mardi 24 septembre 2013

Les mots glissent, les mots dérapent…

Ce sont deux choses bien différentes, mais on aura du mal à le faire admettre aux charretiers de la langue : il n'y a rien de commun entre le massacre auquel se livrent ceux qui lui sont sourds, radicalement étrangers, et les scintillements, les glissements, les dérapages que s'offrent les mots au cours de leur vie, qu'elle soit longue ou moins. On me dira que ce sont les surdités des premiers qui créent les conditions pour qu'adviennent les autres. Je répondrai… eh bien, je ne répondrai rien : on n'est pas toujours obligé, tout de même, de se soumettre aux sommations du troupeau.

Les mots, donc. Ils se livrent parfois à des contorsions, des triples saltos qui me laissent sans voix, en jouant comme ils font les Fregoli du sens. On comprend encore assez bien qu'en changeant de genre, l'argotique clope ait cessé de désigner un mégot (Jean Genet : Un clope mouillé suffit à nous désoler tous) pour devenir la cigarette tout entière et flambant neuve ; ou que les thunes, qui étaient des pièces de menue monnaie, se mettent à représenter le dieu argent en se singularisant : après tout, en cette cour des miracles syntactique, l'Académie n'était pas là pour veiller, gendarmer, observer, prescrire, tout était donc possible.

Mais par quel prodige certainement, qui a bien dû signifier “avec certitude” à son origine, en est-il arrivé à vouloir dire quelque chose comme “probablement” ? C'est d'autant plus troublant que sans doute a subi la même métamorphose : quelle aberration a fait que, désormais, lorsque nous disons que quelque chose a sans doute eu lieu, nous introduisons ce doute que l'expression devrait exclure ? Est-ce que, dans un avenir proche ou moins, quand nous dirons que telle personne est probablement morte, tout le monde comprendra qu'elle est dûment passée de vie à trépas, sans que soit soufferte la moindre contestation ? Il y a des jours où l'on aimerait bien, fût-ce cinq minutes, être linguiste, historien du langage, que sais-je, et savoir à quel moment ces retournements se sont opérés ; ne serait-ce que pour imaginer, avec une certaine jubilance, la confusion en résultant, les sourires ravis des progressistes caquetant que la langue doit évoluer et les grincements de molaires des réactionnaires clamant que la civilisation est en train de s'écrouler sous leurs yeux désolés.

Moyennant quoi, les anciens sens subsistent pourtant, ce n'est qu'affaire de contexte et d'auteur. Par exemple, si je dis que je vais sans doute me resservir un verre pour me récompenser de ce billet, chacun comprend que la chose est pour ainsi dire faite, et que le doute n'a en effet aucune place en cette occurrence. Le réactionnaire amoureux du beau langage, surtout lorsqu'il boit, reste capable de maintenir le passé en vie : rien que pour cela il est nécessaire de le choyer et de lui rendre grâce.

29 commentaires:

  1. Le dernier paragraphe s'apparente à de la masturbation alcolisée: vous avez raison dans vos mots mais est-ce bien raisonnable à votre âge? Et si vous luttez contre les tours et détours de la langue, bon courage Don Quichotte! La langue se construit là où à un certain moment elle se perd. Là où une nouvelle nation , aussi, se construit. Les humains sont au moins autant construits de leur langage que de leurs gènes. Continuez à écrire! L'écriture reste le seul engagement militant, de quelque côté soit-il, et comme personne bientôt ne saura écrire, le problème sera bientôt règlé.
    A votre santé,
    Nouvel Hemes
    Nouvel Hermes

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  2. Avant d'avoir lu la fin de votre billet, je me rappelais de mon père qui n'était pas "que ça" mais aussi mon prof de math. quand j'étais au collège (les deux dernières années) qui nous expliquait que l'expression "sans doute" voulait dire qu'on avait des doutes.

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    1. Oui mais alors, si les profs de maths se mettent à expliquer la langue, c'est la porte ouverte à tous les n'importe quoi !

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    2. Et pourtant les profs de maths (en fait des linguistes, je taquine) ont remarqué qu'aucune langue humaine n'a de terme pour désigner des "particuliers négatifs".
      Pour aider à comprendre le problème, voici des exemple de particuliers positifs : certains, quelques.
      Alors qu'est-ce q'on dit ? Merci les matheux...

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    3. Jazzman : et que pensez-vous de "d’aucun" ?

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    4. C'est un universel négatif. Je sais, c'est énervant de réaliser qu'on ignore des choses aussi simples...

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  3. Quand on dit qu'on va boire un verre, c'est parce qu'on en est sûr. Quand on dit qu'on va "sans doute" boire un verre, on ajoute quelque chose pour appuyer un projet qui pourrait susciter des doutes. Il est donc assez normal que l'expression "sans doute" laisse penser qu'il y a, qu'il y a eu ou qu'il pourrait y avoir doute légitime.

