samedi 22 août 2015

Tristesse des romans


Je ne connais rien de plus triste, dans la littérature française, que les dernières pages du Vicomte de Bragelonne. À chaque mort, celle de Porthos – titanesque, surhumaine, presque enviable et pourtant à se taper la tête contre les rochers qui l'ensevelissent –, celle d'Athos qui s'apparente à un suicide ou plutôt à une assomption, puis enfin celle de d'Artagnan, qui est un couronnement, le lecteur se recroqueville dans son fauteuil, en veut presque à Dumas de lui infliger pareil arrachement, tout en sachant qu'il ne pouvait faire autrement. Et il ne faudrait pas oublier Mousqueton, le valet de Porthos, qui, après l'ouverture du testament de son maître lui léguant tous ses vêtements, est retrouvé mort par d'Artagnan, au milieu des habits en question. Il y a aussi Aramis, condamné à rester vivant, et honoré, et puissant, et riche, c'est-à-dire damné.

Rien de plus triste ? Si, finalement. Reportez-vous loin en arrière. Souvenez-vous de vos genoux écorchés et de cette édition pour enfants de Sans famille. L'ouverture du roman : Rémi est empli d'une joie à la fois simple et intense, la Mère Barberin, parce que c'est la Chandeleur, je crois, va faire des crêpes. Ils sont deux, dans cette misérable bicoque, cette vieille femme et Rémi, qui ne sait pas que son enfance va se terminer ce soir. Car, soudain, la porte s'ouvre, et entre le Père Barberin. (Je ne me souviens pas d'où il vient ni pourquoi il était absent ; mais, le lecteur-enfant que je fus a étiré le temps comme on l'a tous fait dans la vie réelle, et il lui semble que ce représentant de l'autorité, du monde extérieur, effrayant, est parti extraordinairement longtemps. Toute la vie, peut-être.)

Le Père Barberin exige sa soupe, et il veut du beurre dans cette soupe. La soupe de Barberin est l'intrusion du monde dans le petit univers clos et douillet de Rémi. (L'enfant bien nourri de 1964 ou 65 ne comprend pas très bien où est le problème, il ne sait même pas que l'on met du beurre dans  la soupe. Du reste, il préfère le saucisson et le camembert ; néanmoins, il pressent l'orage et il poursuit sa lecture.) La Mère Barberin, tremblante devant l'homme comme une femme à l'ancienne mode, tente de négocier : moitié de son pauvre bout de beurre pour la soupe du revenant,  moitié pour les crêpes de l'enfant ; c'est-à-dire moitié pour  le monde, moitié pour l'enfance.. Le Père Barberin, alors, pique le bout de beurre entier et le plonge dans la soupe : il n'y aura pas de crêpes.

J'ai lu plusieurs milliers de livres depuis. Aucun ne m'a plongé dans de tels abîmes de tristesse, assortis de mes premiers mouvements de révolte. Même pas les mousquetaires.

Sans famille est, je crois, une chose miraculeuse et fragile, comme un amour silencieux d'adolescence : il ne faut pas y revenir. Ce serait gâcher, casser, saccager.

45 commentaires:

  1. Vous avez l'esprit tordu. Barberin savait que le beurre est mauvais pour la santé. Il s'est sacrifié pour empêcher sa grosse de rendre malade le petit. Et vous trouvez moyen de le critiquer alors qu'on n'a jamais vu une telle bonté dans un livre

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    1. Tiens, c'est vrai que je n'avais jamais envisagé les choses sous cet angle !

      Cela dit, juste après, ce même Barberin fout Rémi à la lourde en le confiant à un vieil "artiste de rue" italien, probablement zoophile et pédophile. Alors, hein…

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    2. "en le confiant à un vieil "artiste de rue italien", probablement zoophile et pédophile"

      Si mes souvenirs sont bons (ils remontent tout de même à une quarantaine d'années), il le vend carrément (et pas très cher) à ce rital bohème...

      Blague à part, cet aspect crypto-pédophilique de l'histoire n'était pas du tout souligné autrefois alors que le lecteur d'aujourd'hui y pense aussitôt, pas vraiment pour le personnage de Vitalis, mais plutôt pour le terrible Garofoli avec tous ces petits garçons qu'il fait travailler dans la rue et passe son temps à fouetter avec ardeur...

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    3. Oui mais grâce à Vitalis Rémi apprend à jongler, ce qui est une activité ludo-pédagogique bénéfique. En fait ce Barberin est un précurseur.
      Sans Famille, En Famille, les Bons Enfants, David Copperfield, Oliver Twist... la littérature pour enfants du XIXème siècle est peuplée d'orphelins

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    4. Eh bien, vous voyez, j'avais totalement oublié l'existence de ce Garofoli ! Il est vrai que je n'ai jamais fait de nouvelle lecture du roman ; mes souvenirs de lui remontent donc à un demi-siècle…

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    5. Athéna (dont le commentaire s'est inséré pendant que je rédigeais le mien) : Je ne connais pas du tout vos Bons Enfants : de qui est-ce ?

