mercredi 27 juillet 2022

Un Italo chasse l'autre

Effet du grand âge, effet agaçant et même pénible, il m'arrive de plus en plus fréquemment d'oublier le nom de personnages qui me sont pourtant fort familiers (le genre dont on dit généralement : c'est énervant, je ne connais que lui…). Autant que faire se peut, je m'efforce de ne pas aller le rechercher, ce nom, ailleurs que dans ma mémoire délabrée ; environ deux fois sur trois, au bout d'un temps variable, j'y parviens en effet, ce qui constitue chaque fois une petite victoire bien agréable. 

Le pis arrive lorsque, au nom que je cherche, vient inopinément s'en substituer un autre, dont je sais qu'il n'est pas le bon, mais qui s'installe quand même à l'avant-scène, prend aussitôt toutes ses aises et la place, rendant impossible la survenue du nom véritable.

Cela vient de se produire à l'instant. Je ne sais pourquoi, ayant commencé à relire Le Roman de Ferrare de Giorgio Bassani, je me suis mis à songer à La Conscience de Zeno, roman de… de… J'ai cru un moment que je m'en sortirais tout seul. C'est alors qu'a surgi Italo Calvino. Je savais bien entendu que jamais Calvino n'a écrit La Conscience de Zeno ; mais, une fois sorti de l'ombre, ce bougre de Rital refusait d'y rentrer, et même me regardait en ricanant bêtement ! La tête et l'œil bas comme un pigeon blessé, il m'a bien fallu me traîner jusqu'à la Case pour rendre à Italo Svevo son dû.

Ce qui m'étonne le plus est que le prénom commun à Calvino et à Svevo ne m'ait pas mis sur la bonne voie, tel un complaisant aiguillage. C'est sans doute le signe que le mal progresse : bientôt, je ne saurai même plus que ces Italo-là ont pu, un jour, écrire des livres…
 
Dans un sens, je serai sans doute plus tranquille.


 

dimanche 24 juillet 2022

De l'idéologie comme maladie mentale


 Il existe, me semble-il, une analogie – une ressemblance, des points communs – entre les idéologies et ce qu'on appelait naguère la dépression nerveuse.

D'abord, les deux ont leur siège dans le cerveau, qu'ils colonisent tel un virus ;  elles ont aussi cette capacité d'altérer, parfois gravement, sa vision du monde chez l'individu qui se trouve frappé de l'une ou de l'autre. Mais le point de rencontre le plus frappant n'est pas là.

Un homme psychiquement vérolé par une idéologie quelconque va très rapidement se trouver en proie à la plus vive stupéfaction en constatant que l'ensemble de l'espèce humaine n'a pas, en même temps que lui, ouvert les yeux et accepté comme seule recevable la vision déformée qu'il a désormais de ses semblables, de leurs interactions et de l'univers dans lequel ils se meuvent. Et plus l'idéologie dont il est la proie présentera un caractère asilaire, plus ce phénomène sera important et évolutif : la stupéfaction se muera en indignation avant d'aboutir, tout aussi rapidement, à une inextinguible soif de répression envers les non vérolés.

C'est un phénomène qui se rencontre dans tous les groupes idéologisés, mais qui est particulièrement criant, à notre époque, chez les autoproclamés “écologistes” ; lesquels, quand ils disent (et malheureusement font, si l'occasion leur est laissée) absolument n'importe quoi et proclament comme vérités révélées les plus ébouriffantes aberrations, se mettent à hurler à tous les complots dès qu'ils constatent que l'humanité entière n'est pas impeccablement rangée derrière eux, prête à baiser dévotieusement leur nouveau drapeau, leur étendard-du-jour.

Un homme plongé dans la dépression, surtout dans les premières phases de la maladie, réagira de manière quelque peu similaire. Un dépressif, c'est très souvent quelqu'un qui est persuadé que ses yeux viennent de s'ouvrir, que son esprit a enfin atteint à une forme supérieure de lucidité, laquelle lui permet de contempler enfin le monde et les hommes pour ce qu'ils sont réellement et depuis toujours : un enfer peuplé de damnés. Des damnés qui, à ses yeux, continuent de vivre dans une sorte de rêve cotonneux, ou sous l'emprise de substances sécrétées par leur propre cerveau et qui leur masquent la réalité de leur condition, que lui-même vient de découvrir dans toute son horreur.

Il existe pourtant une différence essentielle entre ces deux maux, la dépression et l'idéologite : constatant l'aveuglement obstiné de ses semblables, et le déplorant, l'homme dépressif ne cherchera pas pour autant à les faire taire ou à les enfermer ; ni même à tâcher de leur imposer taxes et interdits. Plutôt que de les accuser, il se contentera de les plaindre – et d'éprouver une persistante sensation de dégoût devant leur stupide appétit d'existence.


mercredi 20 juillet 2022

Diamants at Tiffany's ou Breakfast sur canapé


 Tout est parti de Tolstoï. Relisant Guerre et Paix, l'envie – assez naturelle – m'est venue de revoir le film tiré du roman par King Vidor, avec dans les principaux rôles, Mel Ferrer (André Bolkonski), Henry Fonda (Pierre Bézoukhov) et la délicieusement irrésistible Audrey Hepburn (Natacha Rostov). Ne trouvant pas le film seul, j'ai acheté un coffret contenant sept films mettant cette dernière en vedette – ce qui tombait bien, Catherine ayant, quelque temps avant, émis le souhait d'en revoir quelques-uns. Le dit coffret est arrivé hier.

