lundi 6 mars 2017

La petite laine de Bernard Frank


Non, ce qui est sûr c'est que Bernard Frank n'est pas un romancier ; en tout cas, pas un à ma convenance : après deux cents pages de ses Rats, j'ai dû déclarer forfait, je m'ennuyais trop, aucun des personnages n'était encore parvenu à décoller de la surface lisse du papier ; et, comme saisi de timidité après ce premier échec, je n'ai pas encore osé me lancer dans l'Illusion comique : on verra plus tard, on va un peu laisser reposer. Ce nonobstant, est-il un écrivain ? Vraiment je le crois. Mais c'en est un qui, à l'évidence, supporte mal la contrainte des genres ; et c'est lorsqu'il se lance dans un livre sans forme préétablie, dans un cérémonial dont l'étiquette se fixe au fur et à mesure, qu'il apparaît. C'est alors qu'il s'abandonne à ces embardées dont je parlais il y a quelques jours, lorsqu'il devient lui-même son propre labyrinthe, arpentable à plaisir, que l'écrivain se révèle, souvent à des détails minuscules. J'en ai noté un, que je vous livre sans plus attendre (c'est moi qui souligne) :

« Quand on relit ces écrivains, c'était comme si, en touchant une partie de son corps, on ne ressentait plus rien. Parce que ces écrivains, quel que soit leur talent – si immense soit-il – ne correspondaient plus à rien en vous ; qu'on ne voit plus chez eux que les trucs, les ficelles, la combine ; qu'ils vous laissent froids. Et lorsqu'on vieillit, le froid, c'est ce qu'on supporte le moins. »

Jusqu'au mot “froids” — pour lequel Frank, je trouve, aurait pu se dispenser de l'italique –, on a affaire à une notation assez peu originale, quoique vraie, que l'on pourrait sans doute trouver sous la plume de n'importe quel chroniqueur pas trop éteint. Mais la dernière phrase est d'un écrivain. Parce qu'elle est l'une de ces bifurcations, dont Frank est coutumier, qui font brusquement changer le paysage, ou plutôt modifient l'angle de vue que l'on avait sur lui. Ici, c'est le lecteur qui, par son irruption, fait que la simple remarque devient tableau ; un lecteur légèrement voûté dans son fauteuil, dont le livre est sur les genoux serrés, il a un châle sur les épaules, ou une petite laine, ou, au moins, une écharpe tricotée jetée autour du cou ; et ses lunettes tombent un peu sur son nez penché.

Il y a aussi ces brèves formules qui font d'autant plus mouche qu'elles se donnent l'air de n'avoir même pas remarqué qu'il y avait une cible. Bien sûr, la pointe ne fait pas l'écrivain ; mais elle ne le dépare pas non plus, peut même l'enjoliver, comme une perle discrète piquée dans un lobe d'oreille au dessin parfait. Et je vous donne celle-ci, avant de nous séparer (elle est dans Un siècle débordé) : « Plus Mauriac est naturel, plus il est à chasser. »

8 commentaires:

  1. Vous qui êtes dans les milieux de l'édition : savez-vous si on lit encore beaucoup Mauriac, Gide ou Sartre ?
    Finalement, il me semble que, de tous nos prix Nobel de littérature de l'après-guerre (et peut-être même de tous les temps ?) le seul à avoir survécu, c'est Albert Camus.

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    1. Mais je ne suis pas du tout "dans le milieu de l'édition" ! Du coup, je ne sais pas qui lit quoi. Et d'où tirez-vous que Camus aurait davantage survécu que les trois autres que vous citez ?