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    6. La comtesse de Ségur.

      Si je peux rendre service...

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  2. Un peu de Monte-Christo (le roman pas le cigare) pour vous remettre ?
    La fin est plus sereine.
    Merci pour vos billets, je vais me remettre au Vicomte que j'ai négligé ces dernières années.
    Droopyx

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    1. Non : j'ai dû lire quatre ou cinq fois Monte-Cristo (une fois par décennie environ) ; or, la dernière, il y a deux ou trois ans, a été celle de trop : je n'y ai plus vu que les défauts.

      Mais je viens, sans désemparer, de commencer Joseph Balsamo ; et, là, pour moi, c'est une découverte.

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  3. Italien, on veut bien. Zoophile et pédophile, plus grave mais bon, c'est sûrement une victime de la société libérale et capitaliste à la base de toutes les dérives.
    Mais intermittent du spectacle...là, c'est la double peine.

    Peiné
    Duga

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  4. Lire "Sans famille", à son époque, a été un très grand réconfort, pour moi, dans la mesure où j'ai pu me rendre compte qu'il existait des enfants plus malheureux que moi, qui n'avais même pas les mots pour exprimer ce malheur particulier qui était le mien. J'ai donc appris tous les mots du malheur de Rémi, ce qui m'a permis de tenir à distance le mien, comme s'il n'existait même pas.

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  5. ben tiens je vais regarder le film de suite, je reprends le boulot demain, ça me donnera une bonne raison de pleurer

    Stanislas

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  6. A vous lire, les histoires auxquelles vous faites allusion ont l'air toutes d'être complètement fabriquées. Ça ne ressemble à rien et ça fait totalement exagéré... Et pourquoi ne pas vivre les romans au lieu de les lire ? Depuis que je me suis fait cette réflexion, il y a des lustres, je n'ai plus ouvert beaucoup de livres, mais j'ai énormément couché...

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    1. "Et pourquoi ne pas vivre les romans au lieu de les lire ? Depuis que je me suis fait cette réflexion, il y a des lustres, je n'ai plus ouvert beaucoup de livres, mais j'ai énormément couché..."

      Cette réflexion est intéressante, mais elle nous renseigne surtout sur le type de lectures dont vous étiez friand ; je me demande toutefois ce qu'eût été votre vie si vous étiez plutôt un lecteur de l' "Iliade", de "Guerre et Paix", de la "Comédie de Charleroi" ou d' "Orages d'acier"...

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    2. Je n'ai en effet ni lu l'Iliade, ni Guerre et Paix, mais la trilogie sulfureuse d'H. Miller, Nexus, Plexus , Sexus qui m'a bien libérée. Ça ne m'a pas empêché de me régaler des Mémoires de Guerre du G. De Gaulle et lire en entier les mémoires de St Simon, autre régal... J'ai tenté la Recherche, mais je suis tombé en panne à la moitié du roman... Au total une bonne culture de base, des grands écrivains, des livres du moment comme l'Astragale, des curiosités comme ces petits livres érotiques du 18e s, des biographies, etc.. C'est justement une biographie de J. Brel qui a fait naitre en moi un fort sentiment de jalousie en raison de ce qu'il était et que je n'étais pas, qui m'a fait cesser de lire et m'a poussé vers l'action...

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    3. Ce qui m'étonne beaucoup, c'est cette dichotomie radicale que vous opérez entre la lecture et l'action : ce serait forcément et irrémédiablement l'une ou l'autre. Pourtant, on pourrait prendre de nombreux exemples au cours de l'histoire qui montreraient que cette dichotomie est absurde : pour citer juste quelques noms, Alexandre, César, Napoléon, Clémenceau, De Gaulle ou Mitterrand ont réalisé deux trois petites choses dans leur vie tout en ne cessant d'être de très grands lecteurs...

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  7. « Et pourquoi ne pas vivre les romans au lieu de les lire ? »

    Félicitations ! C'est de loin votre réflexion la plus stupide depuis que vous commentez ici ! Vous allez avoir du mal à faire mieux, la barre est très haute…

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  8. Pour vous en débarrasser, proposez-lui de "mourrir" ses romans.
    Après vous serez tranquille...

    Je dis ça, c'est pour rendre service.
    Duga

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  9. Quand Rémi, après bien des aventures, revient voir la mère Barberin, il lui ramène une vache. C'est un passage très émouvant, qui figurait dans mon livre de lecture du CM1. J'ai lu et relu ce roman, enfant. Qu'est-ce que j'ai pu pleurer... et qu'est-ce que j'ai pu être déçue par la suite insipide qui lui est donnée, "En famille". Rémi découvre qu'il est "fils de", ravi à sa mère ou je ne sais plus quoi. J'aurais souhaité qu'on ne vint pas polluer l'amour entre Rémi et sa mère Barberin, et leurs retrouvailles.

