l'espérance sur l'expérience.” »

Sur ce, je m'en vais voir Brad Pitt massacrer du zombi dans World War Z.

Les Français, leurs idoles et leur goût du sang


On ne lit pas beaucoup Alexandre Herzen (1812 – 1870), et on a tort : je garde un splendide quoique lointain souvenir de son autobiographie, Passé et méditations, dont je n'avais malheureusement lu que des extraits, et dans un volume qui a, comme bien d'autres, disparu de mes rayonnages ; cela il y a environ une trentaine d'années. Mais, après tout, peut-être ce livre n'était-il même pas à moi… Chez les Russes, c'est lui l'individualiste radical, et non ce plaisantin mystificateur de Bakounine. Si Herzen a eu beaucoup moins la cote auprès des élites occidentales du XXe siècle que l'idéologue excité que je viens de nommer, c'est peut-être en raison de sa grande méfiance envers toutes les tyrannies, y compris celles qui n'avaient pas encore vu le jour à son époque, ou en tout cas produit leurs pleins effets. Ainsi :

« Le socialisme ira se développant dans toutes ses phases, jusqu'à ce qu'il atteigne ses extrêmes et ses absurdités. Alors s'échappera de nouveau du sein titanesque de la minorité en révolte un cri de refus, et la lutte à mort recommencera, où le socialisme prendra la place du conservatisme actuel et sera vaincu par la révolution à venir, que nous ne connaissons point encore… »

Si cet extrait ne suffit pas à vous convaincre de l'acuité de sa vision, voici ce qu'il écrivait par ailleurs de nous autres :

« Il n'y a pas au monde un peuple qui ait fait verser autant de sang pour la liberté que les Français, et il n'y en a pas qui cherche moins à la réaliser dans la rue, au tribunal, au foyer. Les Français se font une idole de tout, et malheur à celui qui ne plie pas le genou devant l'idole du jour. Partout ce n'est que dualisme, abstraction, devoir abstrait, vertus obligatoires, moralisme officiel et rhétorique, sans relation aucune à la vie vraie. »

Oui, décidément, si je parviens à me faire dégager d'exceptionnels crédits par mon ministre du Budget, tout juste de retour d'un voyage officiel aux marches bretonnes, je crois bien que je vais m'offrir les quatre volumes de Passé et méditations dans les prochains jours (d'occasion, Madame le ministre, d'occasion, je le jure !).

lundi 22 septembre 2014

Le bistrot de Géga, homme invraisemblable


À Jégou, homme vraisemblable.

C'est Jacques Yonnet qui le dit, pas moi : Géga est un homme invraisemblable ; c'est probablement ce qui l'a amené, alors qu'il n'a jamais le moindre centime en poche, à ouvrir un bistrot, dans le bas de la rue de Bièvre, presque au quai, juste à côté du terrain vague où s'élevait naguère l'immeuble du père Hubert ; ce qui nécessite un petit retour.

Au 1bis se trouvait une bicoque de deux étages et demi, appartenant donc au père Hubert, qui y tenait l'hôtel le plus miteux du quartier, lequel en était pourtant assez riche, assortie à son pied d'un débit de boissons où passent les chiffonniers et les cloches de la Maube, au gré de leurs fantaisies déambulatoires. Voici la place :

« L'aspect extérieur est au moins aussi honnête que celui des autres masures de la rue. Mais dès que l'on gravit un étage, on est fixé. Les plafonds se font la malle. Les parois sont concaves ou hydropiques. Aux paliers, on bute dans des trous – des fondrières. Ici, l'élément locataire se compose de (ou se décompose en) cinq ménages dont trois à la colle, ce qui rassemble vingt et un enfants de deux à dix ans, sans compter ceux au maillot. Les pères ont tous un air de famille : minuscules. Aucun d'entre eux n'atteint un mètre soixante, il s'en faut. Et un postulat commun : ne foutent strictement rien, depuis beaucoup d'années. Le malheur, que voulez-vous. Tous ouvriers ou manœuvres spécialisés, mais spécialisés à ce point, et si malencontreusement, que l'emploi qu'on pourrait leur offrir ne correspond jamais à leur spécialité. Il s'en faut chaque fois d'un poil. »

Un jour, le père Hubert en a eu sa claque de ces traîne-savates et a décidé de ne plus s'occuper de l'hôtel, de l'ignorer complètement, de le traiter par le mépris le plus souverain : il a condamné sa propre chambre du premier et s'est installé au rez-de-chaussée, dans son bistrot, dormant sur un tas de chiffons derrière le zinc. C'est là qu'on l'a trouvé un matin, à cause de l'odeur suspecte et prenante : mort depuis environ cinq jours, les rats avaient commencé à faire bombance de sa personne.

