mardi 28 juillet 2009

Ma tendresse pour Franco (et son casque colonial, et son chien)

Il s'appelait Franco et il était Algérien ; ce qui, en soi, est assez ridicule, je vous le concède. C'était un petit homme très vieux (aux yeux du tout neuf adolescent que j'étais, en cette année 1969 : il faudrait demander à mon père ou à ma mère quel était son âge réel), très maigre et très ridé. Il était “l'homme à tout faire” (dit-on comme ça ?) de la cité militaire d'Aïn-el-Turck (photo), petite, toute petite ville algérienne située à une quinzaine de kilomètres à l'ouest d'Oran dans laquelle j'ai vécu la partie la plus incompressible de ma vie (comme de la vôtre) : le passage de l'enfance à l'adolescence. Mais ce n'est pas cela dont je veux parler ce soir. Juste de Franco. Il vivait dans le douar d'Aïn-el-Turck, il passait ses journées dans cette cité militaire française regardant la mer, par-delà ce court terrain vague chardonneux et sec que j'ai traversé mille fois.

Franco portait sur la tête un casque colonial qui le mettait hors de toute époque définie. Et en faisait une sorte de personnage de Tintin, puissamment décalé. Franco avait, si je me souviens, une fille taraudée par l'adolescence, qui lui faisait dire, avec l'accent d'un homme revenu de tout ou presque : Chiquito por chiquito, chiquita por chiquita. Mais tout le monde savait que la fille de Franco était plutôt du genre chiquita por chiquito. Car Franco, comme tous les gens de cette partie ouest de l'Algérie d'alors, parlait espagnol – au moins quelques mots.

Son casque colonial sur la tête, Franco était toujours là. Lorsqu'il n'avait rien à faire, il trouvait un coin d'ombre et s'asseyait sur ses talons. Les hommes arabes font ça avec un naturel étonnant. Essayez de vous asseoir sur vos talons : vous tiendrez douze minutes, à condition d'avoir moins de trente ans. Eux peuvent faire cela deux ou trois heures d'affilée, et sans qu'un muscle ne bouge de leur visage, ni ne sorte une parole de leurs lèvres. Ils en deviennent magnifiques, croyez-moi.

Franco avait également un chien – une sorte de berger allemand, si je me souviens bien (à cette époque, je m'intéressais plus à Marie-Paule, dans son petit maillot de bain jaune, qu'au chien de Franco – pardon), probablement un batard. Ce chien avait été dressé (par Franco, je suppose) et il ignorait que les races n'existaient pas. Ainsi, n'importe quel Européen pouvait pénétrer dans notre cité sans lui faire bouger une oreille ; mais dès qu'un Arabe faisait mine de s'approcher de l'entrée, il sortait de sa léthargie, se dressait sur ses pattes et se mettait à aboyer comme un furieux. Je me demande, encore aujourd'hui, comment on avait pu apprendre à ce chien à différencier les Algériens des Français, alors que n'importe quel petit post-moderne débutant sait très bien qu'il n'existe aucune différence entre un Algérien et un Français. Dans mon esprit, dans ma vie, le chien de Franco demeure l'ultime témoin d'un monde perdu, oublié, nié, méchant – il n'empêche : il ne se trompait jamais.

Nous avons quitté Aïn-el-Turck très précipitamment, pour des raisons de basse politique franco-algérienne, entre le 26 et le 30 décembre 1970. Il m'est arrivé plusieurs fois (et ce soir notamment, l'évoquant pour l'Irremplaçable) de me demander ce qu'il avait pu advenir de Franco, cet homme dont le travail consistait à protéger notre cité désertée contre ses frères. J'espère que... que rien de fâcheux... Mais je ne peux que l'espérer. Parce que, enfin, ce vieil homme, assis sur ses talons, avec son chien qui aboyait à contre-temps, n'est-ce pas... Et son casque colonial...

21 commentaires:

  1. En dehors de ce sympathique Franco, ces années avant la rupture totale à cause de Boumédienne (plus l'aspect Est-Ouest) sont passionnantes et complexes. L'échec post-décolonisation avec l'Algérie se passe pendant ces années là. Des deux cotés, il y a eu de gros ratés. Un loupé historique qu'on a pas fini de payer.

    Je suis effaré de voir à quel point les jeunes algériens n'ont aucun vision critique de l'histoire de leur pays surtout à cette époque.

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  2. PRR : vous avez sans doute raison... mais je m'en fous. Tout cela se fracasse, pour moi, contre le mur du réel. Comment voulez-vous que je m'intéresse à Boumédienne et autres palinodies politiques, alors que le simple fait d'avoir (pour ce billet) trouvé une photo aérienne d'Aïn-el-Turck m'a fait venir aux yeux toutes les larmes de mon corps ?

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  3. Votre billet me rappelle un de ceux de Mtislav

    Il est peut-être encore vivant. Un de ses enfants, ou petits enfants, se demandera peut-être ce qu'est devenue la famille de français qui "a quitté Aïn-el-Turck très précipitamment, pour des raisons de basse politique franco-algérienne, entre le 26 et le 30 décembre 1970." et lui dira : eh, tu ne te souviens pas de ce gosse qui...

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  4. On croit éprouver de la tendresse pour des hommes et pour leurs chiens, et c'est sur son enfance qu'on s'attendrit.

