lundi 28 décembre 2020

Jacques-Bénigne et Louis de Bourbon

 

Quand on lit un livre déjà relativement ancien, on en arrive parfois assez rapidement à perdre de vue cette ancienneté même. Par exemple, l'Histoire de Bossuet qui me tient depuis déjà quelque temps : j'oublie très facilement, vu son sujet, que le cardinal de Bausset l'a écrite il y a un peu plus de deux siècles : après tout, la vie de Bossuet n'a pas changé depuis lors… 

Mais voici que, soudain, au détour d'une page, je touche du doigt le gouffre qui me sépare du texte que je lis, le changement radical qui s'est produit entre son époque et la mienne. Ainsi, lorsque, parlant de l'oraison funèbre du Grand Condé, mon cardinal écrit ceci :

« C'est la première leçon d'éloquence française, par laquelle on essaie le goût et les dispositions des générations naissantes. Elle vient se graver d'elle-même dans la mémoire des jeunes gens, aussitôt que leur oreille se montre sensible à l'harmonie ; elle fait battre de jeunes cœurs étonnés d'une émotion qu'ils n'avaient point encore ressentie ; elle fait couler les premières larmes que la puissance du génie arrache à des âmes encore neuves. »

Ainsi donc, se dit le lecteur béant, il y eut réellement des temps, en France, où les lycéens prenaient leurs premières leçons d'éloquence chez Bossuet, au lieu de les recevoir de la bouillie verbale d'un François Hollande ou des postillonnages racistes d'un Lilian Thuram ?  Où ils découvraient l'harmonie de leur langue dans les majestueux drapés d'une oraison funèbre et non dans les martèlements simiesques d'un rap de cité sensible ? Où l'émotion neuve qui faisait battre leurs cœurs leur était donnée par la haute figure d'un prince du sang doublé d'un capitaine illustre plutôt que par un animateur télé ricanant ou une greluche cinématographique césarisée de frais ?

Le lecteur finit par refermer le livre pour tenter de digérer sa déprimante découverte. Pour essayer, comme on dit presque, de se faire une oraison.

mercredi 23 décembre 2020

Épluche si affinités

 

Comme il était facile de le prévoir en ces temps de débâcle culturelle généralisée, le soin de rédiger les sous-titres pour les films et séries étrangers est désormais confié à de parfaits analphabètes. S'il est possible – mais j'ai de forts doutes sur ce point – que ces baudets appointés aient encore quelques notions de la langue anglaise, il est certain qu'ils n'en ont plus aucune de la française. Nous marchons le plus souvent sur la crête de l'amphigouri, à l'extrême bord du charabia. Ce qui est souvent cause d'énervement mais permet parfois de rire un peu.

Ainsi hier soir. Nous regardions la cinquième et dernière saison de Damages, la scène se passait dans le bureau d'une avocate nouvellement embauchée, à qui, la veille, on avait confié plusieurs cartons de paperasse juridique à examiner attentivement. Sa patronne s'enquiert donc si le travail a été effectué, si tous les cartons ont bien été visités, les documents scrutés. La dame fait alors cette réponse, du moins d'après ses “adaptateurs” supposément francophones :

Je les ai tous épluchés au peigne fin !

On comprend dès lors la mine de fierté, presque de défi, qu'elle arborait disant cela. Quel exploit, en effet, que le sien ! Si certains parmi vous ont déjà tenté de se livrer à un épluchage au moyen d'un peigne, à plus forte raison un peigne fin, ils mesurent le tour de force accompli par cette vaillante attornette. À côté de ça, même le nettoyeur des écuries d'Augias passerait facilement pour un récurateur en situation d'anémie, un genre de Mr Propre entarlouzé.

Cela étant, si je suis le premier à m'incliner devant l'exploit de cette virtuose de l'épluchage au peigne, ce n'est pas demain que j'irai manger le pot-au-feu chez elle. Plat que mes sous-titriers transformeraient sans doute en poteau feu, voire en pote au feu, eux qui parlent déjà couramment de poteau rose quand ils s'imaginent l'avoir découvert.

lundi 21 décembre 2020

Renversement du domaine muselier

 

Lorsqu'un humain et son chien déambulent par les rues de la ville, il est désormais bien facile de discerner lequel des deux est l'animal : c'est celui qui ne porte pas de muselière.

mercredi 16 décembre 2020

Maquereau à la trace

 
Je m'étais préparé une boite de conserve dont je comptais faire mon déjeuner – Ce qu'effectivement fis. Mes yeux étant à sa hauteur, j'y lis cette affirmation triomphale, sonnant presque tel un défi lancé à la face de tout incrédule : Traçabilité garantie. J'ai bien sûr commencé par m'en réjouir en mon for, comme l'aurait fait à ma place tout citoyen éco-responsable. 