Un couple est arrivé de Saône-et-Loire pour prendre possession de l'héritage, mais ils ont eu le grand tort de se mettre le Gitan à dos. Celui-ci a jeté un sort quasi général, quoique discret. C'est Valentin, le nouveau patron, qui a payé en premier : son corps s'est couvert d'une sorte de lèpre hautement urticante qui l'a rendu fou à lier. Ensuite Paulette, sa femme, s'est tirée on ne sait où avec un Hollandais. Livré à lui-même, l'hôtel a d'abord été envahi par les cloches avant de tomber littéralement en morceaux pour disparaître presque complètement. Un architecte dépêché sur les lieux a diagnostiqué une étrange maladie de la pierre, sorte de champignon inconnu de lui qui bouffait les moellons de l'intérieur pour les transformer en poussière de plâtre. Comme la contagion menaçait les immeubles jouxtant, il a fallu raser ce qui tenait encore debout.

C'est donc à côté de ce tout neuf terrain vague que Géga a ouvert son bistrot, qu'il a appelé L'Œil. Sa méthode de gestion de l'établissement (dont nul ne sait s'il est propriétaire ou gérant) est particulière : n'ayant aucun argent pour acheter les vins et liqueurs propres à satisfaire sa pratique, les consommateurs doivent payer leurs consommations d'avance. Lorsque c'est fait, Géga prend les verres et va les faire emplir au bistrot d'en face. Comme il revend ces canons au prix même où il vient de les acheter, il ne tire pas un sou de son commerce : cela fait bien marrer ses clients, et lui aussi semble trouver cela très drôle.

Non content de ne rien gagner, Géga joue un peu sa tête dans l'affaire, puisque L'Œil sert plus ou moins de refuge à une bande de résistants qui s'ingénient, avec les moyens du bord, à contrarier la Gestapo. On se dit que tout cela devrait mal finir…

dimanche 21 septembre 2014

Au fond ce n'était pas toi, comme ce n'est même pas moi…


On peut, j'en témoigne, penser à l'Éthiopie et à l'été 1973, et même s'y retrouver, en écoutant, un soir de septembre 2014, en Normandie, Édith Piaf chanter Milord. Il y faut évidemment plusieurs conditions, pas toujours faciles à réunir, j'en conviens. Il est d'abord nécessaire d'avoir un père militaire qui, en cette année que j'ai dite, se trouvait en poste à Djibouti, alors territoire français, quoique parfaitement inhospitalier. Il faut ensuite aller en famille l'y rejoindre pour les vacances d'été, les grandes vacances, et, de là, partir pour le pays voisin et le village d'Awasa.

Là, il faut se retrouver dans un hôtel de bungalows, tenu par un vieux Suisse, dont on n'est pas sûr qu'il ne fût point allemand, au bord d'un lac d'altitude laquelle rend la température acceptable et gentiment estivale pour des occidentaux de modèle courant –, cerné par une végétation dédaigneuse et profuse. Ici, les arbres sont étranges, on y voit pendre des chauves-souris ayant la taille de rats, on y entend des cris d'oiseaux non répertoriés par l'esprit ; et l'eau de la minuscule piscine est soufrée au point de faire honte à n'importe quel œuf pourri depuis trois générations au moins – on s'y plonge néanmoins avec enthousiasme, on y contient son acné naissante et appelée à un bel avenir.

Dans cet hôtel, dans lequel on passera entre deux et trois semaines, il faut d'autres familles européennes, dont certaines comporteront des filles assez jolies et âgées de 16 ou 17 ans approximativement, et des adolescents au sourire américain, c'est-à-dire plus beaux qu'on n'espérera jamais être (mais, pour le fun, on aimerait les revoir aujourd'hui…). Il serait bien qu'il y ait aussi, certains soirs, une jeune Écossaise prénommée Fiona, qui ne loge pas dans cet hôtel mais y vient régulièrement, parce que les jeunes gens attirent les jeunes gens. Elle permettra au pauvre anonyme nous servant de héros par défaut de se croire original et en cours de virilisation, parce qu'il va tomber amoureux d'elle, à qui personne ne semble s'intéresser, plutôt que de la petite Française qui fait baver, ricaner et plonger dans le lac les trois montagnes de muscles contre quoi il n'envisage nullement de lutter – Fiona semble plus accessible.

Dans cet hôtel, il y a des tas de distractions, en plus de la piscine soufrée. Une bibliothèque notamment ; comprenez une vingtaine de livres en français, parmi d'autres en anglais, entreposés dans le bureau de M. B., le patron des lieux, et probablement oubliés ici par de précédents vacanciers. Parmi ceux-ci, Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, que notre jeune anonyme passera quatre ou cinq jours à lire consciencieusement au bord de la mini-piscine, probablement pour épater de son intelligence la petite Française poursuivie par les futurs surfeurs. S'il était parmi nous, il reconnaîtrait  probablement n'y avoir pas compris grand-chose, mais peut-être avouerait-il aussi être absurdement fier d'avoir lu ce livre à ce moment.

