Dans le Journal de François Mauriac, à la date du 12 mars 1933, je tombe sur ce court paragraphe :
« Qui nous absoudra de notre vie ? Croyez-vous être très différent de l'enfant coupable que vous fûtes, et qui ne pouvait pas s'endormir avant d'avoir obtenu le pardon de sa mère, avant que le baiser de paix lui eût rouvert les portes du sommeil ? »
Pardon, absolution, culpabilité... On se dit dans un premier mouvement, qui est presque d'humeur, que Mauriac aura tôt fait de ramener Dieu dans ses filets ; et de fait. Seulement, il y a dans ces quelques lignes une sorte d'invocation à Marcel Proust, auteur aussi peu religieux que possible, je crois bien. Il ne s'agit pas seulement de la scène fondatrice de Combray, du baiser refusé par sa mère au jeune narrateur, pour cause de présence de Charles Swann au jardin ; on y entend d'autres échos proustiens, moins tonitruants sans doute mais terriblement insistants, directement venus de ces deux textes essentiels que sont La Confession d'une jeune fille et surtout les stupéfiants Sentiments filiaux d'un parricide, ce dernier paru dans le Figaro en janvier 1907. Dans ce texte, Proust insiste sur le caractère sacré d'Oedipe après le double crime qui lui est imputé, s'approchant au plus près des futures découvertes de René Girard.
« "Qu'as-tu fait de moi ! qu'as-tu fait de moi !" Si nous voulions y penser, écrit Proust en conclusion de son article, il n'y a peut-être pas une mère aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l'anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le coeur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l'esprit qui sait qu'il n'a plus à espérer, alors qu'il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l'horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite. (...) »
« Qui nous absoudra de notre vie ? Croyez-vous être très différent de l'enfant coupable que vous fûtes, et qui ne pouvait pas s'endormir avant d'avoir obtenu le pardon de sa mère, avant que le baiser de paix lui eût rouvert les portes du sommeil ? »
Pardon, absolution, culpabilité... On se dit dans un premier mouvement, qui est presque d'humeur, que Mauriac aura tôt fait de ramener Dieu dans ses filets ; et de fait. Seulement, il y a dans ces quelques lignes une sorte d'invocation à Marcel Proust, auteur aussi peu religieux que possible, je crois bien. Il ne s'agit pas seulement de la scène fondatrice de Combray, du baiser refusé par sa mère au jeune narrateur, pour cause de présence de Charles Swann au jardin ; on y entend d'autres échos proustiens, moins tonitruants sans doute mais terriblement insistants, directement venus de ces deux textes essentiels que sont La Confession d'une jeune fille et surtout les stupéfiants Sentiments filiaux d'un parricide, ce dernier paru dans le Figaro en janvier 1907. Dans ce texte, Proust insiste sur le caractère sacré d'Oedipe après le double crime qui lui est imputé, s'approchant au plus près des futures découvertes de René Girard.
« "Qu'as-tu fait de moi ! qu'as-tu fait de moi !" Si nous voulions y penser, écrit Proust en conclusion de son article, il n'y a peut-être pas une mère aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l'anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le coeur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l'esprit qui sait qu'il n'a plus à espérer, alors qu'il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l'horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite. (...) »
À chacun son péché originel, son enfer portatif. Privé qu'il était de la Sainte Table de Mauriac, une fois écartée la tentation vaine du fusil, il ne restait à Proust que La Recherche, cette forme personnelle de l'Eucharistie.
Le boulanger de Combray (Illiers Combray), il ne vend même pas de madeleines. Et son pain est pire que bof. Je n'y reviendrai pas.
RépondreSupprimerSuzanne
Merveilleuse, abominable psychologie humaine, qui réussit à faire en sorte que l'enfant se sente coupable de l'affront qu'on lui fait subir. Et en même temps, mécanique sublime qui permet au petit d'homme de s'inscrire dans le monde de ses parents. Cette culpabilité naturelle devient garant de l'autorité possible, de la perpétuation d'un comportement partagé, d'une culture commune. Elle est le moteur du "comme il faut" et l'activateur du "faire autrement". Nous ne remercierons jamais assez la mère du petit Marcel.
RépondreSupprimerParkane, avez-vous lu la correspondance entre Proust et sa mère ? On a l'impression d'entrer dans la Recherche par la porte de derrière.
RépondreSupprimerC'est très juste, ce que vous écrivez.
Suzanne
J'aime autant que Proust se soit "vengé" de sa mère en écrivant La Recherche..
RépondreSupprimermerci bien pour cette note. lire du Proust me fait toujours du bien.
j'ai bien aimé Confessions d'une jeune fille, même rien n'est au-dessus d'Albertine Disparue et du Temps Retrouvée (je ne dis pas ça par rapport à moi, faut pas déconner).
en plus, moi aussi, j'ai décidé de vous faire de la pub sur mon blog. attendez.. il est suffisamment classe votre blog...
amitiés
Suzanne : Ah ? Quand je suis allé à Illiers, en 1982 ou 83, on trouvait des madeleines chez le boulanger ! Et, ce dimanche-là, accompagné par celui que, à gauche de ce blog, j'appelle mon "Ombre agissante", j'ai eu l'émotion de voir passer dans la rue (il y avait je ne sais quel colloque proustien ce jour-là) une très vieille dame, escortée respectueusement par trois ou quatre hommes sévèrement vêtus. Et qui n'était autre (la vieille dame) que Céleste Albaret.
RépondreSupprimerParkane : même appréciation que Suzanne, concernant votre commentaire. Dont je vous remercie.
Mademoiselle Simonet : merci de l'honneur !
Cette admiration pour René Girard est quelque chose qui ne laisse de me surprendre... Avec Oedipe et Kafka, voilà le trousseau de clés bien commode pour la modernité. Hélas, les pont-levis des châteaux de la pensée seront refermés derrière l'enfant dont le mince duvet s'est peu à peu transformé en une fine barbe bleue...
RépondreSupprimerNe dit-on pas que le criminel revient toujours sur les lieux de son crime ? Le ventre de la mère ? Vous en faites un commandement...
Didier, tu reviendras de ces thèses démoniaques !
mais à Combray, n'était-ce pas une biscotte ?
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