lundi 1 janvier 2018

Les petits fantômes d'Honoré



Balzac a, dans ses romans, une petite manie qui, aux yeux du lecteur novice, peut paraître étrange ; amusante ou agaçante selon le cas et les dispositions d'esprit. Elle consiste, cette manie, à établir des comparaisons qui ne permettent en aucune façon de comparer quoi que ce soit. Je vais prendre un exemple tiré du Curé de village, tout juste achevé à l'heure où j'écris (dimanche matin). Balzac nous présente un certain Clousier, ancien avocat de Limoges devenu juge de paix (Balzac écrit : juge-de-paix) à Montégnac, Haute-Vienne, où se déroule le roman. Son portrait d'environ une page se termine ainsi : « Son teint coloré, son embonpoint majeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu'il cultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. »

Mais qui est Troplong ? Et qui Toullier ? S'agit-il d'un duo de compères ? Ou, inconnus l'un à l'autre, forment-ils seulement les deux faces de la même médaille éthylique ? Bien renseigné qui pourrait nous le dire. Devant cette bizarrerie – et la Comédie humaine en compte des centaines du même genre –, le lecteur moderne se dit que, sans doute, il devait s'agir d'ivrognes célèbres dans les années 1840, dont se sont effacées ensuite les traces violâtres qu'ils laissèrent derrière eux. Mais depuis quand un simple intempérant atteint-il à la célébrité pour son intempérance même, y compris en son époque d'existence ? Troplong et Toullier eussent-ils été des pochtrons d'anthologie pour les Parisiens, comment auraient-ils pu servir de points de référence à un lecteur de Brest ? À une dévoreuse de Varsovie ? 

Bien sûr, pour nous autres, il y a la tentation Google : frappons Troplong et Toullier dans la petite fenêtre oblongue, on verra bien ce qui sort… C'est à quoi il est nécessaire de résister. Il me semble hautement préférable que ces Castor et Pollux œnophiles demeurent ce qu'ils ont été durant quelques instants : deux spectres à la trogne fleurie, deux petits fantômes que la brise est déjà en train de faire s'évanouir au-delà des premiers monts de la Corrèze, et qui ne reviendront plus par ici. Ce furent amis que vent emporte…

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