Mais, sitôt après ce premier mouvement d'adhésion enthousiaste, une question s'est mise à me tarauder sournoisement : qui donc pourrait bien avoir l'envie, le projet, la volonté de tracer un filet de maquereau au vin blanc et aux aromates ? Une sardine à l'huile d'olive vierge, encore, je ne dis pas : la sardine incite naturellement au traçage, tout comme l'anchois à l'esquisse, le hareng au premier crayon… mais un filet de maquereau ? Qui peut avoir non seulement cette lubie, mais en outre le besoin qu'on lui garantisse la chose possible ?

Encore une interrogation qui ira rejoindre beaucoup d'autres, dans le vaste entrepôt des questions sans réponse.

lundi 14 décembre 2020

Coupez !


Même chez les bons auteurs, et j'en fréquentais encore un ce matin, il est désormais de coutume d'utiliser faussement ces expressions symétriques que sont “coupe claire” et “coupe sombre”.  Faussement est encore trop peu dire : en réalité, la plupart des gens les emploient très scrupuleusement l'une à la place de l'autre – c'est à dire qu'ils disent “grand” quand ils croient dire “petit”, et “blanc” quand ils pensent “noir”.

Rappelons donc, sans nous lasser le moins, que ces deux expressions ressortissent au langage des bûcherons – ou des exploitants forestiers, si l'on tient à être absolument moderne. Pratiquer une “coupe claire”,  c'est laisser la forêt claire une fois la coupe achevée. Ce qui implique de lui avoir ôté beaucoup de ses arbres, pour que la lumière y pénètre, et donc d'avoir pratiqué une coupe lourde, ou sévère.

À l'inverse, une “coupe sombre” est celle qui laisse la forêt sombre, ce qui veut dire qu'on ne lui a enlevé que peu d'essences : on a donc pratiqué une coupe légère, ou bénigne.

Il résulte de cette inversion symétrique des significations que l'on ne peut plus guère employer l'une ou l'autre de ces expressions, car ce serait prendre le risque d'être compris tout au rebours. C'est-à-dire que la plupart des gens entendraient “blanc” quand ma bouche leur aurait dit “noir”. Par exemple, si j'écris que, depuis ma mise à la retraite, j'ai dû pratiquer des coupes sombres dans mon budget, quatre sur cinq de mes lecteurs vont m'imaginer à deux doigts de la misère, ceinture resserrée au maximum, alors que j'aurai simplement procédé à la suppression de deux ou trois superfluités, sans en souffrir plus que cela.

Cela étant dit, on discerne fort bien la raison de cette “inversion des pôles”, et l'on comprend du même coup qu'elle était sans doute inévitable et probablement irréversible. Elle tient en effet aux charges positive et négative de ces deux mots : claire et sombre. N'en déplaise à nos ami-e-s racisé-e-s, le sombre sera toujours plus inquiétant que le clair, tout au moins dans notre imaginaire linguistique. Et quand il doit associer sombre à léger d'un côté, ou clair à lourd de l'autre, l'esprit regimbe et rétablit sans y penser plus que ça un certain ordre des choses qui lui semble naturel, évident, allant-de-soi.

C'est pourquoi, sauf si l'on est coiffeur ou pilote de formule 1, on évitera désormais de parler de “coupes”, quel que puisse être leur aspect ou leur luminosité.

Ai-je été assez sombre ?

jeudi 10 décembre 2020

Montaigne claquemuré


Ce matin, et avec plus de quatre siècles d'avance, excusez du peu, Michel de Montaigne me parlait de notre actuel claquemurage. Pour en dire ceci : « Encore vaudrait-il mieux souffrir un rhume que de perdre pour jamais, par désaccoutumance, le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. » 

Un peu plus bas, filant son sujet, enfonçant le clou, remettant une couche, il prenait la peine de me citer quatre vers de Maximilien (mais de quel Maximilien se peut-il bien agir ? Ce que c'est que d'être inculte, tout de même !) :

On nous force à renoncer à nos habitude et,

Pour prolonger notre vie, à cesser de vivre…

Peut-on dire qu'ils vivent encore ceux à qui on rend

Insupportables l'air qu'ils respirent et la lumière qui les éclaire ?

Là-dessus, j'ai sauté en plein dans le siècle suivant, pour aller ratifier le traité de Nimègue au cul de Louis XIV : on n'est pas plus occupé que je le suis ces jours-ci.

 

lundi 7 décembre 2020

Les Roses blanches, seconde édition

 

 

Faut-il avoir l'âme assez basse pour souiller ainsi, fouler aux pieds, couvrir d'opprobre les plus précieux fleurons de notre génie lyrique, les plus émouvants bouquets assemblés par le génie même de notre peuple ! Nous ne prendrons même pas la peine de dire ce que nous inspirent les ricanantes contorsions d'un tel individu : laissons-le s'engluer dans ses boues fétides et, lui tournant résolument le dos, rétablissons plutôt la vérité en volant vers les cimes.