Dans cet hôtel, il y a aussi ce qu'on appelait alors une chaîne stéréo, avec la trentaine de disques qui vont avec, quand on se trouve au milieu de presque nulle part ; et, parmi ces pitoyables “standards” dont j'ai perdu le souvenir, un disque de Piaf – un best of, naturellement : nous n'étions nous-mêmes, en ce lieu haut perché, intensément végétal et odorant, tiède et parfois hostile, qu'un pauvre best of d'Europe – contenant cette chanson, Milord. (Il devait y avoir aussi Sous le ciel de Paris, mais on ne jurera de rien.)

Dans un premier temps, avant l'apparition de Fiona (i s'en passe des choses, en deux semaines, quand on a 17 ans…), notre pittoresque et jeune anonyme, pour contourner les appétits des maîtres-nageurs, avait résolu de (non : il s'était retrouvé en train de) circonvenir la mère de la jeune Française, à jamais privée de prénom ; il y avait parfaitement réussi. Ce lui était assez facile puisque, par une conformation curieuse de son esprit ou de son oreille, il connaissait à peu près tout le répertoire de Piaf, de Brassens, de Brel, d'Aznavour, etc., tous chanteurs contemporains de la dame en question mais beaucoup moins de sa fille, évidemment. Là où la mère et la fille étaient strictement à égalité, c'est qu'aucune d'elle ne pouvait être séduite par le livre de Jacques Monod, que notre grassouillet anonyme s'obstinait à lire l'après-midi au bord de la piscine.

Donc, notre jeune homme, 41 ans plus tard, peut s'attendrir sur cette femme qui, si elle n'est pas morte, doit être d'une dangereuse vieillesse, lorsque, certains soirs, il écoute Piaf chanter Milord. (Je reconnais que le détour était large.)

Il reste à préciser que notre pâle héros et Fiona, après n'avoir rien vécu ensemble à Awasa, se sont retrouvés à Addis-Abeba, au bord de regagner leurs pays respectifs, et qu'ils ont, comme il se doit entre débutants dans l'existence, échangé leurs adresses. Le futur homme, après avoir tergiversé avec lui-même dans l'appartement familial d'Orléans-La Source, a écrit une lettre, mi-française, mi-anglaise (il aimerait, par masochisme pur, la relire aujourd'hui), dans laquelle il tentait de dire ce qui lui était resté dans le gosier à Awasa, lorsqu'il avait Fiona en face de lui.

Il va de soi qu'elle n'a pas répondu.

(Si l'on veut se faire une idée précise de l'hôtel dont je parle, on lira les dernières pages du SAS de Gérard de Villiers intitulé Le Trésor du Négus, qui s'y déroule et le décrit avec une précision dont, le temps ayant passé, je serais bien incapable.)

vendredi 19 septembre 2014

Les sortilèges de la rue des Maléfices

J'étais persuadé d'avoir déjà consacré un billet à la Rue des Maléfices de Jacques Yonnet : j'ai eu beau chercher, je n'ai rien trouvé – n'est pas M. Chieuvrou qui veut. Je ne sais pas davantage quel enchaînement neuronal hasardeux m'a fait hier, sortant de chez Revel, reprendre ce livre, sous-titré Chronique secrète d'une ville, pour m'y replonger avec un plaisir intact, bien qu'il s'agisse de ma troisième lecture au moins. 

Chronique il y a bien ; des secrets aussi ; mais la ville… Ou alors, il faut considérer que le quartier enclos entre la place Maubert, la Mouffe et l'église Saint-Séverin en est une à lui seul ; ce qui est bien possible après tout, et surtout en ces années quarante qui sont le présent du livre. Un présent grouillant, populeux, sombre, inquiétant parfois, souvent chaleureux, lépreux comme ses murs, poisseux comme ses comptoirs, fantasque comme le Vieux qui n'apparaît jamais qu'après minuit et que nul n'a jamais vu entrer dans les, ni sortir des, bistrots où on le découvre soudain attablé et muet. Présent instable, surtout : la moindre embardée du style et de la fantaisie de l'auteur vous envoie comme qui rigole chez les Coquillards de Maître Villon, avant de vous ramener, quelques pages plus avant, au zinc du Vieux Chêne. Je me souvenais fort bien de tout cela, ou je le croyais.

