Je ne sais plus trop pourquoi je me suis remis, voilà quelques jours, à lire Flannery O'Connor, tantôt ses nouvelles, tantôt sa correspondance – peut-être sans raison particulière, juste l'envie soudaine. Toujours est-il que cette relecture m'a donné le goût de venir ici parler d'elle, de cet écrivain prodigieux, de cette femme à l'humour irrésistible. Or, c'est une chose que j'avais déjà faite, en 2010. Relisant ces “notes” de l'époque (il ne s'agit pas à proprement parler d'un billet, au sens où je l'entends, avec ce que cela suppose de cohérence et de construction), il m'a semblé que je n'avais rien d'essentiel à y changer ni ajouter. Les revoici donc :
Plus
que celle du Bien et du Mal en tant que tels, c'est la question du Mal
se parant des oripeaux du Bien qui traverse toute l'œuvre de Flannery
O'Connor, la sous-tend. C'est-à-dire que le démoniaque y est à
l'ouvrage, que la tentation est là, toujours présente, ne relâchant que
très rarement son emprise. Satan est presque tout entier contenu dans
ce masque que les damnés prennent pour leur visage même. Et on
comprend, du coup, pourquoi Flannery O'Connor fut une lectrice
passionnée et assidue de Bernanos. Ce phénomène du Mal agitant une
caricature de Bien comme un montreur le fait d'une marionnette est
particulièrement intense et effrayant dans la nouvelle intitulée Les Boiteux entreront les premiers,
où le personnage du père ne cesse de clamer son goût du dévouement, sa
passion d'aider autrui, de soulager les misères. Or, pendant que ses
lèvres remuent et produisent des sons, ce qu'on voit à l'œuvre c'est sa
profonde sécheresse de cœur et d'esprit, lesquels sont le plus grand
obstacle à une grâce éventuelle, par la satisfaction qu'ils exposent
d'eux-mêmes. Cette sécheresse brutale s'exprime clairement une fois,
lorsque le père reproche à son fils de pleurer à l'évocation de sa
mère, morte depuis une année à peine. "Tu as tout de même onze ans!",
lui dit-il, ce ce ton de componction raisonneuse et mielleuse dont il
ne parviendra jamais – sur le temps de la nouvelle – à se départir. Et
l'on se doute qu'après le suicide de son fils, parti rejoindre sa maman
au ciel après avoir découvert le ciel physique
– et seulement lui – au travers d'un téléscope, et à moins d'une grâce
dont Flannery O'Connor ne refuse jamais la possibilité, y compris pour
ses “damnés”, le père continuera de se dévouer aux autres tout en
restant aussi éloigné que possible de la charité.
Il
faudrait bien sûr parler du troisième personnage de cette nouvelle,
dont le nom m'échappe (je suis dans la Case et le livre est resté à la
maison...), ce semi-voyou (délinquant,
caillera...)
très intelligent, que le père force à venir s'installer sous le toit
familial afin qu'il le conforte dans la vision merveilleuse qu'il a de
lui-même ; ce garçon toujours soumis à une tension presque inhumaine et
qui, dès l'entrée du récit, proclame qu'il est damné et ira rôtir en
enfer. De fait, il ressemble puissamment au diable, au Père du mensonge,
au Prince de la tentation, et encore plus lorsqu'il brandit la Bible
pour mieux détruire le fils. C'est lui qui va lui faire découvrir le
ciel, par le téléscope, mais un ciel vide qui ne peut susciter rien
d'autre que des hallucinations. De fait, l'enfant croira y découvrir sa
mère et se pendra pour la rejoindre.
Dans ce Sud où
nous plonge Flannery O'Connor, la religion est omniprésente. Mais, le
plus souvent, privée de la charité et de la grâce, elle ne fait que se
résoudre en émanations malsaines qui rendent les hommes fous,
assassins, alcooliques ou prêcheurs – parfois tout ensemble.
Les
nègres sont en toile de fond, aussi fous et haineux que les blancs
(pas de rédemption bon marché chez Flannery O'Connor), toujours
présents, circulant dans les consciences comme les termites dans une
maison de bois, un remords à bas bruit, un exutoire à la violence qui ne
résout jamais rien, une vision matérielle, mais niée avec rage et
rancœur, du monde dévalant vers le Jugement dernier.
Les
prêcheurs ne sont fous que parce qu'ils invoquent un dieu auquel ils
tournent le dos ; leurs disgrâces physiques plaident contre eux, en
même temps qu'elles pourraient être une occasion de rachat.
Le
soleil change de forme, de couleur, de taille et de nature selon qu'on
le supporte ou le contemple. Mais il est toujours là, pour qui veut
bien s'en aviser :
Tout ce qui s'élève converge.
Si
peu d'amour au fond. Et lorsqu'il survient, il se gauchit, s'exacerbe
et se dénature. Pas davantage de sexe ou à peine : l'élan vital fait
défaut.
Chaque personnage, par la profondeur du regard
et la puissance du verbe, est retourné comme une peau d'animal écorché
et contraint de montrer son vrai visage ; lequel peut être soit brûlé
soit illuminé.