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    2. Non seulement je crois qu'il est le seul de nos prix Nobel encore étudié au lycée, mais il me semble que Camus doit être encore assez lu, pour être l'objet de tant de citations ou d'ouvrages inspirés de son œuvre ( le dernier en date étant celui de Kamel Daoud); mais avez-vous lu, ces dernières années, la moindre citation d'une phrase de Mauriac, de Gide, de Sartre, de Claude Simon et même, pour remonter à l'avant-guerre, de Martin du Gard, de Romain Rolland, d' Anatole France, de Frédéric Mistral ou de Sully Prudhomme (sans parler du moindre livre inspiré d'un des leurs)?

      Peut-être que Le Clézio, Modiano, Bergson et Saint-John Perse sont encore lus; mais le message philosophique de Camus me semble convenir assez bien à notre époque désespérée et désespérante.

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  2. Paulo Coelho et Christian Bobin sont très souvent cités, on ne voit qu'eux sur les réseaux sociaux, et dans les magazines les plus lus, et que je sache ce ne sont pas des Nobel.

    Et pour faire plus court, je dirai que plus personne ne lit.
    Sauf quelques "anciens" comme nous. Je ne vois jamais personne autour de moi lire Modiano, Le Clézio et encore moins Saint-John Perse !
    Je ferai une exception pour Guillaume Musso, que je vois sur les genoux des dames quand je voyage en train.

    Pour en revenir à Frank, ses Rats sont illisbles, je suis d'accord avec vous.
    Je ne l'aime que chroniqueur, quand il croque ses contemporains, là il excelle je trouve.
    Ou quand il parle de ses chats ;)

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    1. "pour faire plus court, je dirai que plus personne ne lit"

      Là, vous faites vraiment trop court !

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    2. Non, non! Pour aimer lire il faut savoir lire et cela s'apprend. Comme dans beaucoup de domaines il y a deux étapes, une initiation puis une pratique. L'initiation c'est l'école, en principe, et je vous assure qu'elle n'apprend plus à lire, ce qui est comprendre ce qu'a voulu dire quelqu'un aujourd'hui absent. Les raisons importent peu ici mais les faits sont là. Dès lors on lira non plus plus celui avec qui l'échange est plaisant, fut-il auteur confidentiel, mais celui adoubé par les censeurs de la république. Lire Camus, qui sent tout de même son école normale de province est donc tout indiqué. Lire Sartre qui pue son ENS le sera moins car il est passé de mode (alléluia !). Quant à Gide... Non cher Monsieur, on lit moins car on ne lit plus, comme on boit un Syrah, mais plus un Côte-rôtie.
      On se bourre la gueule au polocolo mais plus question de déguster la poésie, on se binge drinke aux écrivaillons produits à la chaîne et condamnés aux poubelles de la littérature.
      Essayez-donc de feuilleter un livre scolaire et vous verrez que les "grands auteurs" ont disparus des exemples donnés aux élèves. Et bien c'était là, et peut-être surtout là, que l'on apprenait à lire en humant le style comme on sait que le vin est bon en retirant le bouchon.
      Et malheureusement le phénomène est général et si Sartre écrivait à la truelle, sinon au marteau-piqueur, au moins savait-il lire. Ses successeurs sur les bancs de la rue d'Ulm ne peuvent pas en dire autant. S'ils en avaient envie...

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    3. Pas d'accord avec votre affirmation selon laquelle il faut apprendre à lire : il y a eu de grands lecteurs bien avant que n'existe le lycée pour tous - heureusement !


      J'ai vu récemment (dans un festival de province)deux pièces de Sartre ( "Nekrassov" et "Le diable et le bon dieu"), et elles tiennent très bien la route, tout comme "La nausée" et (œuvre mineure) "Les mots". Les autres romans (la série "Les chemins de la liberté") et les livres philosophiques, déjà à leur parution, étaient illisibles.

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  3. Il était de bon ton de critiquer Mauriac; il est vrai que lui ne se gênait pas non plus pour le faire avec les autres, même si c'était de façon un peu plus sournoise...

    Matthieu Galey le traite d' "orthoptère dégarni"
    Je me demande ce que cela signifie, tiens !

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