J'avais oublié en revanche que la rue qui donne son nom à l'ouvrage ne s'appelait pas réellement ainsi, Yonnet me l'a opportunément rappelé. Dans la toujours incertaine réalité, elle se nomme Zacharie. Un nom qui n'a rien de prophétique, puisqu'il s'agit de la déformation de Sac-à-Lie : au XIIIe siècle, dans cette rue, les colporteurs vinaigriers entreposaient dans ce mince boyau les outres de cuir contenant la lie de leur marchandise, c'est-à-dire la mère. Mais, sur un plan établi vers 1600 par les pensionnaires du Collège des Irlandais, elle est notée Wichtcraft Street – rue des Maléfices. De fait, c'est ici et pas ailleurs que certains tatouages sur les torses virils ont ce pouvoir, lorsqu'ils s'approchent d'elles, de désorienter les boussoles. Mais il serait temps d'y pénétrer :

« Un double renfoncement, de part et d'autre de la rue Zacharie, y dessine une petite place où dorment des poussettes chargées de tout ce qu'on veut. À la porte du bougnat, la voiture à bras repliée sur elle-même, roue contre roue, brancards réunis, chambrière ballottante, ressemble au squelette d'un échassier d'Apocalypse monté sur essieux. D'un peu partout suintent les psalmodies arabes ou nègres ou grecques ou arméniennes. Ce balcon de bois fut jadis peint en blanc. Il y sèche du linge que l'on collera en guise d'emplâtre sur l'ophtalmie des fenêtres. Un groupe de sidis nous a repérés. Ils veulent savoir ce que nos nouvelles gueules ont dans le ventre. L'un d'eux se détache, un jeune. Sur l'ordre des Anciens, il nous demande « l'heure qu'il est ». Nous haussons les épaules, sans répondre. Comme s'il pouvait être une heure quelconque dans une rue pareille. »

Si l'on suit mes avis et que l'on décide d'arpenter cette Rue, on tâchera de la trouver dans l'édition Phébus de 1987, en raison des photographies de Doisneau, ami de Yonnet, qui y accompagnent le texte. Ensuite, on se laissera porter.

jeudi 18 septembre 2014

Jamais je ne m'en serais cru capable


Je viens de passer deux très longues heures à écouter le président de la République dire que son travail était vraiment difficile et qu'il espérait avoir des résultats d'ici 2017 ; en buvant de l'eau et sans herbe-qui-fait-rire. Finalement, l'improbable s'est produit : François Hollande a réussi à changer mon regard sur lui. Jusqu'à présent il m'était tout à fait indifférent ; il commence à me faire pitié.

mercredi 17 septembre 2014

On n'a pas démocratisé l'enseignement, on l'a facilité


En 1960, déjà, il se trouvait des gens pour dauber sur la baisse de niveau des étudiants de France, préoccupante – les optimistes – voire catastrophique – les visionnaires. Il y a deux manières de réagir, face à cette permanence dans le cassandrisme : « Vous voyez bien que c'est faux, puisqu'on le disait déjà il y a un demi-siècle ! » (les progressistes) et :  « Vous voyez bien que c'est vrai, puisqu'on le disait déjà il y a un demi-siècle ! » (les esprits simples). Une fois cela posé, il n'est pas interdire d'y réfléchir un peu plus avant ; et c'est ce que fait Jean-François Revel dans sa Cabale des dévots, parue en 1962. À la page 488 de l'édition proposée par la collection Bouquins, alors qu'il vient de parler du baccalauréat, il note (c'est lui qui souligne) :

« Cette baisse de niveau n'est nullement la rançon d'une démocratisation. Je dirais même que, s'il y avait eu démocratisation, le niveau du secondaire aurait monté. Car la démocratisation, en puisant dans la totalité du réservoir humain national, déterminerait une sélection plus rigoureuse, ferait émerger, à la fois en chiffres absolus et en chiffres relatifs, un plus grand nombre d'élèves brillants et donc améliorerait la qualité des études. La prétendue incompatibilité du littéraire et du scientifique n'existe, à cet âge des débutants, que dans la médiocrité. Et, au cours des récentes années, on n'a pas démocratisé l'enseignement, on l'a facilité. On ne l'a pas ouvert aux fils les plus doués du prolétariat, on l'a abaissé au niveau des rejetons les plus nuls de la bourgeoisie. »

En d'autres termes, si j'ai bien compris ce qu'on vient de lire, et pour revenir à la situation actuelle, permettre aux enfants d'immigrés, ou de Français quart-mondisés pour diverses raisons, l'accès à de bonnes études secondaires et supérieures serait non seulement souhaitable pour eux mais profitable à la France, à condition, au préalable, de rétablir un haut niveau d'exigence et une sélection sans faille, dans l'intérêt même des “nouveaux admis” ; simplement parce qu'il y a une très grande différence entre aider une personne à se hisser, par son travail et son mérite, jusqu'au sommet auquel elle peut prétendre, et pousser tout un troupeau indifférencié vers la pâture promise, où de toute façon l'herbe a cessé de pousser depuis des lustres.

Revel conclut ainsi son paragraphe suivant : « La “modernisation” a surtout consisté en une suppression. Combien de “spécialistes” sont spécialistes de quelque chose dans la seule mesure où ils ignorent, en effet, tout le reste… »

Si vous disposez d'une heure…


Philippe Bilger s'entretient avec Michel Onfray.

mardi 16 septembre 2014

lundi 15 septembre 2014

Des niagaras de croquettes


À la faveur d'un trop court séjour dans le Vaucluse – mais toutes les vies, y compris la nôtre, ont leurs contraintes –, nous pûmes effectuer un passage dans le Gard, par les grâces conjointes de Ludwig van Beethoven et d'un gros sac de croquettes pour chien ; pour ce qui concerne le premier, on aura la patience d'attendre la parution de mon journal de septembre.

