Il y a une petite heure, poursuivant ma lecture du Premier Cercle de Soljénitsyne (ah ? Je ne vous avais pas dit ? Faites excuse...), je tombe sur ce passage, situé aux pages 538 et 539 de l'édition Pavillon Poche :
« Tout en parlant, Nerjine découvrit la lecture d'Abramson et lui dit :
– J'ai eu l'occasion en prison de relire Monte-Cristo, sans toutefois aller jusqu'au bout. J'ai remarqué que Dumas, malgré ses efforts pour créer une ambiance d'horreur, peint son château d'If comme une prison franchement patriarcale. Sans parler de menus et gracieux détails, comme l'évacuation quotidienne des tinettes, qu'il omet en bon pékin qui ne saurait penser à tout, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi Dantès parvient à s'échapper ? C'est parce que pendant des années il n'y avait pas eu de fouille dans les cellules, alors qu'elles s'imposent une fois par semaine : du coup sa galerie reste inaperçue. Ensuite, ce sont les mêmes matons qui restent de quart alors que, comme la Loubianka nous l'a bien montré, il convient de les relayer toutes les deux heures, afin que chaque surveillant tâche de surprendre l'autre en flagrant délit de négligence. Dans ce château d'If, il se passe des journées entières sans que personne pénètre dans les cellules ou y jette un œil. Pas même de judas aux portes – ce château d'If n'est pas une prison, c'est “mer et loisirs” ! On accepte qu'une casserole de métal traîne dans une cellule et c'est ce qui permet à Dantès de piocher le sol. Enfin on vous coud un mort dans un sac en toute confiance, sans le brûler au fer rouge à la morgue ni le percer d'un coup de baïonnette au poste de garde. Au lieu d'appuyer sur les effets lugubres, Dumas aurait mieux fait d'observer un minimum de méthode. »
Ah, mais c'est que les prisons de Dumas n'ont pas été édifiées au nom du Peuple et pour son plus grand profit, mon cher ! Trêve d'ironie facile, ce décalage dont s'étonne Soljénitsyne, n'importe quel lecteur d'aujourd'hui peut le ressentir à son tour en lisant l'un à la suite de l'autre les Souvenirs de la maison des morts et L'Archipel du Goulag : il trouvera pareillement que le bagne de Dostoïevski devait être bien doux – les tsars étaient des amateurs mâtinés d'humanistes, au fond.
Mais Soljénitsyne lui-même s'est fait prendre dans cette spirale. Après qu'il eut publié Une journée d'Ivan Dénissovitch dans la revue Novy Mir, il reçut de nombreuses lettres de lecteurs. L'un d'eux, après avoir exprimé son admiration, se faisait plus ironique, lui disant en substance : « Mais qu'est-ce que c'est que ce chat qui peut déambuler dans votre camp sans que personne n'ait encore songé à lui faire la peau pour le rôtir et le manger ? » Ce lecteur s'appelait Varlam Chalamov.
Du reste, quelques années plus tard, dans L'Archipel, et malgré leur brouille survenue entretemps, Soljénitsyne rendra hommage à Chalamov, disant que c'est à ce dernier et non à lui-même qu'il aura appartenu de connaître le dernier cercle de l'enfer – dont je parcours donc le premier en ce moment.
Il reste que ce simple passage que j'ai recopié pour vous (on peut déposer ses oboles dans le petit panier en rotin que l'on trouvera près de la sortie) m'a donné aussitôt une irrépressible envie de relire Le Comte de Monte-Cristo, comme je le fais tous les dix ans. Je me suis d'abord dit que ce n'était vraiment pas raisonnable, que ça tournait à l'idée fixe. Et puis, je me suis souvenu que ma découverte de ce roman devait dater de ma quinzième année environ. Par conséquent, étant entré dans ma cinquante-cinquième, le temps d'une cinquième lecture est bel et bien venu.
Et puis, quoi de plus logique, lorsqu'on a parcouru avec des guides d'exception tous les cercles du Royaume des morts, exploré l'infernale comédie du communisme, que de reprendre pied sur la terre en compagnie d'Edmond Dantesque ?
