jeudi 3 juin 2021

La Fleur de l'Appenzell

Bien malin, au vu de son improbable nom, qui pourrait dire d'où, de quelle contrée à peine cartographiée, sort cet écrivain, Fleur Jaeggy : ça sentirait presque le pseudonyme goupillé à la hâte, à la va-comme-je-te-signe. La suite renforce cette impression de “pas tout à fait en place” : née à Zurich, contrée de langue allemande donc, ayant passé une grande partie de ses vingt premières années dans quelques pensionnats “internationaux” de l'Appenzell, vivant depuis le début des années soixante à Rome d'abord puis à Milan, cette Suissesse teutonne écrit en italien. C'est Marc Fumaroli – écrivain français au nom italien, on le notera – qui m'a tiré par la manche afin de me signaler l'existence de la dame. 

Son premier livre paru en France s'appelle Les Années bienheureuses du châtiment – titre assez peu engageant, je l'accorde volontiers. C'est Gallimard, “Du monde entier”, qui a publié ce bref récit d'à peine cent pages et c'est Jean-Paul Manganaro qui l'a excellemment traduit – pour autant que j'en puisse juger, le texte italien m'étant, comme de juste, inaccessible aux deux sens de l'adjectif. Car c'est bel et bien ce livre-là que j'ai acheté, reçu et commencé.

Le mince volume n'a pas eu à voyager beaucoup, pour arriver ici, puisque, durant un temps qui restera indéterminé, il a somnolé dans les rayonnages de la bibliothèque municipale de Saint-Jacques-sur-Darnétal – ainsi que nous l'apprend un coup de tampon donné au bas de la page 21 –, petite commune de la Seine-Maritime, comme nul n'en ignore. Si vous vous y trouvez un jour, en ce Saint-Jacques-là, sachez que vous pourrez y emprunter l'un des bus de la ligne 22, lequel vous conduira sans coup férir, du moins en temps normal, au centre de Rouen en trente minutes, ce qui n'est pas mal.

Mais revenons à nos années bienheureuses et à leur châtiment. Est-ce une lecture qui mérite que l'on ? Assurément. D'abord parce que ce n'est pas si souvent que nous est donnée l'occasion de séjourner en Appenzell, et encore moins dans un pensionnat de jouvencelles venues du monde entier (il y a même la fille d'un président nègre, lequel est accueilli par les pensionnaires avec tout le respect et l'enthousiasme dus à son rang). Ensuite parce que ce sera l'occasion de belles et répétées promenades, car, nous le savons tous, “dans l'Appenzell, on ne peut faire autrement que de se promener”. Et enfin parce que, dès la deuxième phrase, surgit le fantôme de Robert Walser, qui fut longtemps interné dans ces mêmes parages, qui y mourut même, et dont le haut patronage est toujours signe prometteur.

Cependant, méfiez-vous : si vous suivez Fleur Jaeggy dans ses tours et détours, sachez qu'elle est capable,  dans sa sage tenue de collégienne, d'ouvrir des gouffres sous la neige et de vous y précipiter sans cesser d'arborer ce sourire à la fois distrait et volontaire que l'on voit se dessiner dès les premières pages de son livre.

Vous voilà prévenus.

40 commentaires:

  1. L'école suisse de cette dame( à l'époque où elle était jeune fille), telle que vous en parlez, me fait penser à celle que décrit Modiano dans "De si braves garçons".

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    1. Mais qu'est-ce que Modiano foutait dans un pensionnat de jeunes filles ?

      Cela dit, j'ai lu ce livre il y a quelque temps, mais, comme tous les Modiano, je serais bien incapable de dire ce qu'il contient.

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    2. C'est le seul Modiano qui ne soit pas le même livre toujours réécrit: une pension pour jeunes garçons, en Suisse, très chère, où leurs parents,forcément très riches, du monde entier mettent leurs enfants pour s'en débarrasser : étrange ambiance mêlant cosmopolitisme, privilèges et abandon.

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    3. Pas de chance pour moi : il ne fait pas parti des dix romans contenus dans le volume "Quarto" que je possède (et que j'ai lu).

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  2. Je croyais qu'il n'y avait qu'un écrivain suisse : Ramuz ?
    Les écrivains suisses, je vous les laisser. Les Heidi que j'ai été obligée de me farcir pendant l'enfance y sont sûrement pour quelque chose : je n'ai commencé à m'amuser que lorsque j'ai pu lire la comtesse de Ségur dont les histoires sont d'une autre trempe.

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    1. Robert Walser, Fritz Zorn, Max Frisch… pour ne citer que ceux qui traînent ici.