    Didier: le vieux Vitalis, pédophile ? N'importe quoi, vraiment ! Vous devriez avoir honte d'écrire des bêtises pareilles.
    J'ai lu récemment "Le Zoo de Mengele", sorte de thriller écolo écrit par un Norvégien voilà une vingtaine d'années, et paf: c'est complètement pompé sur "sans famille". Un gamin vivant dans la jungle amazonienne (vie pauvre mais heureuse, sublimée par un style littéraire ad hoc) voit sa famille zigouillée par des méchants. Il est donc bien seul, misérable, et se fait recueillir par un magicien ambulant. Cet Isidorio est un pur remake de Vitalis. Je n'irai pas jusqu'à recommander la lecture de ce best seller à des amateurs de belles lettres, mais si les nostalgiques de "Sans famille" ont envie de retrouver la réincarnation de Vitalis...

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    1. Mais j'ai honte ! Cela dit, avec ces vieux Ritals SDF, on ne peut jamais savoir…

      Quant à votre Norvégien plagiaire, je vous le laisse. Fuck les Norvégiens, d'ailleurs, et les Suédois encore plus !

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    2. "avec ces vieux Ritals SDF, on ne peut jamais savoir…"

      On en a même connu certains qui, poussés par la faim et tombés par hasard sur un sac contenant des pétards et un canif, ont filé dare-dare à la gare de l'Est pour braquer un convoi de voyageurs...

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  10. Je ne trouve pas du tout ma réflexion stupide et ma vie est devenue un véritable roman depuis. Tout m'est roman. Faites mieux...

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  11. Tiens mes commentaires sont passés à la trappe ?

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    1. Si c'est le cas, c'est en dehors de ma volonté. Je vais tâcher de voir si un petit diablotin internétique ne les aurait pas transformés en spams…

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  12. Enfant, j'ai ressenti la même chose à la lecture de ce livre,
    Et je repense à Maman Barberin à chaque fois que je fais des crêpes.

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    1. Pas "Maman" : Mère ! Enfin, si je me souviens biens…

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    2. Biens ?

      Vous avez acheté un iPhone, le vieux ?

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    3. Il faudrait vérifier ce qui vient quand Rémi parle.

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    4. Nicolas : non, j'ai acheté du Ricard…

      La Mouette : vous avez raison. Mais je ne possède pas le livre.

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    5. Je confirme : c'est bien "Mère Barberin". Hector Malot était très influencé par Renaud Camus, dont il était un lecteur assidu...

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    6. Vous téléchargez le fichier pdf de la bibliothèque électronique du Québec. Ensuite vous pouvez chercher maman ou mère...c'est magique.
      Et là vous tombez sur ceci, page 61 :
      Je me mis à appeler :
      « Maman ! mère Barberin ! »
      La magie a ses limites, c'est comme tout hein.

      Et pour redonner vie au blog, on peut aussi faire le même exercice avec Sodome et Gomorrhe en cherchant juif, mais c'est vous qui voyez.

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    7. @ jazzman

      Quand on tape : Suisse juif nazi, c'est très intéressant aussi !

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    8. @Mildred
      C'est un des principes de la chutzpah, quand vous ne savez pas quoi répondre, dites n'importe quoi.
      C'est drôle un moment, mais ça lasse.

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    9. "C'est un des principes de la chutzpah"

      Vous retardez un peu, aujourd'hui, c'est plutôt la taqiya qui fait fureur !

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    10. Emmanuel, vous avez lu trop vite, je m'adressais à Mildred qui est juive. Je ne retarde pas, mais je constate que l'attaque ad hominem hors de propos fait toujours partie des recettes de la chutzpah.

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    11. Vous êtes quand même extraordinaire dans votre monomanie : il est question de "Sans famille" et d'Hector Malot et vous arrivez quand même à "en" parler...

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    12. Jazzman est, si je puis dire, la caution antisémite de ce blog, par ailleurs résolument philosémite, quoi qu'en puisse croire Messire Guy Birenbaum, le spécialiste de la lecture de travers.

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    13. La chutzpah était destinées aux joutes orales. Les défauts de ce système apparaissent clairement dans des échanges écrits. En relisant on voit de manière évidente la malhonnêteté de ces procédés rhétoriques. Les juifs vont devoir s'adapter. Encore une souffrance qui vient s'ajouter à la liste...

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  13. Et tristesse des blogs encalminés !

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    1. J'en parlais avec Catherine il n'y a pas dix minutes. C'est vrai : l'envie fléchit, en ce moment.

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    2. Dire à ces blogueurs qu'on comprend leur lassitude, leur effroi ou leur calme perplexité face au grand néant qui s'annonce (800 000 "nouveaux arrivants" annoncés placidement par l'Allemagne sur son territoire pour l'année à venir...).

      Les remercier, enfin, pour les munitions intellectuelles et spirituelles qu'ils nous ont fourni. Le grondement sourd d'un retour aux bases de la "tectonique des peuples" est ici, devant nous.
      Je n'aurais jamais imaginé affronter de mes yeux cela aussi vite.

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    3. Et pourtant, comme disaient ces abrutis de socialistes en 2012 : c'est maintenant.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.