vendredi 17 juillet 2015

L'art du portrait : les troubles générosités de Miss Birdseye


L'art du portrait n'est pas donné à tout le monde – on ne voit d'ailleurs pas pourquoi il devrait l'être ; il ne l'est pas chez les peintres, pas davantage chez les écrivains. Henry James, lui, en possède la maîtrise. L'exemple qui suit est tiré du début de son épais roman intitulé Les Bostoniennes, et occupe trois pages (46 à 48) de l'édition Folio. Miss Birdseye est ce qu'on pourrait appeler une vieille militante multicauses, comme il existe des robots ménagers multifonctions. James commence, classiquement, par nous parler de son visage, de ses traits physiques, mais il les fait entrer tout de suite en correspondance avec un certain nombre d'éléments moraux, d'une manière rapide et très générale. Ça commence ainsi : 

« C'était une petite vieille dame avec une tête énorme ; c'est la première chose qui frappa Ransom – ce grand front noble, protubérant, pur et dégarni, dominant une paire d'yeux myopes, bienveillants et las […]. »

Ensuite, d'une phrase sur l'autre, le portrait se fait plus précis, plus personnel ; bien que se cantonnant toujours au physique de Miss Birdseye, il commence à s'en dégager des traits de caractère plus personnels ; et, partant, l'ironie commence à poindre :
 
« Elle avait un visage triste, mou et pâle, qu'on eût dit (ainsi que toute sa tête en général) décomposé et comme effacé par un long séjour dans un acide. L'exercice de la philanthropie n'avait pas donné de caractère à ses traits ; il avait plutôt, à la longue, supprimé tout ce qui était nuance et signification. Les élans de sympathie et d'enthousiasme avaient eu sur eux l'effet qu'ont les siècles et les intempéries sur les vieux marbres en polissant tous les angles et supprimant les détails. Dans cette masse imposante, son frêle petit sourire réussissait à peine à se faire jour. Ce n'était que l'ombre d'un sourire, une espèce d'acompte, un premier versement ; une velléité de sourire qui n'eût demandé qu'à s'affirmer si elle en avait eu le temps, mais qui suffisait quand même pour que l'on se rendît compte qu'elle était bonne et qu'il n'était pas difficile de faire sa conquête. »

James semble en suite s'éloigner de nouveau de son modèle et se met à décrire la manière dont elle est vêtue. Mais c'est seulement une façon de prendre son élan, car il le fait en quelques lignes, pour mieux plonger au cœur de Miss Birdseye. À partir de maintenant, le portrait moral ne se mêle plus à la silhouette physique, mais à la raison d'être sociale. En fait, de sa vêture, il ne ressort à peu près rien d'autre que le fait qu'elle porte une robe courte. C'est, si je puis dire, cette robe qui assure le pont avec la suite :

« Inutile de dire qu'elle faisait partie de la Ligue des Jupes Courtes ; car elle faisait partie de presque toutes les ligues existantes pour presque n'importe quoi. Ce qui ne l'empêchait pas d'être la plus désordonnée, brouillonne, illogique et raisonneuse des vieilles demoiselles ; sa charité qui commençait par soi-même et ne s'arrêtait nulle part, n'avait d'égal que sa crédulité ; sa connaissance des hommes, loin de s'être développée au cours de ses cinquante années de zèle humanitaire, était encore plus limitée, si possible, que le jour où elle était partie en guerre contre les iniquités sociales. […] »

Suit une vingtaine de lignes, par lesquelles James nous montre Miss Birdseye ballottée de meeting en phalanstère, mais toujours en maintenant le lien avec ses particularités physiques : port de tête, voix, etc. Il reste ensuite le plus délicat : passer de l'existence sociale aux traits de caractère les plus fondamentaux, donc les plus enfouis car violemment contradictoires avec le personnage “officiel”, et même aux désirs et aux frustrations de la sexualité ; tout cela assez délicatement pour que, si je puis dire, même le modèle ne s'aperçoive pas du dévoilement dont il est l'objet. On part donc d'un fait social simple et dûment établi : Miss Birdseye est pauvre et l'a toujours été. James écrit :

« Personne n'aurait pu dire de quoi elle vivait ; chaque fois qu'on lui donnait de l'argent, elle le donnait aussitôt à quelque nègre ou à un réfugié. C'était la moins partiale des femmes, mais, tout compte fait, elle donnait ses préférences à ces deux spécimens de l'humanité. La Guerre civile lui avait enlevé un des éléments essentiels de son activité ; car avant cela,  ses meilleurs moments avaient été ceux où elle s'imaginait qu'elle facilitait l'évasion de quelque pauvre esclave noir. »

Une âme aussi généreuse que romanesque, au dévouement inébranlable, donc ? C'est à voir. Car, juste après ce que je viens de citer, James enchaîne :

« C'était à se demander si parfois, au fond de son cœur, elle ne souhaitait pas que les noirs fussent encore en esclavage, afin de participer à ces évasions palpitantes. Elle avait souffert de même lorsque plusieurs despotes avaient été renversés, car, au cours de ses jeunes années, elle s'était consacrée au sauvetage des conspirateurs en exil. Ses réfugiés tenaient une grande place dans son cœurs ; elle passait son temps à quêter de l'argent pour quelque Polonais au teint blême, à chercher des élèves pour quelque Italien dépourvu de tout. »

