lundi 16 février 2015

Le petit Commerce de Paul Valéry


Lorsque, après la Première Guerre, la gloire a fondu sur lui, à la fois littéraire et mondaine, après des années de semi-obscurité, Paul Valéry s'est trouvé confronté à un dilemme, que raconte Paul Léautaud dans son journal, notamment à la date du 8 juin 1926, après sa rencontre avec le libraire Robert Télin. La vogue subite dont Valéry est l'objet fait que, soudain, tout écrit autographe de lui commence à prendre une valeur marchande de plus en plus grande ; c'est d'ailleurs pour cela que Léautaud a pris langue avec Télin : il envisage de vendre – et vendra effectivement – les quelque soixante-dix lettres qu'il possède de Valéry, et le libraire s'est proposé comme intermédiaire.

Paul Valéry, dont Léautaud, alors, vient de découvrir qu'il s'était mis à aimer beaucoup l'argent, voit se multiplier les occasions de vendre cher ses manuscrits à de riches amateurs. Un jour, notamment, un libraire nommé Lang (!) lui offre cinq mille francs pour celui d'Eupalinos (environ dix mois du salaire de Léautaud au Mercure de France). Or, ce manuscrit n'existait pas. Valéry a tout naturellement proposé de lui en faire un, afin de contenter son client – et il l'a fait.

Plus tard, ayant reçu trois ou quatre offres d'achat pour le manuscrit de La Jeune Parque, qui n'existait pas davantage, Valéry a sans sourciller fait le nombre requis de textes autographes, avec des variantes et des corrections différentes sur chacun d'eux.

Si Léautaud raconte cela, on sent bien que c'est pour tenter d'apaiser sa mauvaise conscience de vendre les lettres de jeunesse de celui qui fut son ami intime, dans les dernières années du XIXe siècle. Il n'y parvient d'ailleurs pas tout à fait.

13 commentaires:

  1. Les peintres n'ont-ils pas fait de même dès qu'ils ont rencontré le succès? "Vous aimez me toiles du jardin de Giverny? Prenez un numéro", aurait pu dire Monet.

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    1. C'est tout de même un peu différent ! Ce n'est pas la même chose de faire une nouvelle toile sur le même sujet et de fabriquer un faux brouillon.

      Cela dit, je dois préciser une chose : le petit commerce de Valéry ne me choque nullement. Il m'amuserait plutôt.

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  2. ... laisser croire qu'un texte porte les hésitations et les fulgurances de la création littéraire c'est fabriquer de la fausse monnaie.

    Les autographes de Giono sont si nombreux que l'on s'amuse à dire qu'il répondait par écrit quand on lui demandait l'heure.
    Au moins il donnait la bonne heure.

    Majeur

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    1. Cette référence à Giono me rappelle une anecdote que j'aime beaucoup : à quelqu'un qui lui suggérait de se porter candidat à l'Académie française, Giono répondit : "Mais j'y suis déjà, sous le nom de Marcel Pagnol !".

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  3. Le problème ce n'est pas celui du vendeur mais celui des acheteurs.

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  4. Il est assez piquant de noter aussi que Paul Valéry a dirigé au même moment (avec ses compères Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud) une luxueuse revue justement intitulée Commerce, ce que Didier Goux n'ignore sûrement pas.

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    1. D'où la majuscule initiale au mot, dans le titre.

      (Et, la prochaine fois, essayez au moins de prendre un pseudonyme ; si possible pas trop stupide…)

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  5. Comment sait il que les manuscrits on été créés a posteriori sinon par l'intéressé lui même dont il trahit le secret ?

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    1. Il le sait par le libraire pour qui Valéry a créé ces faux manuscrits, pas par Valéry lui-même.

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  6. Ce petit commerce ou même Commerce mérite-t-il que vous vous y attardiez à ce point ?

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  7. Réponses
    1. Vous avez bien raison.
      En plus, vous ne pouvez pas être au four et au moulin...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.