Comme je n'avais lu que mille pages de l'épopée tolstoïenne, qu'il m'en restait donc encore six cents, il n'était pas question d'aborder tout de suite le film de Vidor ; nous avons donc opté hier soir pour le Breakfast at Tiffany's (Diamants sur canapé) de Blake Edwards. Le film reste aussi savoureux qu'il l'était dans mon souvenir, peut-être même davantage.Mais je me suis rendu compte que j'avais complètement oublié la présence, tout au long, de monsieur Yunioshi.

Il s'agit d'une sorte de Japonais de bande dessinée (il porte le même dentier proéminent que les méchants Nippons d'Hergé dans Le Lotus bleu), si invraisemblablement burlesque qu'il semble avoir sauté tout droit d'une bobine datant de l'époque du muet pour atterrir là sans trop savoir pourquoi. Le côté saugrenu du personnage est accentué par le fait qu'il est joué par Mickey Rooney.

Il pourrait n'être rien de plus que l'une de ces silhouettes surréalistoïdes dont Blake Edwards aime parsemer ses films. Mais c'est dans les bonus – les boni ? – qu'il prend pour nous sa véritable dimension post-moderne. Ces compléments de programme ont été concoctés quarante ans après le film, soit au tout début de l'actuel millénaire. Et, à propos de ce pauvre monsieur Yunioshi, c'est, chez tous les intervenants, un festival de regrets, de repentance, de remords, de bats-ma-coulpisme, pour avoir osé donner des Japonais, et je suppose des jaunes en général, une image aussi déplorable, attentatoire à leur honneur, etc.

Et l'on se sent un peu triste de voir que même Blake Edwards se frappe la poitrine et se lacère mentalement le visage pour avoir osé un tel sacrilège racial, lui chez qui on aurait aimé trouver un esprit un peu moins dépendant des miasmes asilaires de l'époque. 

On est même, pour ce bref documentaire, allé dégoter deux ou trois Asiatiques des deux sexes officiels, afin qu'ils viennent geindre face caméra à propos de la “blessure” que leur a infligée monsieur Yunioshi lors de leur découverte du film. C'est d'autant plus curieux que, d'ordinaire, ce sont des gens qui ne pleurnichent pas pour des riens, contrairement à d'autres races, ethnies, peuplades qu'il est inutile de nommer une fois de plus. On supposera que, chez ceux-là, leur côté américano-progressiste l'a emporté sur leurs racines soleil-levantines…

Tout cela nous a un peu pas mal éloignés de Tolstoï et de la Guerre patriotique de 1812 (nom donné par les Russes à ce que nous appelons, nous, la Campagne de Russie). Revenons-y et terminons avec lui.

Cherchant le film de King Vidor évoqué plus haut, je suis tombé sur celui de Sergueï Bondartchouk, réalisé cinq ou six ans plus tard, en Russie évidemment. Film en quatre parties, tout comme le roman lui-même, et d'une durée de huit heures – ou six heures trois quarts dans sa version courte.

Quelque chose me dit que je ne résisterai pas très longtemps à l'envie que je sens poindre de le commander…

dimanche 17 juillet 2022

Macadam cowgirl


 La période qui s'étale du 14 juillet aux derniers jours d'août est propice, on le sait, aux grands travaux de réfection routière. C'est pourquoi, en ces journées de grosse plume caniculaire, je tiens à exprimer toute la commisération que j'éprouve pour ces hommes qui, en ce moment même sans doute, sont amenés par leur profession à s'adonner à ce type d'exercices physiques.

Première chose : j'ai bien conscience de l'incongruité de ce que je viens d'affirmer, dans la mesure où, fascistoïde à tendance nazillarde, je suis censé ne ressentir envers ces gens-là, qu'une solide indifférence moirée de quelque mépris.

D'autre part, je précise que j'ai employé le mot “homme” non pas au sens d'homo mais bien à celui de vir. Car, avec ou sans plume, il faut bien reconnaître que le scandale perdure, de ces entreprises de travaux publics furieusement antiparitaires qui s'obstinent à ne faire travailler que les mâles de l'espèce, alors que, il n'en faut point douter, les candidates se pressent chaque jour en foule à leurs guichets d'embauche, si désireuses d'aller elles aussi se colleter avec marteaux-piqueurs et excavatrices le long de nos belles autoroutes ensoleillées, sous l'œil bénévolent de leurs guides, ces petites sœurs de parité organisées en congrégations à but non lucratif.

mardi 12 juillet 2022

Vivent les anarchistes fumistes !