Les croquettes se présentaient sous la forme d'un baril de plastique d'une contenance d'environ quinze kilogrammes ; comme il était un peu trop plein et que, de ce fait, le couvercle en fermait mal, la personne qui venait de nous les fournir suggéra l'addition d'un fort ruban d'adhésif afin de parer à toute mésaventure : c'était la raison même, et c'est sans doute pourquoi nous n'en avons rien fait. Le lendemain, nous reprîmes le chemin de septentrion, le baril posé sur le siège arrière de Liselotte, à droite. Dans un virage serré à droite, une bretelle d'entrée sur l'autoroute, le prévisible survint : le réceptacle bascula vers la gauche, et nous entendîmes un inquiétant éboulis derrière nous. Sur l'aire de repos suivante, il fut très rapide d'évaluer les dégâts : rien qu'en ouvrant la portière, ce furent quatre à cinq kilos de nourriture fortement odoriférante et grasse qui se déversèrent sur le macadam : quant au reste, une dizaine de kilos donc, il était épandu un peu partout dans la voiture, sur les vestes, sous les sièges, etc. ; le tout ayant par surcroît disséminé aux quatre vents intérieurs une fine poussière d'un assez joli brun rouge, certes alléchante pour qui est de race canine, mais extraordinairement salissante et apte à se loger dans les moindres recoins de l'habitacle.

Il nous fallut bien vingt minutes pour remettre les petites billes en place, sauf celles qui étaient inaccessibles et le sont toujours à l'heure où je mets sous presse ; cela sous l'œil incompréhensif de Bergotte qui, depuis le coffre où se trouvait son panier, semblait se demander quelle mouche venait de nous piquer pour que nous décidions aussi soudainement, et avec un tel enthousiasme, de nous mettre à jouer avec ses futurs repas.

Une satisfaction cependant : le baril étant désormais un peu moins plein, du fait des croquettes vicieusement évanouies, le couvercle fermait impeccablement ; et aucun nouvel incident grotesque ne fut ensuite à déplorer.

mardi 9 septembre 2014

Ce matin, j'ai enterré un ex-otage

Roger Auque, 11 janvier 1956 – 8 septembre 2014.
Comme il était né deux mois et huit jours avant moi, j'espère que je ne vais pas défunter deux mois et huit jours après lui ; surtout que, dans ce cas, ma mort passerait totalement inaperçue, n'ayant pas eu, dans ma jeunesse, le douteux privilège d'être l'hôte un peu contraint du Hezbollah durant onze mois et demi.

Roger Auque a fait le pigiste à France Dimanche pendant un an ou deux, vers 2007 – 2009 ; il a cessé lorsque Nicolas Sarkozy l'a nommé ambassadeur en Érythrée, ce pays improbable où les enfants ont de gros ventres et des mouches au coin des yeux. C'était un homme charmant, d'allure nonchalante, dont la belle gueule de baroudeur ne laissait pas insensible ces dames. Il écrivait des articles qui tenaient bien debout et acceptait avec une bonne grâce proche de l'indifférence les menus tripatouillages auxquels, à l'intérieur d'iceux, se livraient les gougnafiers du rewriting, dont je faisais encore partie alors. C'était un type avec qui on aurait volontiers passé une soirée, pour s'entendre raconter son engagement armé dans les phalanges chrétiennes libanaises, où la manière dont la foi lui était venue, en lisant une bible anglaise dans un cul de basse fosse hezbollien, une main menottée à un radiateur en panne – mais l'occasion ne s'est pas présentée. Peut-être m'aurait-il révélé aussi comment il avait engendré, quelque vingt ans plus tôt, une jeune fille prénommée Marion, qui allait devenir la plus jeune députée de la République française, tous numéros confondus : cela m'aurait évité, ce matin, d'avoir l'air idiot, en m'exclamant de cette paternité dont tout le monde autour de moi semblait déjà au fait depuis des lustres. Mais je ne t'en veux pas, Roger, je t'assure.

dimanche 7 septembre 2014

La responsabilité de l'écrivain


Le 31 juillet 1963, dans ce Salon doré où nous allons finir par nous sentir chez nous, Peyrefitte signale à de Gaulle qu'il compte rééditer Rue d'Ulm, un sien livre paru initialement en 1946 ; il s'agit d'une anthologie de pages écrites sur l'École normale qui fêtait cette année-là son cent-cinquantenaire – par les nombreux écrivains “archicubes”* de ces lieux prestigieux. Parmi ces textes s'en trouvait un de Robert Brasillach, fraîchement fusillé, tiré de Notre avant-guerre, que Peyrefitte avait finalement retiré sur les conseils de la présidente de la Société des gens de lettres, laquelle lui avait affirmé que, découvrant le nom honni dans la table des matières, les trois quarts des autres auteurs pressentis allaient se récuser ; en quoi elle n'avait probablement pas tort.