    Je vous trouve exagérément pessimiste et réactionnaire, sur ce coup. Renaud Camus a tort, selon moi, d'indexer radicalement la décadence des mœurs sur celle du langage. Beaucoup de gens intelligents, qui votent Front national et ne se laissent plus berner par les médias, ont un langage approximatif, issus qu'ils sont des classes populaires. C'est d'ailleurs l'argument classique des bobos de Libé, dans les forums, quand ils sont confrontés à ce qu'ils nomment les "bas du front" : ils leur reprochent presque toujours de mal causer le français, alors qu'eux, mondialistes et ouverts aux Roms, au moins, parlent bien. C'est l'esprit anti-beaufs de Canal Plus.

    Ce qui est en train de se produire est fort intéressant : les élites sont beaucoup plus "formatées" idéologiquement que les gens du peuple qui parlent mal...

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    1. Je ne suis absolument pas d'accord : les bobos dont vous parlez s'expriment généralement dans une langue hideuse, exécrable ; alors que les gens du peuple d'il y a cinquante ans, ceux qui n'avaient que le "certif" en poche, le faisaient beaucoup plus élégamment, étaient capables d'écrire sans fautes, etc. Sans même remonter jusqu'à mes grands-parents, je suis toujours frappé, lorsque la télévision nous montre des reportages des années 1968, 1970, de voir que les lycéens de cette époque, tout chevelus et contestataires qu'ils étaient et se voulaient, parlaient une langue structurée, et même parfois élégante, ce qui n'est presque plus jamais le cas aujourd'hui… même chez les professeurs.

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    2. C'est bien ce que je disais : vous nous parlez de la France des années 60 et 70. Aujourd'hui, les bobos parlent leur jargon, certes, mais à peu près correctement, alors que les gens du peuple parlent mal, mais souvent juste. C'est là un sujet de réflexion, il me semble.

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    3. Évolution tout aussi importante dans le discours des politiques, le grand virage remontant sans doute à Fabius, dans les années 1983, expliquant qu'il fallait utiliser un vocabulaire de 300 mots pour être compris de tous; une première rupture l'avait précédé, avec Giscard, rompant avec le langage littéraire pour adopter le style technocratique (des interventions télévisées avec des tableaux de graphiques) pour montrer qu'il savait de quoi il causait, lui; Le Pen pas mieux, avec son utilisation si vulgaire de l'imparfait du subjonctif pour épater le populo.

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    4. "les gens du peuple d'il y a cinquante ans, ceux qui n'avaient que le "certif" en poche"
      C'est-à-dire un peu moins de la moitié (taux de réussite au certificat d'études primaires).

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    5. Marco, je trouve très juste votre point de vue, si on parle d'aujourd'hui, car dans les années 50, 70, j'ignore de quelle manière les gens parlaient.
      De nombreuses personnes s'expriment avec un vocabulaire très élaboré, mais racontent de la merde. On le voit avec les politiques. Plus c'est compliqué, technique, élaboré, plus ça sent le mensonge.
      Tandis que d'autres parlent assez mal, mais sont souvent plus proches de la vérité.

      Du coup, trop de culture et de vocabulaire ne nuit-ils pas parfois à l'analyse? Trop apprendre peut-il vous écarter du bon sens? Heureusement, chez les réacs, le vocabulaire et la culture n'ont souvent aucun impact sur une certaine approche de la vérité.

      Tiens, une fois je discutais avec un type sur un forum, j'y tenais des propos qui visaient les bobos et certains médias, et savez-vous ce que je me suis vu répondre? Que je retourne sur mon tracteur. Le mépris qu'ont ces gens à propos du peuple m'avait beaucoup surpris.

      "Retourne sur ton tracteur".

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    6. Fil, les archives TV et radio, c'est fait pour les chiens qui courent derrière le tracteur ?

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    7. Homme Jazz, je vous demande pardon?
      Auriez-vous l'amabilité de reformuler votre question, je crois que j'ai du mal à saisir votre propos.

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    8. ...car dans les années 50, 70, j'ignore de quelle manière les gens parlaient..."Retourne sur ton tracteur".
      Fil, les archives TV et radio, c'est fait pour les chiens qui courent derrière le tracteur ?

      Mais ce genre de question n'appelle pas vraiment de réponse.

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    9. "Retourne sur ton tracteur".

      Les tracteurs, aujourd'hui, sont des machines extraordinairement élaborées, bourrées d'électronique, et valent la peau du cul. Ca se vole très bien, les tracteurs.

      De nombreuses personnes s'expriment avec un vocabulaire très élaboré, mais racontent de la merde. On le voit avec les politiques. Plus c'est compliqué, technique, élaboré, plus ça sent le mensonge. Tandis que d'autres parlent assez mal, mais sont souvent plus proches de la vérité. Du coup, trop de culture et de vocabulaire ne nuit-ils pas parfois à l'analyse? Trop apprendre peut-il vous écarter du bon sens?

      Je dirais que beaucoup de gens racontent de la merde en faisant des phrases qui se veulent recherchées, mais qui sont elles aussi de la merde. Dans leur cas, la forme est aussi détestable que le fond, même si elle brille en surface.