C'est le Polonais qui va permettre à Henry James de descendre jusqu'aux tréfonds de Miss Birdseye, jusqu'à ce qu'une “vieille demoiselle” a de plus profondément enfoui et dissimulé, c'est-à-dire ses pulsions sexuelles. Pour cela, il évoque avec une certaine malice la rumeur d'un “sentiment tendre” qu'aurait eu Miss Birdseye jadis pour Polonais, lequel aurait disparu en emportant tout ce qu'elle possédait. James s'empresse de déclarer qu'il s'agit là d'une pure légende, puisque Miss Birdseye n'a jamais été amoureuse, « même dans son jeune temps, que des causes, et ses désirs ne se portaient que vers l'émancipation de tous les opprimés ». Il lui reste à décocher l'ultime flèche à son modèle, celle qui achève de la mettre à nu devant nous :

« Mais ç'avait été quand même la plus belle époque de sa vie, car au temps où les causes se présentaient sous les traits d'intéressants étrangers (les Africains étaient-ils autre chose que des étrangers ?), elles avaient nettement plus de charme. »

Tout cela, évidemment, n'explique en rien pourquoi, ce matin, peu avant neuf heures, alors que je n'y songeais nullement la minute d'avant, j'ai tiré ce roman du rayonnage où il dormait depuis près de dix ans, sans jamais avoir été ouvert.

12 commentaires:

  1. Les vieilles militantes multicauses, la plupart du temps ménopausées, sont monstres bornés. Vêtues de probité candide et de lin blanc, ou mauve, ces punaises sévissent partout et depuis toujours.

    « A Londres, le massacre des innocents se fait à une échelle bien plus grande que tout ce qu'on a pu voir jusqu'alors dans l'histoire mondiale. Ce qui est étonnant, aussi, c'est le manque de cœur des gens qui croient au Christ, qui vénèrent Dieu, et vont régulièrement à l'église chaque dimanche. Le reste de la semaine, ils se démènent comme de vrais diables pour faire rentrer loyers et bénéfices qui leur arrivent tout droit de l'East End, entachés du sang des enfants du Ghetto. Mais, paradoxalement, tandis qu'ils rançonnent d'une main les enfants des pauvres, ils n'hésitent pas à envoyer, de la main qui leur reste libre, un demi-million qu'ils prélèvent de ces mêmes loyers et ces mêmes bénéfices, pour l'éducation des enfants noirs du Soudan. »

    Jack London, Le Peuple de l'Abîme (The People of the Abyss, 1903), XXIII Les enfants. Bouquins, p. 728.

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  2. http://libreaffichage.blogspot.fr/2013/04/29-avril-1945-les-femmes-votent-pour-la.html

    Non, rien....

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    1. Hé bé ! J'en reste coi : j'avais totalement (et même encore maintenant) oublié que j'avais commencé ce livre un jour (mais 100 pages, je devais me vanter…) ! Ce qui m'étonne encore plus, si vraiment je l'ai fait, c'est de l'avoir abandonné : j'en ai lu 200 depuis ce matin et j'ai déjà hâte d'être à demain pour continuer.

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  3. Je crois que vous avez essayé la lecture de ce livre une autre fois, aussi, mais je ne sais plus quand.
    Curieux, ces romans qui vous tombent des mains (ennui, incompréhension) dont on ne garde aucun souvenir et qui, quelques années après, vous embarquent comme si de rien n'était.

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  4. Il n'y a pas gras de commentaires !

    Alors, on s'amuse bien avec Les Bostoniennes ?

    Et puis après, il faut arrêter de lire des livres écrits par les hommes blancs.

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    1. Il m'en reste 40 pages ! Et j'ai commandé Portrait de femme ainsi que Les Ambassadeurs. Mais, avant, je voudrais relire La Débâcle de Zola…

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    2. Très intéressant ce lien.

      Il ne faut pas se méprendre, une certaine presse pipole, a fortiori progressiste, est acquise à l'éradication de la culture native des hommes blancs. Tout ce que le leucoderme peut dorénavant dire, écrire, publier est frappé du sceau du "péché". Donc par avance disqualifié.

      « L'Occident est, entre toutes, la civilisation de la peur. »

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  5. j'ai eu un peu de mal avec "Portait de femme" , je n'arrive pas à imaginer le personnage principal. Je préfère "Ce que savait Maisie". Et j'ai bien aimé les livres d'Edith Wharton, grande amie de James, puisqu'il faut renouveler vos sources de lecture d'après Suzanne !

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    1. Ce que savait Maisie est dans ma bibliothèque depuis au moins trente ans : deux ou trois fois commencé, deux ou trois fois abandonné…

      Quant à Miss Wharton, je suis certain d'avoir lu un roman d'elle ; mais lequel et quand, impossible de m'en souvenir. Vu l'état de ma mémoire, je me demande si je n'aurais pas plus vite fait d'arrêter totalement de lire et de passer aux séries télévisées.

      Sinon, en admettant, je je veuille "repêcher" Edith Wharton, vous me conseilleriez quoi ?

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  6. "Les beaux Mariages" ; cruel et très bien observé, avec une comparaison des hautes sociétés française et américaine assez réussie

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  7. Le temps de l'innocence, Chez les heureux du monde, Les beaux mariages... Ce sont les trois meilleurs, à mon avis. Et beaucoup plus digeste que James (moins de tortillonneries psychologiques)...

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  8. Il y a quelques mois Aristide avait accroché ce portrait de Miss Birdseye dans son grenier :

    http://aristideter.blogspot.fr/2014/12/portrait-de-la-militante-feministe-et.html

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.