Au moment de notre réédition de 1963, bien décidé à réintégré Brasillach, Peyrefitte trouve bon de demander son avis au Général, pour des raisons évidentes. Celui-ci lui répond qu'il ne voit aucun inconvénient à cette “réhabilitation”, et même qu'il trouve bien excessifs les scrupules de 1946, dans la mesure où les textes retenus n'étaient nullement des appels à la collaboration avec l'ennemi. Peyrefitte en profite pour risquer la question suivante : « Supposons que Brasillach se soit caché pendant les dix-huit ans qui ont suivi, et qu'ayant été retrouvé, il soit de nouveau condamné à mort aujourd'hui. Exerceriez-vous votre droit de grâce ? » De Gaulle reste silencieux un moment, puis répond :

« Aujourd'hui, je ne sais pas. La roue a tournée. Mais, cet hiver-là, la guerre continuait, nos soldats tombaient sous le canon des Allemands. Tant de pauvres types ont été fusillés sommairement à la Libération, pour s'être laissé entraîner dans la collaboration ! Pourquoi ceux qui les y ont entraînés – les Darnand, les Déat, les Pucheu, les Henriot, les Brasillach – seraient-ils passés entre les gouttes ? Un intellectuel n'est pas moins, mais plus responsable qu'un autre. Il est un incitateur. Il est un chef au sens le plus fort. François Mauriac m'avait écrit qu'une tête pensante ne doit pas tomber. Et pourquoi donc, ce privilège ? Une grosse tête est plus responsable qu'une tête de piaf ! Brasillach était intelligent. Il avait du talent. Ce qu'il a fait est d'autant plus grave. Son engagement dans la collaboration a renforcé les nazis. Un intellectuel n'a pas plus de titres à l'indulgence ; il en a moins, parce qu'il est plus informé, plus capable d'esprit critique, donc plus coupable. Les paroles d'un intellectuel sont des flèches, ses formules sont des balles ! Il a le pouvoir de transformer l'esprit public. Il ne peut pas à la fois jouir des avantages de ce pouvoir-là et en refuser les inconvénients ! Quand vient l'heure de la justice, il doit payer. »

Une note de bas de page conclut cet échange. Elle dit ceci : « Seize ans après cette conversation, j'ai eu entre les mains, à la Chancellerie, le dossier du recours en grâce présenté par l'avocat de Brasillach. Le Général avait écrit en marge : “Il ne l'eût voulu.” »

* Anciens élèves de l'École.

samedi 6 septembre 2014

Sous le haut patronage de Charles Péguy


Charles Péguy a été tué avant-hier. Mais, en réalité, il est mort depuis beaucoup plus longtemps que cela ; et c'est nous qui l'avons mis à mort, comme le montre superbement Alain Finkielkraut, dans l'hommage qu'il lui rend entre les pages du dernier Causeur. Le hasard a fait qu'hier, dans le livre d'Alain Peyrefitte dont je vous entretiens depuis deux jours, je suis tombé sur un passage où il est question de Péguy, de Gaulle ayant décidé d'envoyer son ministre de l'Information prononcer un discours à Orléans pour le cinquantenaire de la mort de l'écrivain. Nous sommes le 1er juillet 1964, dans le désormais familier Salon doré. Peyrefitte profite de l'occasion pour tenter de faire parler de lui le Général :

« Si c'est vous qui aviez fait le discours, qu'auriez-vous souhaité dire ? Qu'était Péguy pour vous ? »
Il garde un instant le silence.
GdG : « Ce que j'ai apprécié en lui, c'est un style. Une pensée. Une culture. Des jugements. Des réactions. Une pensée, à la fois, d'une extraordinaire continuité, où l'on retrouve sans cesse les mêmes principes, les mêmes idées-forces ; et d'une grande mobilité, puisqu'il l'exerce sur des situations changeantes, et qu'il aime aussi changer d'optique.
AP. – Y a-t-il un mot, une sentence de lui, qui vous ait frappé plus que les autres ?
GdG (sans hésiter). – Une pensée de Péguy ? “L'ordre et l'ordre seul fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude.” 