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    2. Oui, bon ! Autant l'avouer : je suis de mauvaise foi ! Mais j'ai des excuses.
      Ce que l'Administration française est incapable de faire, c'est-à-dire déchoir un criminel djihadiste - possédant une double nationalité - de la nationalité française, l'Administration suisse l'a fait avec moi, en me privant de ma nationalité de naissance, au prétexte que j'avais épousé un médecin français (après un précédent mariage qui m'avait fait bénéficier de la double nationalité suisse et française), sans être passée huit jours avant (et non après) remplir les formulaires qui auraient prouvé que je voulais garder ma nationalité.
      Mais n'ayant pas perdu la nationalité française en divorçant d'un Français, je ne pouvais imaginer que je perdrais ma nationalité suisse en en épousant un autre.
      Conclusion : vous avez raison, ils sont forts, ces Suisses !

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    3. Cretinus Alpestris4 juin 2021 à 11:30

      Et Friedrich Dürrenmatt.

      Lisez "La Panne".

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    4. Je suis sûr d'avoir lu (ou essayé de lire…) un livre de Dürrenmatt, il y a des années. Mais alors, lequel ? Mystère…

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    5. Mais quelle drôle d'idée, d'épouser un médecin français !

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    6. Épouser un médecin français, c'est ce qu'on appelle la "double peine", non ?

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  3. Cela me rappelle "Le chat et les pigeons" d'Agatha Christie votre pensionnat de jeunes filles du monde entier, comme point de départ.

    J'ai aussi dans mes rayonnages quelques livres "d'occasion" qui n'ont été ouverts une seule fois que pour y tamponner un cachet de bibliothèque, municipale ou d'entreprise ; on voit ce que les gens ne lisent pas.

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    1. Et dire que, à mon âge, je n'ai encore jamais lu la moindre ligne d'Agatha Christie…

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    2. Lisez "Le meurtre de Roger Hackroyd", ça vous prendra moins d'une heure, et l'idée est vraiment géniale ( mais inutile si vous la connaissez, évidemment )

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    3. Je l'ai lue à l'adolescence, comme beaucoup. Récemment j'ai voulu en reprendre un pour voir, impossible de continuer, à ma grande surprise, il m'est tombé des mains : convenu, plat, ennuyeux, hors de question de perdre mon temps en poursuivant cette lecture.

      J'ai un très bon souvenir de la série avec David Suchet dans le rôle d'Hercule Poirot, finalement ces histoires conviennent peut-être mieux comme scénarios.

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    4. Mais même si on en connaît la fin, le livre vaut toujours le coup d'être lu. La manière dont l'auteur trimballe le lecteur, est un exercice dont Agatha Christie elle-même dans le dernier chapitre, par l'ultime lettre du Dr Sheppard, se flatte à raison de la manière dont elle nous a mené par le bout du nez.
      Si bien qu'un universitaire psychanalyste, Pierre Bayard, a cru bon de s'emparer du scénario de ce polar pour finalement en tirer un livre dont le contenu est très décevant au regard de ce qu'augurait le titre.
      Même chose pour un autre de ses essais, "Comment parler des livres que l'on a pas lus". Si le titre est très attrayant, et qu'on pourrait donc s'attendre à y trouver un peu d'auto-dérision, on se retrouve à la fin à avoir entre les mains un texte un peu plombant et pontifiant, dont seuls les membres Faculté détiennent le secret (je déconne, ce ne sont pas la seuls).
      En tout cas, je suis d'accord avec M. Arié, c'est un polar à l'intrigue atypique. Je me permets ce conseil, même si je lis très peu ce genre de littérature et que je suis bien conscient que je m'adresse à quelqu'un qui a fait carrière comme auteur de nombreuses Brigades mondaines.

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    5. J'ai commis moi aussi la sottise de lire "Comment parler des livres que l'on a pas lus" : c'est aussi mauvais que c'est prétentieux. Mais aussi, quelle idée (funeste) j'avais eu, d'acheter le livre d'un "universitaire psychanalyste" ! Bien fait pour moi, finalement…

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    6. Une Lectrice : c'est une désillusion à laquelle on s'expose fréquemment, quand on relit à de nombreuses années de distance. Mon expérience de ce type la plus surprenante (pour moi) fut ma tentative de relecture récente de Cent ans de solitude, roman que mon souvenir plaçait très haut : je l'ai abandonné au bout de cent ou cent cinquante pages, le trouvant totalement artificiel et m'as-tu-vu.

