lundi 5 mai 2014

Le livre est l'objet amplifié du titre


On entre en ce livre* comme dans un brouillard ; et cela suffit pour comprendre que nous sommes bien chez Eugène Nicole, dont on a déjà dit tout le bien que l'on pensait de son Œuvre des mers. Tous les contours sont flous, d'abord, les mugissements de la corne à peine audibles. Qui est auteur ? Qui, narrateur ? Qui, personnage ? Nicole nous mène en bateau, mais il le fait au sens premier, en nous embarquant sur l'Adelaïde Bellair, qui tire son nom de l'épouse de son propriétaire. Mais on n'y reste guère puisque l'Adelaïde Bellair ne tarde pas à jouer les vaisseaux fantômes, perdant, au fil des croisières et des étapes, ses cabines, son argenterie, l'acajou de ses bars, son gouvernail, les marches de son escalier d'honneur, etc., jusqu'à s'évanouir totalement. Il est remplacé par un navire construit absolument à l'identique, par la volonté de Bellair, et qui s'appelle le Pyjama. Son capitaine se nomme Borman, et c'est lui qui tente d'écrire le roman que nous lisons, enfermé dans sa cabine.

Borman est fasciné par les titres, qui sont la grande spécialité de son ami Manlio, lequel en a fabriqué des centaines, tels que : Le Chef d'orchestre callipyge, ou Trente-trois projets de sieste, ou encore Lettre au Commandeur des mourants. Il existe d'ailleurs une “bourse aux titres”, fondée au XIXe siècle à Paris par Félicien Male et transportée ensuite dans une arrière-boutique dérobée du ghetto de Venise, où de nombreux auteurs en mal d'inspiration viennent les acheter fort cher. Cette obsession du titre est partagée par Creux-Ferdier, doyen de la faculté des lettres de l'université Michel-de-Montaigne de Bordeaux, qui, chaque 13 juin, une fois leur licence obtenue, examine les titres de thèses que ses étudiants ont inscrits sur des pancartes qu'ils promènent dans les jardins de la faculté. Titres convenus (La ville dont le prince est un enfant : drame symboliste ?) ou plus surprenants (L'absence des aveugles dans les Rougon-Macquart de Zola), dont aucun n'attire plus le doyen que celui-ci, qui devrait également ravir l'ami Rémi : Première pluie dans la littérature française. L'étudiant, un certain Jean-Karl Grossman, prétend avoir identifié, dans les dernières pages de La Mort le roi Artu, roman anonyme qui clôt le cycle breton, un épisode présentant une nouveauté dans la perception ou la description d'un phénomène devenu depuis littérairement banal : la pluie. C'est, d'après Grossman, l'irruption sur la scène littéraire de la première vraie pluie, une pluie qui mouille et dont il convient de s'abriter – c'est l'arrivée en trombe (…) du réel.

Le réel, par ailleurs, a beaucoup de mal à se tailler une place dans ce roman, où même les bateaux s'évanouissent par lambeaux. Bellair, par exemple, n'existe que par ce pyjama qui donne son nom à son navire, et que des lingères devenue vestales sont chaque soir chargées d'aller cérémonieusement installer sur la couchette d'une cabine, qui n'est jamais la même. Car, à bord du Pyjama, toutes les cabines sont inoccupées, à l'exception de la 12 et la 21 ; celle-ci l'est par Adélaïde Bellair, quant à l'autre j'y reviendrai dans une seconde.

Si les humains, à l'instar de Bellair, ont bien du mal à exister, s'ils sont pratiquement impuissants, comme Borman, à habiller de chair les squelettes de leurs titres, les livres, en revanche, ont une surabondance de vie. La nuit, sur leurs rayonnages, ils nouent des dialogues, se déroulent complaisamment leurs respectives biographies. Ils en viennent à parler de leurs divers propriétaires comme, dans Pot-Bouille, les domestiques de leurs maîtres, c'est-à-dire avec ce même ton de supériorité goguenarde. Par exemple :

« En somme, ce premier lecteur, c'était quelqu'un du genre dont tu te dis : “ i m'achète parce que tout le monde m'achète, c'est probablement un provincial qui vient de passer trois jours à Paris et qui va me laisser dépasser de sa poche demain quand il fera ses courses dans son trou parce qu'on parle de moi à la télé. ” Je ne m'étais trompé que de pays. Les bons patrons, ça se fait d'ailleurs de plus en plus rare, tu ne trouves pas ? Bref, une heure plus tard, dans un train qui file à cent à l'heure, je sers à garder la place de Monsieur, qui déjeune au wagon-restaurant.
« Un cri déchirant parvint de l'étagère supérieure où sur maint volume brillait l'étoile des éditions de Minuit. Il émanait d'un exemplaire numéroté de La Modification de Butor qui, reconnaissant dans ces propos un des motifs de son intrigue, avait eu l'impression qu'on le violait. »

Mais revenons à bord du Pyjama, et à sa cabine 12. Elle contient les archives du Bureau des objets trouvés à l'Opéra-Comique. Ce bureau est une véritable mégapole qui étend ses ramifications sans cesse en extension sous la salle Favart, transformant l'ensemble en une sorte de monstrueux iceberg – ce qui tombe assez bien puisqu'il est également question , brièvement, du Titanic, à bord duquel auraient dû s'embarquer les deux grands-tantes du Narrateur d'À la recherche du temps perdu, si la perte de leurs bagages ne les avait suffisamment retardées pour leur sauver la vie. Dans ce dédale, les objets laissés dans la salle par les spectateurs sont triés, répertoriés, classés selon des critères toujours plus fins, ce qui exige constamment l'ouverture de nouvelles salles, toujours plus profondes (« Une salle ne naît jamais que d'une autre », rappelle l'administrateur en chef à son Conseil). 

