mardi 2 octobre 2018

Hier encore, j'avais 4 ans



Nous découvrons l'enfant dans la pièce principale du petit logement où il vit avec ses parents et son frère tout juste né, rue Saint-Éloi à Châlons-sur-Marne ; ce même appartement qui, 55 ans plus tard et transporté à Montcosson, servira de tanière transitoire à Evremond. L'enfant a entre 4 et 5 ans, c'est le soir, probablement un vendredi ; son père rentre de la base aérienne de Reims – ville, pour l'enfant, incroyablement éloignée  ; il rentre, le père, avec un électrophone, celui qu'un ami lui a prêté pour la durée du week-end : les parents de l'enfant, bien que tous deux travaillant, n'ont pas encore eu les moyens, en cinq ans de mariage, de s'offrir ce luxe. 

Mais ils possèdent des disques ; peu, et uniquement des “45 tours” (deux chansons par face) : avec un sens inné de l'économie ménagère et une vision ordonnée de l'avenir, la mère a décidé qu'il convenait d'acheter deux disques chaque mois – un seul dans les périodes budgétairement plus épineuses. Ainsi disposera-t-on d'une quantité suffisante pour ne pas s'en écœurer, au jour supposé lointain où l'on pourra faire l'acquisition de l'appareil justifiant leur existence – jour qui devait arriver plus vite que prévu, mais on n'en savait encore rien.

Donc, voici le père, de retour du monde très vaste. Son plus urgent travail a consisté à “se mettre en civil”, comme il le sera chaque soir de sa vie militaire. Ensuite, bien sûr, on pose le premier disque, jamais écouté encore, sur l'électrophone. Il y a neuf chances sur dix pour qu'il soit de Charles Aznavour. Le père de l'enfant a été un “fan de la première heure”, comme on dira dans les années suivantes. En 1954, un an avant son mariage, il est allé passer une soirée à l'Olympia ; non pour Sydney Bechet qui y fait alors un triomphe, mais pour cet Arménien qui chante quelques chansons en première partie ; pas en “lever de torchon” mais pas loin. Et il racontera souvent, plus tard, comment, à la sortie du music-hall des Capucines, ils n'étaient pas plus de quatre ou cinq à attendre Aznavour, lequel, après avoir signé ces quelques autographes, était parti à pied dans la nuit, tout seul. Peut-être même pleuvait-il légèrement.

Cinq ans plus tard, Aznavour truste la chiche discothèque de la rue Saint-Éloi, et c'est lui qui a les honneurs de l'électrophone en transit. L'enfant en reçoit une véritable commotion. Il n'en gardera pas le souvenir, mais l'épisode est dûment signalé dans la saga familiale. Il y est dit que l'enfant passera l'essentiel du samedi, puis du dimanche, assis par terre, tout près de l'appareil posé à même le sol, près de la prise électrique à quoi on l'a raccordé. La légende veut même que, si l'enfant s'en éloignait parfois, lorsque chantait Patachou ou Marcel Amont, la voix d'Aznavour le ramenait invinciblement vers l'appareil : l'histoire a peut-être été enjolivée.

Il reste vrai que, six ou sept années plus tard, alors que l'appartement familial, allemand désormais, est doté de tout le confort auditorial, l'enfant connaît par cœur plusieurs dizaines de chansons d'Aznavour, qu'il interprète en boucle sur le siège arrière de la Panhard, puis de l'Opel, à chaque voyage un peu long que la famille entreprend ; cela ne suffit pas à dégoûter les parents d'Aznavour, qui continuent à acheter ses disques, mais toujours sous forme de 45 tours, sans doute par l'entraînement de l'habitude, bien que la situation financière, en franchissant le Rhin, se soit nettement améliorée.

Puis, fatalement, l'enfant grandit ; il devient, pour un temps, un adolescent de modèle courant, à la bêtise péremptoire, qui s'empresse d'oublier et la rue Saint-Éloi, et l'électrophone de fin de semaine, et surtout Aznavour. Il ne l'oublie pas, c'est pire : il le piétine, il en ricane, il en fait le sabre en caoutchouc de sa rébellion acnoïde. Les parents haussent les épaules et continuent d'acheter des disques, et toujours des 45 tours – mais il n'y a plus qu'une seule chanson par face, maintenant.

Au crépuscule de toute chose, l'ancien enfant écoute de nouveau Aznavour, depuis quelques années. Toujours lorsqu'il est seul et qu'il fait grand nuit. Et en choisissant avec une sorte de crainte révérencieuse les chansons des 45 tours, jamais d'autres, jamais de plus récentes. Alors, si le whisky a été correctement dosé, il s'imagine que son père est là, en retrait de son fauteuil, debout, sagement immobile, attendant sous la pluie fine la sortie des artistes de l'Olympia.

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