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    7. La plupart du temps mes relectures tiennent heureusement plutôt la route en dépit de deux ou trois décennies écoulées, je m'y retrouve d'une manière ou d'une autre, certains aspects m'apparaissent qui m'avaient échappé alors, relançant l'intérêt.

      Là, avec Agatha Christie, je crois que ce qui a coincé chez moi, d'autant que je n'avais pas choisi un grand cru type "Le Meurtre de Roger Ackroyd", c'est le genre intrigue policière déroulée comme une recette de cuisine : ça ne prend plus. Ado oui, maintenant non. On évolue en tant que lecteur, il faut autre chose sous la dent avec l'âge.

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  4. Concernant son nom d'auteur, je ne pense pas que ce soit un pseudonyme. Fleur est un prénom plus usité dans certains pays qu'en France, c'est la cas notamment aux Pays-Bas et en Grande Bretagne. En revanche, Fleur Jaeggy a aussi travaillé dans le domaine musical sous le pseudonyme de Carlotta Wieck.

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    1. Mais non, je sais que ce n'est pas un pseudonyme ! Mais le nom sonne tout de même comme si.

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  5. Notons en plus qu'il faut moins de 9h, selon Google Maps, pour parcourir les 830 km entre Appelzell et Saint-Jacques-sur-Danétal soit le même temps qu'entre Brive-la-Gaillarde et Stuttgart alors qu'il y a quarante kilomètres de plus.

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    1. Ah ! justement, la question me taraudait depuis hier (j'ai fort mal dormi à cause d'elle) : peut-on réellement aller d'Appenzell à Saint-Jacques en moins de neuf heures ?

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    2. Pas en passant par Barcelone.

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    3. Il y a bien longtemps, heureusement, que je ne fous plus les pieds à Barcelone !

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    4. oui mais pour ma part, je n'avais jamais envisagé de faire le trajet Saint-Jacques Appenzell sans passer par Barcelone avant 11h58.

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    5. On ne peut pas laisser passer cet "heureusement "! Quelle ville magnifique,marquée non seulement par mon séjour de 1942 à 1946,mais par toutes les constructions non seulement de Gaudì ( dont la Sagrada Famìlia ne me semble pas la plus intéressante), mais de son rival injustement méconnu Montañer,dont cet étonnant Hôpital St. Paulì,construit comme une sorte de Disneyland avant l'heure( pour maintenir le moral des malades?)... et dans lequel mourut Gaudì, qui devait en être furieux.

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    6. J'ai horreur de Gaudi !

      À part ça, Barcelone, je m'en fous royalement.

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    7. Et le Barrïo Chino (quartier des putes et des "apaches", aujourd'hui malheureusement "rénové"; les dîners de tapas aux terrasses, jamais avant 11 h.du soir, les amis des parents qui débarquaient sans prévenir prendre un café après minuit, les enfants de 5 ans qu'on envoyait se coucherà 3 h. du matin... La vie, quoi !

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    8. Bref : l'enfer sur la terre.

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    9. C'est un synonyme...La mort, c'est le Paradis, où on s'emmerde pour l'éternité assis sur un nuage à côté d'un ange qui joue (faux) de la harpe. Et l'éternité, c'est long !

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    10. Surtout vers la fin, paraît-il.

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    11. Hospital St.Paulì: vous aviez imaginé que ça existait, ça ? Ce n'est qu'un petit bout, et c'est un hôpital de pointe :

      https://fr.m.wikipedia.org/wiki/H%C3%B4pital_de_Sant_Pau#/media/Fichier%3ASant_pau_pavilion.jpg

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    12. Moi aussi j’aime Barcelone, manger des tapas dehors sur les rambles mi novembre, c’est chouette.
      La ville est belle, et les Espagnols aussi.
      D’ailleurs je vous mets le 78 tours de ma grand mère

      https://m.youtube.com/watch?v=zsvmr8bulOE

      Hélène

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    13. Sant Pau pas pauli...

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  6. ... ou si vous préférez cette aile-là:

    https://images.app.goo.gl/4Nt5dp1mRxwmPbre6ə

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  7. Jean-Marc Guérin8 juin 2021 à 16:52

    "Un pensionnat de jouvencelles venues du monde entier", voilà qui fait penser à Fermina Marquez de Larbaud, un pensionnat de jouvenceaux venus du monde entier, mais surtout d'Amérique du Sud si mon souvenir est exact. Tout un pensionnat de jouvenceaux amoureux d'une jouvencelle (à la réflexion, il me semble que c'est elle qui est originaire d'Amérique du Sud).

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    1. Oui,, c'est Fermina, la Sud-Am' ! Sinon, assez peu de "points de contact" entre M. Larbaud et Mme Jaeggy…

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.