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  5. Tant qu'à récriminer... Suis-je le seul, sous Firefox, à voir votre blog désormais écrit en tout petit, limite lisible ? Même les images ont rétréci, et jusqu'à l'ascenseur de droite. Les autres blogs de chez Blogger dans votre liste n'ont pas changé à cet égard. Sous IE, rien de changé non plus, mais ne me demandez pas d'utiliser IE : je vomis ce navigateur.

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  6. @Yanka
    Je suis novice en informatique; vous pouvez dire pourquoi vous le vomissez?

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  7. Ca alors ! vous aussi ?

    Il m'a semblé revoir dans cette photo, mon petit coin de paradis à 7 kms d'Alger, "la Pointe Pescade" et sa plage "Franco" justement...

    J'étais gamine, nous avions un chien Blacky (pas très original comme nom). Nous avons laissé Blacky aux bons soins d'une famille algérienne. Il suivait mon père comme son ombre...

    Souvenirs... souvenirs... merci.

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  8. Yanka : je ne peux rien vous dire ! vous êtes le premier à me signaler cela, qui ne se produit ni chez moi, ni au journal. Donc... mystère complet, en ce qui me concerne.

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  9. @yanka : firefox 3.5 ?
    essayer ctrl+ (pour voir)

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  10. J'aime beaucoup la plupart de vos posts et de vos propos, mais celui-là m'inspire une affection et une tristesse particulière qui me pousse à vous écrire. Juste pour dire que suis un enfant de pieds noirs, qui a frequenté d'autres enfants de pieds noirs. Nous ne pouvons (et voulons) pas oublier les cicatrices que nous avons vu.

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  11. un clin d'oeil amical au patron chez Fidel.

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  12. Ouf !
    Enfin un texte (et un titre) avec lequel je suis en désaccord sur toutes les lignes (et sur toute la ligne) !
    Ceci posé, cher Didier, vous avez bien fait : en effet, figurez-vous que je commençais lentement mais sûrement d'amarrer le navire de mes idées et de mes idéaux au bollard du vôtre... Voilà qui m'apprendra à boire tiens.

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  13. Christophe : vous êtes en désaccord avec QUOI, au juste ? J'ai raconté une tranche de ma vie, rien de plus. Vous n'avez pas à être d'accord ou pas d'accord, il me semble.

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  14. Comment ça ?
    Je vous rappelle que je suis un lecteur de vos textes, autrement dit ce statut fait que j'en suis le coauteur...
    À ce titre, j'ai parfaitement le droit de ne pas être d'accord avec ce que j'écris.
    Na !

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  15. Charles : Le co-auteur ? Ben voyons...

    L'inventeur, passe encore. Au sens où le lecteur peut découvrir un livre comme on découvre un trésor, et donc en être l'inventeur, mais être d'accord ou pas... C'est un tantinet à côté de la plaque.
    (Et avec le Journal de Kafka, vous êtes d'accord?°

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  16. Chère Suzanne, nous abordons là une problématique qui nous entraînerait dans un débat sans fin ni fond.
    Aussi bien, en pleutre et pauvre type, j'abandonne sur-le-champ.

    Le "Journal" de Kafka ? Figurez-vous que tous les 2 août je me souviens de ce que Franz écrivit en 1914 : "L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi : piscine."

    (Message de mes parents : Dame Suzanne n'est en aucun cas co-créatrice du prénom de notre lardon chéri, qui, sachons-le, répond au seul prénom de Christophe)

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  17. Bohren, j'ai envie de vous écrire des choses pas aimables du tout, mais je vais essayer de me retenir.

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  18. Bohren : Veuillez m'excuser, cependant, pour cette confusion de prénom, alors que le vôtre est cité deux commentaires plus haut.

    Je n'aurais pas du non plus citer le Journal de Kafka, ça m'apprendra.

    Le monde par le petit bout de l'anecdote...

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  19. Suzanne, vous vous retenez à mon endroit, vous vous interdisez de me dire des choses désagréables, et, ma foi, c'est fort courtois de votre part.
    Voilà, du reste, qui nous renvoie à votre billet si bien senti :
    http://merle-moqueur.blogspot.com/2009/07/et-la-politesse-bordel.html

    (S'agissant de mon patronyme, le "h" se situe après le "r", mais peu importe)

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  20. Bon, Christophe (au moins, je vais écrire Christophe sans faute), n'attachez pas une importance symbolique au fait que je massacre vos noms et prénoms. C'est involontaire. Je n'aime pas ce que vous écrivez, mais si j'ai envie de vous embêter, j'irai le faire sur votre blog.

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  21. « firefox 3.5 ? »

    Non, je suis encore à la 3.0.11, parce que j'ai beaucoup d'extensions très pratiques et je ne sais si elles sont compatibles avec la version 3.5 de Firefox.

    @ orage.

    IE ne respecte pas les standards du Web et ça donne souvent un affichage déplorable de certains sites (les blogs Wordpress par exemple, comme le mien). IE est laid, fort peu configurable, au contraire de Firefox. Trop de failles de sécurité aussi. J'aime chez Firefox ses extensions, surtout Adblock Plus grâce à laquelle je ne vois plus aucune publicité nulle part.

    Ceci ne résout pas le problème rencontré ici et ici uniquement depuis deux jours (l'interface des commentaires est à la taille habituelle cependant).

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.