Le Bureau des objets trouvés, c'est naturellement la littérature dans son entier (et si l'auteur ne l'a pas pensé ainsi, c'est donc à moi qu'il revient de lui signaler sa distraction), avec ses livres vivants et sarcastiques, ses titres qui attendent encore le coup de baguette magique, ses écrivains qui engendrent eux-mêmes le navire dont ils occupent l'une des cabines. Finalement, l'ensemble du dédale souterrain se ramasse sur lui-même, se concentre, se résume, pour aboutir au studio de saint Augustin, de Carpaccio,  que Borman va contempler tout un après-midi à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni de Venise, juste avant de se rendre dans l'échoppe secrète où se tient la bourse aux titres. Il est temps, pour le capitaine du Pyjama, de prendre sa place dans la ronde, de suivre la leçon de saint Augustin, d'accomplir son destin. Et de tenter d'écrire sa Lettre au Commandeur des mourants.

C'est alors que tout : navire, musée, échoppe, catacombes, tout disparaît pour faire place au théâtre, sur la scène duquel chacun semble naturellement trouver la place qui l'attend. Un théâtre qui, pour le lecteur vaincu d'avance et complice, ne saurait être autre que celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, c'est-à-dire L'Œuvre-des-Mers.


*Eugène Nicole, Le Démon rassembleur, P.O.L

19 commentaires:

  1. "On entre en ce livre* comme dans un brouillard ; et cela suffit à nous faire savoir que nous sommes bien chez Eugène Nicole, dont nous avons déjà dit tout le bien que nous pensions de son Œuvre des mers" nous nous nous. Vous vous prenez pour Sarkofrance maintenant ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bon, bon, je la change ! Oh la la…

      Supprimer
    2. Là ! Ça vous va mieux, comme ça ? Si vous avez des exigences sur la suite, n'hésitez surtout pas…

      Supprimer
    3. Vous ne voudriez pas que je lise tout, non plus !

      Supprimer
    4. Surtout pas malheureux : ça m'obligerait à tout récrire et, donc, à essayer de comprendre ce que j'ai bien pu vouloir dire.

      Supprimer
    5. La récompense vient dans les commentaires. Dire/Faire lire... Que ne fait-on pas faire à tous ces bouquins.

      Supprimer
  2. Quand je lis des billets de ce genre, je me dis que vous avez bien choisi votre voie : vous avez tout du grand critique, celui qui magnifie une œuvre, qui en rend compte de manière si brillante qu'elle aura du mal à se hisser au niveau du piédestal que vous lui avez élevé. Et qu'une société ingrate et peu reconnaissante des vrais talents laisse dans le meilleur des cas subsister dans une honorable gêne.

    N'empêche : chapeau l'artiste !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En l'occurrence, il n'y a rien à reprocher à la société : dans la mesure où je ne me suis jamais intéressé à ma "carrière", je ne vois pas pourquoi elle aurait dû le faire à ma place…

      Supprimer
  3. Je ne vous cache pas que même en m'accrochant, j'ai un peu de mal à comprendre ce que peut bien être la nature de ce livre au travers de votre récit que l'on sent pourtant appliqué à transmettre le plus fidèlement possible les fruits de cette lecture... Sans doute celle-ci n'est pas facile à résumer, ni à saisir par qui n'est pas déjà familier de l'oeuvre de Nicole ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Avoir déjà lu des livres de Nicole ne sert à rien, car celui-ci est vraiment très différent de ce qu'il a écrit jusqu'à maintenant.

      Supprimer
  4. Merci merci merci !
    Vous êtes la sentinelle* des parutions d'Eugène Nicole. Nouveau livre à tribord !
    Justement, je suis en train de relire "Les larmes de pierre" , la fête des touristes et les gravières transformées en aéroport...

    *le sentinel, pardon.

    RépondreSupprimer
  5. Cette histoire de première pluie me semble franchement tirée par les cheveux. Enfin, il faut bien écrire une thèse sur quelque chose...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le directeur de thèse lui-même se montre finalement assez déçu du manque de "matériel" de son étudiant…

      Supprimer
  6. LeVertEstDansLeFruit7 mai 2014 à 14:24

    "La pluie tirée par les cheveux" ... Un de plus pour la bourse aux titres !

    Merci pour l'article, vous avez éveillé ma curiosité.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je serais vous, je commencerais plutôt par L'Œuvre des mers

      Supprimer
    2. LeVertEstDansLeFruit7 mai 2014 à 15:18

      C'est bien noté.

      Supprimer
  7. http://www.franceinter.fr/emission-lheure-ultramarine-alexandre-heraud-saint-pierre-et-miquelon-rencontre-avec-eugene-nicole

    Une petite intervioue toute tranquille...

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.