
Aujourd'hui, m'est arrivée entre les mains ce que, de mon temps (vieux con, va !), on appelait une
dissertation de français. Elle a été écrite par un élève de première "non littéraire" – en tout début de premier trimestre, donc. La personne qui me l'a transmise trouve que la note obtenue ne correspond pas vraiment à la copie rendue. Lui ayant avoué mon incompétence en ce domaine, je lui ai proposé de soumettre la dissertation en question à mes lecteurs professeurs. La voici donc (je la reproduis telle qu'elle est écrite, fautes comprises, avec en rouge et entre crochets, les quelques appréciations du professeur notées en marge, et les passages soulignés par lui qui correspondent à ses remarques) :
« Sujet : Le suicide, preuve de lâcheté ? Commentez.Le suicide de XXX [
je préfère masquer le nom, ndlr] a provoqué bien des commentaires : certains ont vu dans son acte une preuve de lâcheté, d'autres une preuve de courage.
Entre ces deux avis opposés quelle est la part de la vérité ? [Mal dit]Il est bien évident que le suicide est à première vue une preuve de lacheté puisque celui qui se supprime renonce du même coup à toutes ses responsabilités. S'il est père de famille, il laisse les siens dans
l'embarras [faible] le plus complet. Dans ce cas le suicide est un acte égoïste parce qu'il vise à
supprimer ["retrancher"] l'individu du monde qui l'entoure, donc à rompre l'équilibre de ce monde –
( J'entends monde dans le sens de famille, travail ou relations bien sûr
) [On n'est pas complètement sourd] – S'il s'agit d'un suicide "extérieur", c'est à dire provoqué par des ennuis venus des autres, la lacheté est, dira-t-on, flagrante puisque l'individu se dzérobe devant l'adversité, il courbe honteusement la tête. Il ne peut supporter les contradictions. c'est donc un orgueilleux doublé d'un faible et il ne mérite que notre mépris. S'il se tue il est en faute, car tout homme venu sur terre se doit d'y accomplir sa tâche, si petite soit-elle.
S'il s'agit d'un suicide "intérieur", c'est à dire motivé par un cas de conscience, la lacheté, bien que moins évidente,n'en existe pas moins
( aux yeux de certains.
) Si un homme se tue pour n'avoir pu résoudre un problème avec lui-même c'est très grave : il est en recul devant sa conscience, il n'ose se regarder en face et il fuit devant lui-même. Les esprits bien pensants vont dire que s'il n'arrive pas à lutter intérieurement, à plus forte raison il ne sera d'aucune utilité
à la société. Cet homme n'est qu'un névrosé,
incapable de faire taire sa conscience [?], il est donc inutile de s'intéresser à lui.
Cependant la vie, si malheureuse soit-elle, ne reserve-t-elle pas toujours quelques joies à ceux qui la vivent ? Ne faut-il pas un certain courage, une certaine force d'âme pour renoncer à la chaleur du soleil ou à la beauté de la nuit ? Un père qui se tue n'a-t-il pas, ne serait-ce qu'un instant, la douleur de laisser seuls ses enfants ?
On peut croire que pour abandonner tout cela il est nécessaire de posséder la volonté de renoncer aux plaisirs de la vie. Si cela est vrai, le
"patient" [≠] est alors considéré comme un homme au dessus du commun et il est aussitôt victime des envies les plus basses et des calomnies les plus monstrueuses. D'autre part, il est nécessaire pour se tuer d'aimer la vie. En effet, le suicide est souvent motivé par le désir de ne pas gâcher sa vie, de la finir en beauté. L'homme qui se donne la mort veut contrôler sa vie et entend qu'elle se termine comme il le désire. C'est le cas par exemple de Montherland. Donc le suicide peut avoir comme motivation profonde la volonté de "connaître sa fin".
Du point de vue religieux le suicide n'est ni un acte de lâcheté, ni un acte de courage mais la destruction de la vie qui ne nous appartient pas. En effet si un homme vit c'est parce que Dieu l'a voulu, et cela pour une bonne raison : chaque homme vient au monde pour aimer Dieu et le servir. Or si un homme se tue, il se révolte contre son maître spirituel, il refuse sa condition d'esclave, de ce fait il devient un paria de la communauté chretienne. Jusque là rien que de parfaitement normal, si toutefois on accepte l'existence de Dieu ; mais le problème n'est pas là. Tout devient moins clair si l'on se penche sur ce que fut la vie du suicidé. Elle est bien souvent misérable, sans amour ni amitié,
peuplée uniquement de
solitude morale ou physique. Au moyen âge les serfs devaient travailler pour le seigneur. Celui-ci en retour s'engageait à les protéger contre leurs ennemis. Cet état de chose était scandaleux. Mais n'est-il pas encore plus scandaleux qu'un homme serve son Dieu sans que celui-ci ne le protège contre les embûches de la vie ? Dieu qui condamne cet homme n'est-il pas responsable de sa mort ? Et de plus ce malheureux meurt certain de ne pas gagner le paradis parce que Dieu ne lui a pas permis de vivre !
Force est de reconnaître que la position de l'Eglise à propos du suicide est de beaucoup la plus terrible de celles que nous venons de voir.
Finalement si l'on considère le suicide d'un point de vue
dénué de passion on s'aperçoit que le principal interessé, le suicidé, est en fait celui qui a le moins pris part au drame. Il n'est que la victime de l'inégalité et de l'incompréhension. Il est beaucoup moins lâche que celui qui accepte sa condition d'esclave. Mais il n'est pas courageux pour autant puisqu'il refuse de lutter pour changer le monde qui l'a réduit à néant. Il a résolu son problème d'une manière, qui a peut-être le tort d'être irreversible mais qu'il est interdit de blâmer ou même d'approuver. Car s'il en est arrivé à un tel degré de desespoir c'est de la faute du monde qui l'entoure, celui-ci n'ayant rien fait pour lui redonner goût à la vie.
Si nous le blâmons nous blâmons du même coup notre conduite que nous devons alors nous efforcer de changer.
Si nous l'approuvons, nous approuvons notre attitude envers lui et nous considerons alors comme normal qu'il y ait des hommes malheureux.
Ce qu'il faut chercher c'est ce qui l'a poussé à se donner la mort, pour éviter que des milliers d'autres hommes n'en arrivent comme lui à souhaiter la mort. »
Voilà l'affaire. Camarades professeurs, c'est à vous de jouer. Tiens, d'ailleurs, à propos de jouer : on va dire que celui dont la note s'approchera au plus près de celle qui a effectivement été attribuée à cette copie, recevra un livre en cadeau.
À condition que sa note soit justifiée par quelques lignes de commentaire ! Faut pas déconner non plus...
Allez, vous avez jusqu'à demain, va-t-on dire.
(J'y pense, les non-professeurs peuvent jouer aussi : l'expérience de "parent d'élève" peut être utile...)