C’était un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n’avait qu’ sa mère

Comme on le voit bien, ce gamin, ce gosse, cette fleur du pavé de Montmartre, remontant le nez en l'air et la frimousse curieuse, la rue Saint-Vincent ou celle des Saules ! Il doit avoir quelque chose comme dix ou onze ans, cet âge où le malheur n'est encore qu'une contrée lointaine et à peine réelle, seulement évoquée dans les contes de M. Perrault ou quelques chansons des rues et des cours. Protégé encore du malheur par son innocence, notre poulbot ne l'est pas de l'injustice des hommes. Qu'est-il donc arrivé à ce père absent, que, parfois, souvent, il voit sa mère pleurer en se cachant de lui, comme honteuse du secret qui l'oppresse ?

Les Roses blanches sont de 1928, on le sait. Sans doute conçu lors d'une de ses trop rares permissions, l'orphelin est né alors que son père, poilu par avance sacrifié à la voracité d'une clique militaro-industrielle tapie dans l'ombre des palais nationaux, était déjà remonté au front, le long du Chemin des Dames. Mais, s'il était un héros “certifié”, ce malheureux soldat, fauché par la mitraille en jaillissant de sa tranchée sous les ordres d'un officier de fer, pourquoi sa mère devrait-elle se cacher pour le pleurer ? Et pourquoi aucune photo du disparu dans les deux pièces en soupente où elle vit avec son enfant ? On le comprend sans qu'il soit besoin d'insister : le père du gamin a dû faire partie de ces courageux mutins de 1917, ceux qui ont osé se dresser et dire “non ! ” à la boucherie voulue par les forces bourgeoises. Il est tombé non pas face à l'ennemi, mais sous les balles d'autres Français, lié au poteau d'infamie.

L'absence ajoutée à la honte : il n'en faut pas plus pour détruire lentement mais sûrement la malheureuse ouvrière,

Une pauvre fille aux grands yeux rougis,
Par les chagrins et la misère

Qu'a-t-elle donc pour s'accrocher encore à la vie ? Son enfant. Ce vivant souvenir du disparu, qui revit un peu en lui, qui a son regard tour à tour pensif et malicieux, et aussi cette façon de repousser de deux doigts la mèche qui lui balaie le front. Son enfant et les quelques roses blanches qu'il lui apporte le dimanche, comme le faisait son fiancé au début de leur amour ! Une habitude que le gosse a reprise, sans se douter qu'elle lui venait de ce père dont il n'entend jamais parler. Et c'est pour ces quelques fleurs dominicales que le gosse n'hésite pas à braver la nuit et les froidures humides de l'hiver parisien, pour aller vendre par les rues les journaux aux odeurs d'encre fraîche, labeur qui lui rapportera les quelques sous nécessaires à l'achat des fleurs tant attendues par sa mère, laquelle profite de son seul jour de repos pour astiquer de fond en comble le sombre réduit qui leur sert de tanière.

Ces roses, souvent un peu défraîchies car l'enfant n'a guère les moyens d'entrer chez les fleuristes de luxe et doit bien souvent se contenter des fleurs du marché, celles dont aucun client n'a voulu et qui, sans lui, partiraient sans doute au ruisseau, ces fleurs sont le seul rayon de lumière qui éclaire encore ces deux êtres que le malheur a élus. Mais c'est encore trop :

Un matin d’avril parmi les promeneurs
N’ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs

Peut-on le condamner pour ce geste ? Non, pas plus qu'on aurait dû envoyer au bagne un Valjean voleur de pain ! Et la brave fleuriste ne s'y trompe pas qui, avec cette générosité innée du petit peuple et cette compréhension du prochain que confère la pauvreté commune, offre avec simplicité les roses que le gamin vient de lui voler. Peut-on imaginer sa joie à ce moment-là ? Se figurer le bonheur qui l'inonde en découvrant ce qu'il y a de bonté dans l'homme ? Joie et bonheur aussi vite anéantis que jaillis :

Puis à l’hôpital il vint en courant,
Pour offrir les fleurs à sa mère
Mais en le voyant, une infirmière,
Tout bas lui dit "Tu n’as plus de maman"

La chanson va-t-elle se terminer là, sombrer irrémédiablement dans la noirceur et le désespoir ? Non ! Car l'enfant puise dans cet anéantissement la force de se projeter à la fois vers l'avant, vers cette vie d'homme qu'il entrevoit désormais, et vers le haut, vers ce Ciel où, les bras chargés de roses blanches, sa pauvre mère est devenue bienheureuse, retrouvant en paradis celui qu'elle a tant aimé, le père de son fils, répudié par les hommes mais réhabilité en gloire par le Très-Haut, le Créateur des fleurs blanches et des enfants aimants.


mardi 1 décembre 2020

Dûment Dumas

 

On n'a pas mal ferraillé, au Plessis, en novembre