Les anarchistes sont généralement des cons. En tout cas, on a le plus souvent l'impression qu'il s'agit là de gens n'ayant pas encore complètement réussi à accéder à l'âge adulte. D'ailleurs, plutôt que libertaires, on devrait les appeler des pubertaires. Cela dit, il y en a tout de même quelques-uns dans le tas qui méritent d'être découverts et fréquentés. 

C'est le cas de Marius Tournadre, auquel Pierre Moulier – l'homme à qui rien de ce qui touche à l'Auvergne n'est étranger – vient de consacrer un livre, savoureux comme un pavé de salers saignant. Il est vrai que, quand on est porté à l'humour voire à une certaine truculence de l'esprit, le sujet était en or.

D'abord, quelle idée, quand on a vu le jour dans le Cantal et que vos parents vous ont sagement prénommé Louis Jacques, d'aller vous faire appeler Marius, comme n'importe quel clampin de Canebière ? Ce ne sera là que la première excentricité de notre Tournadre. Car bien que mort à 40 ans, en 1901, sa vie fut convenablement remplie, malgré qu'il en ait passé une assez bonne partie dans les diverses prisons de la République.

Détailler les facéties, les mystifications, les “foutages de bordel électoral” auxquels s'est livré Marius Tournadre durant la dernière décennie du XIXe siècle déborderait de notre cadre et, finalement, reviendrait presque à paraphraser tout le livre de Pierre Moulier, en prenant le risque d'en amoindrir la verve. 

Disons simplement que, durant ces nineties de l'autre siècle, Marius a tout fait pour mériter amplement cette double épithète d'“anarchiste fumiste” que Moulier lui décerne comme on décerne une médaille. Son génie pour foutre la République cul par-dessus tête lui a valu que le pompeux Jaurès lui consacrât un discours au Palais Bourbon, et qu'il eut même, en 1892, les honneurs d'un article dans le New York Herald Tribune, ce qui n'est pas donné au premier “anar” venu.

À l'époque où d'autres jetaient des bombes dans les cafés parisiens, Marius Tournadre avait choisi d'affubler de gros nez rouges et de chaussures de clown les importants de la société de son époque, ce qui était à peine plus pardonnable… mais permettait tout de même d'éviter la bascule à Charlot. 

Lorsqu'il eut fini d'allumer ses lampions contestataires et de faire exploser ses pétards libertaires, on vit Marius Tournadre quitter Paris et revenir, presque sagement, mourir à Marchal, ce village de Haute Auvergne qui l'avait vu naître. Et où Pierre Moulier, cent vingt ans plus tard, est venu le tirer de son état de gisant pour lui faire effectuer sous nos yeux un dernier tour de piste.

Lequel mérite amplement votre attention et vos applaudissements.
 

mercredi 6 juillet 2022

Aimer Emma ?


 Nous avons, hier soir, tenté de regarder une très récente adaptation cinématographique de l'Emma de Jane Austen (avec, dans le rôle du personnage éponyme, cette jeune actrice au physique étrange qui interprétait le personnage principal du Jeu de la dame). Nous avons abandonné après une vingtaine de minutes, tout “sonnant” implacablement faux, ou au moins terriblement appliqué, dans ce qui se déroulait sous nos yeux. Bref, nous n'avons pas aimé Emma.

Cela m'a conforté dans mon opinion que les romans de Miss Austen sont rédhibitoirement  intransposables au cinéma, bien que ces transpositions se comptent par dizaines. Le paradoxe n'est qu'apparent. 

L'histoire qui est racontée dans ces livres, leur synopsis, leur “pitch” sont toujours d'une grande simplicité et d'une clarté tout aussi grande ; ce qui constitue une tentation pour les cinéastes, qui pensent que rien ne sera plus aisé que de faire passer ces intrigues du livre à l'écran. Or, ce qu'ils réussissent parfois à y faire passer, en effet, ce n'est jamais rien d'autre que le squelette des romans, leur trame, ce synopsis dont je parlais : tout ce qui fait le génie de Jane Austen se perd en route, à savoir son ironie subtile et baignée d'une sorte de tendresse amusée, ainsi, et surtout, que la distance toujours parfaite, ni trop grande, ni trop courte, que la romancière sait établir entre ses divers personnages et son lecteur. Pour emprunter son langage au cinéma, justement, Jane Austen est une réalisatrice qui sait toujours où elle doit exactement “placer sa caméra” et quel éclairage elle doit faire donner à tel moment puis à tel autre. 

 Ces qualités, qui à mon avis font d'elle l'un des plus puissants écrivains anglais, ces qualités disparaissent entièrement lors du passage à l'écran ; où il ne demeure, au mieux, que d'honnêtes produits de consommation courante, ne s'élevant jamais au-dessus du niveau d'une bonne série télévisée. 

Voilà.