      Il ne faut pas en conclure, comme on le fait trop souvent, que la forme n'a aucune importance parce que la vraie beauté est à l'intérieur. La rigueur dans la forme va de pair avec la rigueur dans le fond.

      Dans le même ordre d'idées, nous avons désormais quatre barrières successives qui ont cédé dans le discours public : le fond (n'en parlons pas), la forme linguistique (le vocabulaire, la grammaire, le style), l'orthographe (c'est évident), mais aussi l'articulation, qui devient absolument n'importe quoi à la radio ou à la télévision.

      Il fut un temps où les gens qui parlaient dans un micro (ou sans micro...) s'obligeaient à articuler pour être bien compris dans les moindres nuances de leur langue. Aujourd'hui, c'est à qui niquera le mieux la prononciation correcte. Entre ceux qui rajoutent des sons là où il n'y en a pas (remarquez tous les ...ch et les ...f que les gens ajoutent en fin de phrase après une voyelle), et ceux qui parlent comme ils touittent (j'écoutais l'autre jour une émission où les intervenants se faisaient une obligation de ne prononcer qu'une syllabe sur deux), l'entreprise de démolition est en bonne voie.

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    10. Oh purée! Je viens de comprendre. Oui alors quand je disais "car dans les années 50, 70, j'ignore de quelle manière les gens parlaient.", ça n'appelait pas forcément à une réponse, comme vous me le précisez si gentillement. A moins que ce soit de l'humour? Mais dans les années 50, je suppose que les gens qui s'exprimaient n'avaient pas un discours aussi aseptisé qu'aujourd'hui.
      On n'avait moins peur de heurter la sensibilité des gens, et on sentait que les mots s'accordaient à la réalité. Du moins ils essayaient. Aujourd'hui, on maquille la réalité avec des merguez au chocolat, si bien que c'en dégueulasse.

      Bon, je vais visionner les archives de l'INA. Je vais essayer de comprendre dans les discours ce qui a pu faire la renommée de cette époque.

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  4. "Sans doute", faut-il le prendre au pied de la lettre, ou au contraire percevoir le petit aspect tremblé en filigrane ? Comme ceci : « euh, oui, bon, sans doute… ». Je dis ça, mais les maths et moi, nous n'étions pas sur la même longueur d'onde.

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    1. Ah, si les mots se mettent à avoir des filigranes, on est foutu !

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  5. Rester attaché au sens des mots est être attaché au sens tout court, et entraîne, pour l'auteur, le voluptueux plaisir de ne plus être compris que de quelques réactionnaires --ce qui est très bien.

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  6. L’adverbe sert à relativiser ou à subjectiviser le verbe auquel il est accolé (d’où son nom). C’est un peu l’adjectif du verbe et par sa nature même, il suggère une instabilité sinon une évolution.
    Ainsi « certain » et « certainement » sont deux états d’un même mot.
    « Je vais boire un verre, c’est certain » signifie que j’ai la volonté d’aller boire un verre et que toutes les chances sont avec moi pour que j’y parvienne (Je suis certain de le boire ; je ferai tout pour le faire).
    « Je vais certainement boire un verre » : j’ai la volonté de boire, pour le moment, mais une fois arrivé au bistrot, je le ferai (ou pas, pour une raison ou une autre).
    Idem pour « sans doute » : « il est sans doute mort ». C’est le locuteur qui n’a pas de doute (ou peu de doutes), mais comme il n’est ni le maître du monde, ni prophète, ni dieu, il laisse une chance au disparu.
    Le père de Nicolas a raison : c’est un problème de maths, de probabilités.
    Bien à vous

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    1. "Le père de Nicolas a raison", sans doute, mais Nicolas, lui, a sûrement tort d'écrire "...je me rappelais de mon père..." !
      Conséquemment cela donne raison à jazzman, pour qui, les profs de maths ne sont sans doute pas la panacée en matière de linguistique.

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    2. Je passerai sur cette grossière déformation de ma pensée afin de ne pas ruiner mes chances de vous niquer un jour...

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  7. Vous êtes mûr pour lire Claude Duneton (La Puce à l'oreille - Les Origimots), lui qui écrivait : « Je voudrais bien mourir chez nous, le plus tard possible, mais qu’on n’ait pas entièrement foutu en l’air notre civilisation rurale. Que quelqu’un sache encore me regretter d’une parole fraternelle : lou pauré téchou… ».
    Il est mort à 77 ans, loin de sa Corrêze natale, le 21 mars 2012.

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  8. Maintennat on dit sans aucun doutes comme un certain julien courbet.

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  9. C'est l'emploi de l'adverbe excessivement à la place de très ou extrêmement qui a le don de m'horripiler

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    1. Moi ce qui m'énerve, c'est tous ces journalistes qui disent "Manger son chapeau !" à la place de "Avaler son chapeau" qui veut dire "Abaisser son chapeau", "Mettre chapeau bas" !

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    2. Surtout avec un cheveu sur la langue !

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.