Les deux hommes, au même endroit, reviennent sur le sujet le 9 septembre, Peyrefitte retour des cérémonies orléanaises :

AP : « Me permettez-vous de vous demander si Péguy a effectivement exercé une influence sur vous ? Plus que Pascal, que Chateaubriand, que Bergson ?
GdG. – Aucun écrivain ne m'a autant marqué. Dans les années qui ont précédé la guerre, je lisais tout ce qu'il écrivait, pendant mon adolescence et quand j'étais à Saint-Cyr, puis jeune officier.  Je me sentais très proche de lui. Ce qui m'intéressait surtout chez lui, c'était son instinct.
AP. – Son instinct national ?
GdG. – Pas seulement. Je dis bien : son instinct. il sentait les choses exactement comme je lers sentais, et j'avais l'impression, la conviction, qu'il ne se trompait pas, alors que beaucoup autour de nous se trompaient. […] Et puis, j'étais attiré par son style, son goût des formules, ses répétitions. Bien sûr, il y avait dans tout cela de la confusion et des termes abscons. Alors là, je ne l'en approuvais pas. Mais, tout à coup, après un long piétinement et quelques expressions peu réussies, il a des formules fulgurantes. Ça aussi m'attirait beaucoup, et je pense qu'il a dû, à cet égard, m'influencer. »

Péguy ne m'a pas fait oublier Brasillach : il arrivera demain, comme annoncé…

Petite leçon gaullienne à quelques présidents plus récents


Nous sommes cette fois encore dans le Salon doré, le 29 juillet 1964 ; de Gaulle s'apprête à un grand voyage dans divers pays d'Amérique latine ; Peyrefitte a une requête à lui présenter :

J'indique au Général que plusieurs grands magazines d'Amérique du Sud souhaiteraient, avant son arrivée, faire un numéro spécial sur lui, avec un reportage photographique. Ils se sont mis en pool. Un seul photographe suffirait. Ils souhaiteraient que ce ne soit pas à l'Élysée, mais à Colombey. Le Général refuse net. Pas de photographes à Colombey ! J'insiste.
GdG : « Non, vraiment ! J'en fais une question de principe. Ma famille, c'est ma famille. On ne mélange pas. C'est une espèce de toxique, cette manie de la presse de s'infiltrer partout ! Ils prendront toutes les photos de moi qu'ils voudront au cours du voyage. Et il y a déjà tellement de photos prises sur moi ! Qu'ils s'adressent aux agences !
AP. – Justement, c'est trop facile… Ils voudraient un scoop, ils titreraient : “De Gaulle intime.”
GdG. – Oui, c'est ça ! Mais moi, je n'aime pas ça. C'est leur jeu, ce n'est pas le mien. Et ça ne sert à rien.
AP. – Vous l'aviez admis pour Match, à la veille du lancement de vos Mémoires.
GdG. – À ce moment-là, je n'étais pas aux affaires. Un chef doit s'entourer de mystère. Je me suis toujours conformé à ce principe et je m'en suis toujours bien trouvé. »

Demain, nous resterons probablement dans le Salon doré, mais, reculant d'un an moins deux jours, nous y introduirons Robert Brasillach.

vendredi 5 septembre 2014

La classe papoteuse, ragotante et jacassante


Durant quatre ans, Alain Peyrefitte fut ministre de l'Information et porte-parole du gouvernement ; à ce double titre, il était le seul autorisé, autour de la table, à prendre des notes pendant les conseils des ministres, notes qu'il a laissées dormir durant trente ans avant de les mettre en forme pour les donner au public ; ensuite, à l'issue de ces conseils, il était régulièrement reçu par le Général dans son bureau, le Salon doré, pour une sorte de mise au point en tête à tête, entretiens qu'il s'empressait de retranscrire à peine sorti de l'Élysée. C'est ce qui fait tout le prix des trois volumes de C'était de Gaulle, dans lesquels je me suis plus ou moins replongé : on y voit le gouvernement au travail, on y saisit surtout une pensée dans ses déploiements, ses foucades, ses embardées, ses retours, etc. En période de trierweilisation intensive et d'avilissement sans précédent de la fonction, il est instructif, plaisant et souvent drôle de voir un véritable président au travail. Voici un court extrait pour susciter l'envie. Nous sommes le 22 juillet 1964, le Général et son ministre se trouvent dans le Salon doré :

GdG : « Il n'y a rien de plus déplorable que la gauche quand il s'agit de la France, en tout cas de la France au-dehors. D'ailleurs, vous n'avez qu'à relire l'Histoire. La gauche n'a pas raté un désastre. Avant 1870, elle a empêché le maréchal Niel de faire une armée qui aurait été à la hauteur de l'armée prussienne. Je me rappelle la gauche d'avant 14 ! Et la gauche du Front popu, qui s'est terminée par la capitulation : l'abdication de la République entre les mains de Pétain, voilà la gauche !
AP. – La droite n'a pas toujours été plus maligne.
GdG. – La droite est tout aussi bête. La droite, c'est routinier, ça ne veut rien changer, ça ne comprend rien. Seulement, on l'entend moins. Elle est moins infiltrée dans la presse et dans l'université. Elle est moins éloquente. Elle est plus renfermée. Ça se passe dans des cercles plus restreints. Tandis que la gauche, c'est bavard, ça a des couleurs. Ça fait des partis, ça fait des conférences, ça fait des pétitions, ça fait des sommations, ça se prétend du talent. C'est une chose à quoi la droite ne prétend pas. On a un peu honte d'être à droite, tandis qu'on se pavane d'être à gauche. De toute façon, les politiciens et les partis n'ont plus grand prestige. Ils n'entraînent plus le peuple.
AP. – Mais ils entraînent les journalistes, les dirigeants syndicaux, les dîners en ville, bref, la classe politique…
GdG. – Vous voulez dire la classe papoteuse, ragotante et jacassante. »

