mardi 24 septembre 2013

À ma sœur

Je ne compte pas parler de celle que j'ai, et qui me satisfait pleinement. Mais c'est une petite sœur ; or, celle qui me manque parfois, oh ! fugitivement, c'est ma grande sœur. Elle se serait probablement appelée Brigitte, comme une Brigitte brune que j'ai connu à 15 ans, et qui n'a jamais su à quel point elle me plaisait, alors qu'elle a deux ou trois fois tenté de me le faire dire – pauvre jeune imbécile que j'étais. Revenons à ma sœur : elle se serait appelée Brigitte parce qu'un jour, il y a longtemps, c'était dans la grande maison de Sologne, ma mère m'a dit que, si j'avais été une fille, c'est le prénom que j'aurais porté. Elle serait née un an et demi avant moi, pour de froides questions de vraisemblance : mon père et ma mère s'étant rencontrés en 1954, moi ayant vu le jour deux ans plus tard, la marge est étroite pour cette pauvre Brigitte. Je dis “cette pauvre Brigitte”, parce que, depuis quelque temps, elle m'inquiète et m'attriste – mais n'anticipons pas.

Mon enfance a été paisiblement idyllique grâce à elle : j'étais le premier de ses poupons, le plus amusant ; le plus intéressant aussi, parce qu'il grandissait en même temps qu'elle tout en restant poupon, toujours volontaire pour se laisser habiller ou déshabiller – ce qui était peut-être un peu plus trouble, mais au fond je n'en sais rien : je ne me souviens d'aucun trouble de cet ordre et j'emmerde les psychanalystes.

Je suis entré dans les années sombres du jour où Brigitte a refusé, de façon brutale et incompréhensible, de continuer à prendre son bain avec moi, comme nous le faisions de toute éternité. Le pire a sans doute été que, pour l'occasion, le monde entier s'est ligué contre moi : mon père et ma mère ont jugé sans hésiter que sa requête de sécession était tout à fait légitime, à ma grande indignation, laquelle est restée muette tant elle m'étouffait. (Je ne suis pas plus con qu'un autre : j'avais bien vu qu'il lui poussait des rotondes de graisse autour des tétons et quelques poils noirs, dégueulasses, entre les cuisses, mais franchement je ne voyais pas le rapport.) 

À compter de ce moment, j'ai cessé d'être poupon charmant, pour devenir poupon cassé, poussiéreux, désolé, de ceux qu'on remise au bas de l'armoire, dans le fond ; même pas objet de dégoût, pis : de condescendance bienveillante et toujours un peu agacée. Ç'a duré longtemps, mais longtemps… J'ai cru que je n'avais plus de grande sœur, et un jour j'ai décidé de me jeter par la fenêtre de la salle à manger, pour lui apprendre. Mais elle était trop haute, il aurait fallu bouger une chaise, et j'avais commencé à le faire, mais là-dessus ma mère est entrée et m'a demandé ce que je faisais – j'ai renoncé.

Brigitte ne me parlait plus. Certains jours, à la façon dont elle me regardait, j'avais l'impression qu'elle se demandait qui je pouvais bien être et ce que je fichais là, assis à la table du dîner à côté d'elle. Quand je tentais de l'intéresser à ma vie, par exemple à la petite Lydie que j'aimais beaucoup, cette année-là, elle disait qu'elle n'en avait rien à foutre de mes conneries, elle quittait la pièce sans finir ses pâtes et elle montait dans sa chambre. La seule chose qui me consolait un peu c'était qu'elle faisait pareil avec nos parents, qui, étrangement, avait l'air de trouver ça normal, et même assez amusant (ils échangeaient des regards).

Et puis, comme ça, du jour au lendemain, j'ai quitté l'enfance. C'était en Algérie, mon père avait été muté là-bas. J'ai eu l'impression de me transformer en gorille, et j'ai posé les yeux sur Marie-Paule, dans son petit maillot de bain jaune. Brigitte est la première qui s'en est aperçue, je crois bien ; en tout cas, les parents n'ont fait semblant de rien. Ma grande sœur s'est remise à me considérer comme un être vivant, ainsi qu'avant mais en même temps d'une façon très différente. C'était comme si j'avais traversé un fleuve à la nage et qu'elle m'attendait sur l'autre berge. Spontanément, je lui ai parlé de Marie-Paule, d'autant qu'elles étaient dans la même classe, au lycée Pasteur, mais j'ai eu l'impression de ne rien lui apprendre du tout. Elle a retrouvé son ton de voix patient et doux qu'elle avait dans notre préhistoire et elle m'a dit que je ne devais pas trop m'en faire, que je rencontrerais d'autres filles – ce qui ne m'a pas vraiment rassuré, rapport à Marie-Paule. Elle avait raison : je n'ai jamais dit à Marie-Paule que j'étais amoureux d'elle, et j'ai effectivement rencontré quelques autres filles.