« Tout en parlant, Nerjine découvrit la lecture d'Abramson et lui dit :
– J'ai eu l'occasion en prison de relire Monte-Cristo, sans toutefois aller jusqu'au bout. J'ai remarqué que Dumas, malgré ses efforts pour créer une ambiance d'horreur, peint son château d'If comme une prison franchement patriarcale. Sans parler de menus et gracieux détails, comme l'évacuation quotidienne des tinettes, qu'il omet en bon pékin qui ne saurait penser à tout, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi Dantès parvient à s'échapper ? C'est parce que pendant des années il n'y avait pas eu de fouille dans les cellules, alors qu'elles s'imposent une fois par semaine : du coup sa galerie reste inaperçue. Ensuite, ce sont les mêmes matons qui restent de quart alors que, comme la Loubianka nous l'a bien montré, il convient de les relayer toutes les deux heures, afin que chaque surveillant tâche de surprendre l'autre en flagrant délit de négligence. Dans ce château d'If, il se passe des journées entières sans que personne pénètre dans les cellules ou y jette un œil. Pas même de judas aux portes – ce château d'If n'est pas une prison, c'est “mer et loisirs” ! On accepte qu'une casserole de métal traîne dans une cellule et c'est ce qui permet à Dantès de piocher le sol. Enfin on vous coud un mort dans un sac en toute confiance, sans le brûler au fer rouge à la morgue ni le percer d'un coup de baïonnette au poste de garde. Au lieu d'appuyer sur les effets lugubres, Dumas aurait mieux fait d'observer un minimum de méthode. »
Ah, mais c'est que les prisons de Dumas n'ont pas été édifiées au nom du Peuple et pour son plus grand profit, mon cher ! Trêve d'ironie facile, ce décalage dont s'étonne Soljénitsyne, n'importe quel lecteur d'aujourd'hui peut le ressentir à son tour en lisant l'un à la suite de l'autre les Souvenirs de la maison des morts et L'Archipel du Goulag : il trouvera pareillement que le bagne de Dostoïevski devait être bien doux – les tsars étaient des amateurs mâtinés d'humanistes, au fond.
Mais Soljénitsyne lui-même s'est fait prendre dans cette spirale. Après qu'il eut publié Une journée d'Ivan Dénissovitch dans la revue Novy Mir, il reçut de nombreuses lettres de lecteurs. L'un d'eux, après avoir exprimé son admiration, se faisait plus ironique, lui disant en substance : « Mais qu'est-ce que c'est que ce chat qui peut déambuler dans votre camp sans que personne n'ait encore songé à lui faire la peau pour le rôtir et le manger ? » Ce lecteur s'appelait Varlam Chalamov.
Du reste, quelques années plus tard, dans L'Archipel, et malgré leur brouille survenue entretemps, Soljénitsyne rendra hommage à Chalamov, disant que c'est à ce dernier et non à lui-même qu'il aura appartenu de connaître le dernier cercle de l'enfer – dont je parcours donc le premier en ce moment.
Il reste que ce simple passage que j'ai recopié pour vous (on peut déposer ses oboles dans le petit panier en rotin que l'on trouvera près de la sortie) m'a donné aussitôt une irrépressible envie de relire Le Comte de Monte-Cristo, comme je le fais tous les dix ans. Je me suis d'abord dit que ce n'était vraiment pas raisonnable, que ça tournait à l'idée fixe. Et puis, je me suis souvenu que ma découverte de ce roman devait dater de ma quinzième année environ. Par conséquent, étant entré dans ma cinquante-cinquième, le temps d'une cinquième lecture est bel et bien venu.
Et puis, quoi de plus logique, lorsqu'on a parcouru avec des guides d'exception tous les cercles du Royaume des morts, exploré l'infernale comédie du communisme, que de reprendre pied sur la terre en compagnie d'Edmond Dantesque ?