mercredi 3 septembre 2014

Le polygraphe tous terrains


Matinée agitée, mais finalement plus agréable à vivre que celles des mercredis de modèle courant, où je m'ennuie à cent sous de l'heure (non, un peu plus tout de même). Je suis arrivé à Levallois à dix heures moins le quart (l'heure “réglementaire”, ce jour de bouclage, est neuf heures…). J'étais encore dans le hall lorsque j'ai croisé deux reporters de FD, qui ont eu l'air content et presque soulagé de me voir ; ils se sont empressés de me dire que j'étais attendu ; de quoi j'ai déduit qu'il allait me falloir écrire un article pour le numéro en voie de terminaison, l'heure limite pour envoyer les papiers au secrétariat de rédaction étant midi (mais sachant aussi que, comme tous les secrétariats de rédaction, le nôtre s'est donné une marge de manœuvre : midi n'est que la dead line officielle). À peine suis-je sorti de l'ascenseur qu'un autre reporter m'accueille avec le même empressement : les choses ont l'air sérieuses…

Dans la salle de conférence, où sont réunies mes puissances tutélaires, je suis reçu comme un messie ; Philippe B. me tend trois photocopies reproduisant un assez long article de journal, d'après ce que je vois au premier abord. Et, au deuxième abord, en effet c'est ça : le papier que Paris Match consacre cette semaine au livre de Mme Trierweiler. « Lis-le et reviens me voir juste après », me dit Philippe. Je prends tout de même le temps de faire le café, lis la chose, stabilo jaune en main, et trouve une idée d'attaque ; je reviens dans la salle de conférence : elle est vide ; je passe dans la pièce suivante, qui est le bureau directorial. Philippe B y est, avec Gabriel, le chef des informations. Après nous être rapidement mis d'accord sur l'angle de l'article (celui auquel j'avais pensé une minute plus tôt, qui a été ratifié sans sourciller), je pose la question rituelle : « Combien ? » La réponse du maître de l'Olympe vient tout de suite : « Huit feuillets… » Je le dévisage avec attention : non, il n'a pas l'air de plaisanter. Il précise : « On en fait trois pages… » Je regarde l'heure : dix heures dix ; j'ai douze mille signes à écrire…

Après une heure de claviotage intensif, je prends tout de même le temps de descendre fumer une cigarette, avec un demi-gobelet de café ; j'en suis à sept mille signes. Je rencontre deux autres fumeurs de FD, dont Anthony, l'adjoint de Gabriel : tous les deux m'entourent comme si j'étais entre le dixième et le onzième round d'un combat contre Mike Tyson ; je m'attends à ce que l'un d'eux me débarrasse de mon protège-dent, pendant que l'autre épongera mon mâle et ruisselant visage. Je ne fume que la moitié de ma Pueblo et remonte.

À midi moins le quart, j'expédiai 12 023 signes dans les boitamels des gens concernés. Je dois dire que, si je n'en tirai aucune fierté, j'étais tout de même fort content d'avoir “tombé” ces huit feuillets en une heures et demie ; lesquels feuillets, à la relecture, ne m'ont pas paru démériter. Je me suis souvenu que, voilà presque trente ans, mon directeur de l'époque, Louis Gros, lorsqu'il avait à me présenter à des visiteurs du journal, m'appelait son polygraphe tous terrains.

La conclusion de tout cela, ajouté au fait qu'il fait un temps presque estival, est que j'ai mis tout à l'heure deux bouteilles de riesling au frais…

mardi 2 septembre 2014

Nos cœurs d'ivrognes s'emplissaient d'une bienfaisante latrie

Qui donc a entendu parler d'André Salmon ? Qui a parcouru de ses poèmes ou de ses romans ? Peu de monde assurément ; moi-même je n'en eus rien su ni lu si Aznavour n'avait pas eu l'idée, en 1960, de chanter l'un de ses textes, et de placer le résultat sur la face B d'un “super 45 tours” qui se trouvait dans la maigre discothèque de mes parents ; cela s'appelait Fraternité. J'ai choisi de donner ici une version dont j'ignorais tout jusqu'à ce matin, celle de Marc Ogeret, par ailleurs très bon interprète du Condamné à mort de Genet, parce que deux ou trois des images qui passent sous nos yeux m'évoquent ce livre qui m'est cher, la Rue des Maléfices de Jacques Yonnet, que je vous recommande chaleureusement une fois de plus. Si l'on préfère le créateur de la chanson, même s'il ne s'agit pas de l'enregistrement princeps, on le trouvera ici.