1976, octobre. Arrivée à Paris. Je me suis inscrit en seconde année de Lettres modernes (sous-section des branleurs patentés) à Jussieu, haut lieu de la contestitude de ces années-là. Je vais au premier cours, vois, comprends – fin de mon expérience universitaire.
Sinon, je prends tous les matin, à 6 h 10, le bus 27 à la Porte de Vitry, lequel me dépose gentiment à l'entrée de la gare Saint-Michel, où je ramasse les billets des banlieusards, dans une petite guérite qu'Éole fréquente en habitué, de 6 h 30 à 9 h 00. Le reste de la journée, je glande, je somnole, je bouffe : on n'est pas plus Rastignac.
Les bus du petit matin, c'est comme la cantine à midi pile : on est peu nombreux, toujours les mêmes et chacun s'assoit à la même place que la veille.
Le vieux travailleur communiste, sa place, c'est sur la banquette du fond, bien en face de l'allée centrale ; c'est son praesidium suprême. Il n'est peut-être pas très vieux, mais comme j'ai tout juste vingt ans, il le paraît. Travailleur, sans aucun doute, sinon que ferait-il dans le bus 27 à 6 h 10 tous les matins ? Communiste c'est certain, j'ai la preuve.
Alors, là, parenthèse pour mes jeunes lecteurs : je vous rappelle que l'action se situe en 1976, donc le communisme ne ressemble en rien aux petites guirlandes de moraline pour semi-fiotes, que la Marie-George tente piteusement d'accrocher à tous les sapins de Noël sociétaux qui passent à sa portée. En 1976, le communisme, c'est encore un truc d'homme. Ils vont chanter, les lendemains, mais pas à Paris-Plage, je vous le dis, mes petits amis. 1976, c'est le camarade Brejnev qui bricole son bilan globalement positif et s'apprête à expédier Varlam Chalamov en hôpital psychiatrique pour qu'il y meure à l'abri du froid. C'est notre Marchais à nous qui fait tout ce qu'il peut pour savonner la planche à Mitterrand, en criant très fort et en fronçant les sourcils afin qu'aucun journaliste insolent n'aille creuser dans son passé d'avant 1945. Ce sont aussi les camarades maires de la ceinture rouge qui envoient leur bulldozers dézinguer du foyer Sonacotra, dans l'espoir de réexpédier leurs Arabes vers des banlieues de riches, lesquels n'en veulent pas – ils ne savent pas encore que, de ce point de vue au moins, le communisme parfait est pour demain. — Et cette parenthèse n'a que trop enflé.
Donc, mon vieux travailleur communiste s'installe au haut bout du bus, bedaine proéminente et journal plié dans la poche de son manteau (octobre fut froid, en 1976, sans doute pour compenser la canicule de l'été). À côté de lui prend place un petit bonhomme approximativement de son âge, et le bus repart. Les deux compères échangent quelques menus propos, tout le long de la rue de Patay, et même un peu au-delà, jusqu'aux environ de l'église Sainte-Jeanne-d'Arc.
Là, mon vieux travailleur rompt l'entretien en lâchant d'une voix un rien pompeuse, en tout cas pénétrée de sa gravité : « Bon... maintenant, il faut que je travaille... » Et, ayant dit, il sort le journal de sa poche, le déplie et se plonge avec des solennités de prélat dans la lecture de L'Humanité.
Durant les 32 années qui viennent de s'écouler, mon vieux travailleur communiste m'est toujours resté comme un merveilleux exemple de sottise attendrissante autant qu'effrayante. Chaque matin, après trois considérations sur le temps (celui qu'il fait) et les programmes télé de la veille, cet homme consacrait la moitié de la ligne 27 à son travail, qui n'était rien de moins que la mise en oeuvre de l'avenir radieux du genre humain, un avenir tout entier contenu entre les pages de son misérable journal qui, pour lui, devait avoir le soyeux d'une Bible.
Aujourd'hui, assis en tailleur sur ma petite taupinière de 53 années, je vois passer d'autres sortes d'imbéciles. Eux aussi travaillent. Je dois dire qu'ils m'effraient tout autant que mon vieux travailleur communiste. Mais ils ne m'attendrissent plus du tout.
Sinon, je prends tous les matin, à 6 h 10, le bus 27 à la Porte de Vitry, lequel me dépose gentiment à l'entrée de la gare Saint-Michel, où je ramasse les billets des banlieusards, dans une petite guérite qu'Éole fréquente en habitué, de 6 h 30 à 9 h 00. Le reste de la journée, je glande, je somnole, je bouffe : on n'est pas plus Rastignac.
Les bus du petit matin, c'est comme la cantine à midi pile : on est peu nombreux, toujours les mêmes et chacun s'assoit à la même place que la veille.
Le vieux travailleur communiste, sa place, c'est sur la banquette du fond, bien en face de l'allée centrale ; c'est son praesidium suprême. Il n'est peut-être pas très vieux, mais comme j'ai tout juste vingt ans, il le paraît. Travailleur, sans aucun doute, sinon que ferait-il dans le bus 27 à 6 h 10 tous les matins ? Communiste c'est certain, j'ai la preuve.