Ah _le premier cercle_... Énorme choc littéraire quand je l'ai découvert, il y a une quinzaine d'années. Je crois bien que je n'ai rien lu d'aussi fort depuis. Sans que cela soit très original, ça a aussi tempéré mes velléités adolescentes d'admiration pour le système soviétique.
RépondreSupprimerLisez _le premier cercle_.
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Olivier
Gros choc pour moi aussi, lors de la découverte, il y a... pff ! 35 ou 36 ans ?
RépondreSupprimerCela étant, du seul point de vue de l'art, du génie littéraire, Chalamov me semble supérieur encore.
Je n'ai jamais lu Chalamov, mais je sens que cette situation est très provisoire. Vous avez peut-être un titre en particulier à me recommander ?
RépondreSupprimer--
Olivier
La cellule où Edmond et l’abbé Faria devisaient aimablement n’était certes qu’un boudoir d’opérette pour Nerjine et Chalamov. Mais il est un fait que le château d’If décrit par Dumas est aujourd’hui pour les bisounours une illustration terrible des zeurelesplussombres… Le goulag ? Pfff… Ben oui, on sait ! Mais c’est loin…
RépondreSupprimerJe repense à ce qu’écrivait Zinoviev dans Homo Sovieticus :
"Ce qui pour nous constitue une vie normale fait figure de cauchemar du point de vie occidental… Nous ne bénéficions pas d’un pitoyable entraînement pour affronter des conditions difficiles, mais d’une gigantesque expérience historique de la vie dans des conditions superdifficiles. Nous n’avons pas besoin de nous préparer, nous sommes toujours prêts"
Ah, je sens confusément que vous avez envie de vous payer une belle Mercédès.
RépondreSupprimerTiens, toujours en vigueur, cette chère modération ? Rôde-t-elle donc toujours dans les parages, votre mystérieuse groupie un peu envahissante, ou bien est-ce votre côté « France frileuse devant l'incommensurable richesse des apports extérieurs » qui a définitivement pris le dessus ?
RépondreSupprimerOloc : de Varlam Chalamov, il faut lire les Récits de la Kolyma, publiés intégralement et en un seul volume aux éditions Verdier.
RépondreSupprimerLe Plouc : c'est amusant que vous citiez Zinoviev, car depuis quelques jours j'ai très envie de relire Les Hauteurs béantes...
Chieuvrou : je veux bien essayer de la supprimer à nouveau, mais dès que je le fais, l'autre folle rapplique sous huitaine...
(Mais allez, tiens, ressayons ! Soyons fou !)
Rien à dire sauf que j'apprécie "votre" Edmond Dantesque.
RépondreSupprimerPeuh ! Chez nous, on traîne les femmes enceintes par terre, et on arrache les bébés de leurs bras, mais avec tendresse - et ça change tout, évidemment. (la vidéo)
RépondreSupprimerhttp://www.presseurop.eu/fr/content/article/307171-sarkozy-menera-t-il-la-france-au-chaos
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerAlexandre, le fils à Mireille ?
RépondreSupprimerNon, le père à Roland.
RépondreSupprimerEt la cousin à Renaud Damus. Par la branche Dantesque.
RépondreSupprimerPendant que vous relirez Le Comte de Monte-Cristo, je vais peut-être relire Une journée d'Ivan Denissovitch, que vous me remettez en mémoire. Ce petit bouquin (par la longueur) m'avait très fortement marqué en son temps (davantage que l'Archipel, que je n'ai pas terminé, je ne sais plus pour quelle raison).
RépondreSupprimerAh, j'oubliais! Avez-vous vu ce documentaire sur un camp du Goulag, diffusé en occident alors que l'URSS était encore debout? On pourrait reprendre la remarque de Chalamov: qu'est-ce que c'est que ce Goulag où les prisonniers arrivent à photographier et filmer leurs conditions de survie épouvantables!
RépondreSupprimerLe Coucou : Si je me souviens bien, le troisième volume de L'Archipel est un peu "chiant" (surtout quand on vient de se taper les deux premiers).
RépondreSupprimerPour votre documentaire (que je ne connais pas), il ne peut avoir été filmé que par les gardiens et non par les zekas, à mon sens.