Là-dessus, quarante ans ont passé. Je vois Brigitte tous les deux mois à peu près, parce qu'elle n'habite pas très loin d'ici. Mes trois neveux viennent passer le week-end chez elle aussi rarement qu'ils le peuvent. Au début, après la mort de nos parents, j'y allais en même temps, pour tenter de recréer une sorte d'ambiance familiale, mais décidément je n'aime pas ce petit ton supérieur qu'ils prennent avec ma grande sœur – et qu'elle accepte avec une sorte de reconnaissance qui me tord un peu les boyaux. Du coup, je leur expliquais à quel point ils étaient des petits cons, et Brigitte me reprochait de pourrir l'ambiance et ça me retombait dessus.

Quand Étienne, son mari, a reconnu que, décidément, le cancer du foie était plus fort que lui, il y a trois ans – non, il y aura trois ans en décembre prochain – Brigitte est devenue une vieille femme. Cela faisait déjà des années que j'attendais qu'elle se transforme en vieille dame, et je m'en attendrissais à l'avance ; mais elle est devenue une vieille femme. Je suppose que, comme moi, il lui arrive de penser à ces séances joyeuses de baignoire d'il y a cinquante ans et quelques, dans l'appartement du “bloc 2”, à Lahr, Allemagne ; mais on n'en parle jamais, à quoi bon ? Et, de temps en temps, notamment lorsqu'elle me vire gentiment de chez elle parce que ça va être l'heure de “son” émission à la télé, j'ai l'impression peu agréable que Brigitte a fini par devenir ma petite sœur.

13 commentaires:

  1. Vous tenez là une source quasi-intarissable de sujets ! votre grand tante, votre arrière petit cousin, etc. devraient bientôt venir grossir le flot de cette famille en construction.

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    1. C'est parce que quelqu'un a déjà ironisé là-dessus hier que je vous ai collé celui-ci en plus ! Mais je crains que la veine ne soit vraiment tarie, cette fois.

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    2. Il reste encore le grand frère, celui qui réinstaure la paix urbaine à coups de fatwas-citoyennes...

      Wölfli

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  2. C'est comme si c'était fait : Les petits baigneurs avec Marion Cotillard dans le rôle de Brigitte.

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    1. Mais pourquoi tenez-vous absolument à me refourguer la Cotillard ? C'est de l'acharnement sadique, à la fin !

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  3. Hors de question, Didier.

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  4. C'est amusant, j'ai toujours considéré (avec du recul aujourd'hui mais pas quand j'étais môme) que j'avais une situation normale : un grand frère et une petite sœur. Comme si tout le monde devait être comme moi.

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    1. Quant à moi, j'ai toujours trouvé qu'il était normal d'être l'aîné. comme quoi…

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  5. Personne ne s'étant encore aventuré à nous expliquer ce que Narcisse-Achille de Salvandy, de l'Académie française, aurait pensé de votre texte - et de son titre qui évoque irrésistiblement une certaine main - s'il lui avait été donné l'occasion de le lire, je réserve mon avis à plus tard.

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  6. Au masseur chez qui je ne suis jamais allé, au proctologue ... enfin, bref ...

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  7. Vous avez déjà une sœur, et vous vous en imaginez une autre. ..
    Quand vous parliez de ces enfants que vous n'avez pas eus, on aurait pu se poser la question "est-ce qu'il regrette ?" avec tout ce que ça sous-entend, style quand on n'a pas d'enfants on n'a rien transmis, rien à léguer, et on meurt tout seul. Oui mais quand on a élevé ses enfants aussi, parfois, ou plus ou moins. Fallait-il, fallait-il pas...
    Quand on attend son premier enfant, on se crée un héritier imaginaire. Un mélange de ce qu'on a été et de ce qu'on voudrait avoir réparé, un autre vous en mieux, en recommencé, et ce rêve vous rend très fort, puissant. Puis on s'adapte et on aime celui qui est là, loin de l'enfant imaginé. Les hommes qui ont un frère pourraient quand même chanter la chanson de Maxime le Forestier "toi le frère que je n'aurai jamais / sais tu ce que nous aurions fait / si nous avions été ensemble/ un an après moi tu serais né, etc...

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  8. J'espérais qu'il se trouverait au moins une de ces greluches pour faire remarquer que vous étiez quand même un charmant bambin.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.