Alors, là, parenthèse pour mes jeunes lecteurs : je vous rappelle que l'action se situe en 1976, donc le communisme ne ressemble en rien aux petites guirlandes de moraline pour semi-fiotes, que la Marie-George tente piteusement d'accrocher à tous les sapins de Noël sociétaux qui passent à sa portée. En 1976, le communisme, c'est encore un truc d'homme. Ils vont chanter, les lendemains, mais pas à Paris-Plage, je vous le dis, mes petits amis. 1976, c'est le camarade Brejnev qui bricole son bilan globalement positif et s'apprête à expédier Varlam Chalamov en hôpital psychiatrique pour qu'il y meure à l'abri du froid. C'est notre Marchais à nous qui fait tout ce qu'il peut pour savonner la planche à Mitterrand, en criant très fort et en fronçant les sourcils afin qu'aucun journaliste insolent n'aille creuser dans son passé d'avant 1945. Ce sont aussi les camarades maires de la ceinture rouge qui envoient leur bulldozers dézinguer du foyer Sonacotra, dans l'espoir de réexpédier leurs Arabes vers des banlieues de riches, lesquels n'en veulent pas – ils ne savent pas encore que, de ce point de vue au moins, le communisme parfait est pour demain. — Et cette parenthèse n'a que trop enflé.
Donc, mon vieux travailleur communiste s'installe au haut bout du bus, bedaine proéminente et journal plié dans la poche de son manteau (octobre fut froid, en 1976, sans doute pour compenser la canicule de l'été). À côté de lui prend place un petit bonhomme approximativement de son âge, et le bus repart. Les deux compères échangent quelques menus propos, tout le long de la rue de Patay, et même un peu au-delà, jusqu'aux environ de l'église Sainte-Jeanne-d'Arc.
Là, mon vieux travailleur rompt l'entretien en lâchant d'une voix un rien pompeuse, en tout cas pénétrée de sa gravité : « Bon... maintenant, il faut que je travaille... » Et, ayant dit, il sort le journal de sa poche, le déplie et se plonge avec des solennités de prélat dans la lecture de L'Humanité.
Durant les 32 années qui viennent de s'écouler, mon vieux travailleur communiste m'est toujours resté comme un merveilleux exemple de sottise attendrissante autant qu'effrayante. Chaque matin, après trois considérations sur le temps (celui qu'il fait) et les programmes télé de la veille, cet homme consacrait la moitié de la ligne 27 à son travail, qui n'était rien de moins que la mise en oeuvre de l'avenir radieux du genre humain, un avenir tout entier contenu entre les pages de son misérable journal qui, pour lui, devait avoir le soyeux d'une Bible.
Aujourd'hui, assis en tailleur sur ma petite taupinière de 53 années, je vois passer d'autres sortes d'imbéciles. Eux aussi travaillent. Je dois dire qu'ils m'effraient tout autant que mon vieux travailleur communiste. Mais ils ne m'attendrissent plus du tout.
ben ouais, ils lisent le monde..
RépondreSupprimerDidier prends des cours decriture.
RépondreSupprimer1976, ce doit être à peu de chose près l'année où j'ai arrêté Pif Gadget.
RépondreSupprimerQui sait ? Peut-être cette décision déchirante m'a-elle valu de ne pas poursuivre tout naturellement par L'Huma ?
(cependant, je vous l'accorde : les trombines de Marchais et de Brejnev, le poids du passé, ainsi que les quelques bricoles qui se passaient à l'est du Rideau de fer ont été, pour moi comme pour de nombreux autres, un antidote au moins aussi puissant)
"Je vais au premier cours, vois, comprends."
RépondreSupprimerComprends quoi au juste?
Ils lisent France Dimanche ?
RépondreSupprimerAh...
RépondreSupprimerHoplite : ils le déchiffrent, même...
RépondreSupprimerChieuvrou : l'abandon de Pif est toujours un moment douloureux dans une vie d'homme.
Orage : la situation des études de lettres à ce moment-là et dans cette faculté-là, le mépris du texte, le passage obligé par le tamis freudo-marxiste, etc. Comme ce n'était pas le sujet du billet, j'ai éludé.
Nicolas : la lecture de FD devrait être obligatoire. Y compris à Gaza et à Tel-Aviv : ça les calmerait.
Dorham : enfin un commentaire intelligent sur ce blog : j'ai cru que ça n'arriverait jamais.
"la situation des études de lettres à ce moment-là et dans cette faculté-là...", je suis d'accord avec vous, ce n'était pas brillant mais il y avait, dans ces années là à Jussieu, quelqu'un de tout à fait exceptionnel : Benny Lévy, un penseur exigeant dont les cours m'ont marqué. Il est vrai que c'est le seul vrai professeur que j'ai croisé là-bas.
RépondreSupprimerPasacle Gilbert
De rien...
RépondreSupprimerPascale : ah ben, si j'avais su...
RépondreSupprimerCela dit, j'étais tellement con à l'époque que je ne devais même pas savoir qui c'était, alors...
Didier, merci pour ces brefs éclaircissements.
RépondreSupprimerHabitant à l'étranger à l'époque, je suivais des cours par correspondance et cet aspect des choses était assez édulcoré par l'éloignement.
Mais je l'avais senti quand même!
Lequel d'entre nous n'a pas méprisé ses profs de fac pour divers motifs (incompétence surtout, paresse, mais aussi art d'aller dans le courant).
De tout ce lot il surnage toujours, et heureusement, celui qui nous a marqués par sa compétence, sa droiture et sa pédagogie.
Grâce leur soient rendues, ils sont si peu nombreux!
"Les bus du petit matin, c'est comme la cantine à midi pile : on est peu nombreux, toujours les mêmes et chacun s'assoit à la même place que la veille."
RépondreSupprimerTrès, très, très juste !! Ca me rappelle le quand je prenais le 63 pour aller d'Odéon à Alma Marceau.