mercredi 28 septembre 2022

Le Plaisir et la Honte : Figaro ci, Figaro là

 

J'ai passé sept mois de ma vie dans cette prestigieuse publication, de juin à décembre 1979, tout frais décentré du CFJ, maison à peine moins prestigieuse quoique nettement plus jouvencelle. 

J'y avais été embauché par Maurice Baudoin, qui avait alors la haute main sur la fabrication du magazine, et qui, en outre, parce que les deux maisons étaient voisines, donnait une fois par semaine un cours de mise en page aux étudiants du CFJ qui avaient choisi cette option peu glorieuse, et dont j'étais pour des raisons qu'il serait trop long d'exposer ici. Il m'avait proposé un contrat, non en raison de mes talents artistiques, à peu près inexistants, mais parce que je savais le faire rire et que, quand il invitait notre petit groupe à dîner, à l'issue de son cours tardif, j'étais un de ceux qui tenaient le mieux la table ; ce qui, aux yeux du critique gastronomique qu'il était aussi, n'était pas un mince mérite. 

J'apprends à l'instant par Dame Ternette que Maurice Baudoin est toujours de ce monde, ce dont je le et me félicite chaudement.

Je n'étais à l'évidence pas fait pour ce travail de secrétaire de rédaction/maquettiste, ce qui explique mon passage éclair. Pourtant, je ne me souviens pas de m'y être ennuyé, même si j'ai dû y faire des choses ennuyeuses ; comme, par exemple, relire soigneusement la prose grisâtre, hebdomadaire et morne de Jean d'Ormesson. Sa double page s'appelait Chronique du temps qui passe : elle avait le pouvoir, pour son relecteur, de le faire passer très lentement.

Les rodomontades de Louis Pauwels étaient à la fois plus brèves (une seule page) et plus divertissantes par le côté matamoresque de leur auteur, mais enfin il lui tenait un peu trop souvent à cœur de prouver qu'un écrivain de sa stature n'avait rien à craindre du ridicule, à partir du moment où l'avenir de la France dépendait de son souffle et de sa carrure.

Une fois la semaine, ce grand dadais noiraud et servile de Michel Droit apportait les textes qu'il avait sélectionnés pour emplir la page “histoire”, c'est-à-dire un digest de ce qu'on avait pu lire dans le Figaro 40 ans auparavant, semaine pour semaine. J'étais plus spécialement chargé de cette page-là, qui était amusante à composer, car il fallait lui donner autant que faire se pouvait l'aspect qu'avaient les journaux des années d'avant-guerre, avec leur débauche de caractères différents, dans les titres notamment. Amusante mais assez vite répétitive…

Non, le seul authentique plaisir de la semaine, c'était celui de devoir relire et “habiller” les Propos de table de l'irrésistible James de Coquet. Jamais on ne vit octogénaire à la plume plus sautillante, primesautière, malicieuse, et parfois même profonde sans avoir l'air d'y toucher, sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Ce bonheur-là, pouvoir lire le nouveau Propos avant le commun des acheteurs, et faire en sorte qu'il se présente dans le monde sous son meilleur jour, ce bonheur suffirait à ne pas me faire regretter mes sept mois de maquette.

Un dernier mot, qui n'est pas à ma gloire. Dans mon troisième quatrième paragraphe, évoquant d'Ormesson, j'ai souligné l'adverbe “soigneusement”. Voici pourquoi.

Un soir assez tard, au “marbre” de l'immeuble voisin, j'étais occupé à une ultime relecture de la Chronique du temps qui passe. C'est au moment où mes yeux se posaient sur le tronçon de phrase suivant : « … ces guerres se sont succédé », qu'un démon a littéralement pris possession de mon cerveau, annihilant toutes mes facultés de jugement, et m'a fait ajouter un horrible “es” au bout de “succédé” ; et c'est avec cette consternante bévue que le magazine a paru.

La semaine suivante, j'ai eu “l'honneur” de voir M. d'Ormesson-de-l'Académie-française me consacrer un court paragraphe de sa chronique, bien sûr pour fustiger le zèle intempestif d'un correcteur, ignorant une règle d'accord que tout enfant de dix ans devrait connaître.

43 ans plus tard, je n'y repense jamais sans un discret sentiment de honte ; ce billet en atteste.

28 commentaires:

  1. Voilà un billet comme je les aime, ai-je le droit de le dire, Parrain ?
    Il est charmant, primesautier en diable, me parle de gens que j'ai évidemment lus à l'époque, et que j'ai oubliés, tant pis !
    Reste votre faute, votre très grande faute, avouée mais jamais pardonnée ! Un régal !

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    1. Comme quoi j'ai bien fait, au siècle passé, d'aller travailler au Figaro ! Même brièvement.

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  2. Vous devriez surtout avoir honte de ne pas avoir écrit "succédé.e.s" comme le veut la modernitude ambiante.

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  3. Pour moi, le grand talent de d'Ormesson était de savoir trouver de beaux titres à certains de ses livres (" Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ", etc.); mais quant à les lire, c'est une autre paire de manches...

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    1. Sérieusement, vous trouvez que c'est un beau titre ?

      Et pourquoi pas : Le Clodo qui déambule sous un pébroque miteux, aussi ?

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    2. Vous savez, je suis resté très fleur- bleue...
      Peut-être que plus tard, quand les années auront passé, viendra la maturité.

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    3. Vous avez gardé l'article en question de M. d'Ormesson de l'Académie française...et si vous pouviez le partager ou le demander aux archives du Figaro. Sinon d'Ormesson fait indubitablement partie de ces écrivains qui ont fait de leur vie leur oeuvre, un dandy dans le plus pur style XIXème...Pour d'Ormesson que je n'ai jamais lu, quels livres pourrait-on conseiller? On m'a parlé de, le soleil de l'empire ou le juif errant...observation assez délicieuse à mon sens, d'Ormesson a passé les 20 dernières années de sa vie à préparer sa sortie...romans qui parlent de sa vie, innombrables sorties médiatiques et multiples invitations...tout cela pour que sa mort passe totalement inaperçue étant donné qu'il a eu le malheur de mourir le même jour ou presque que Johnny Halliday...pour continuer sur ce thème, les dernières funérailles nationales qui eurent autant d'ampleur que celles de Johnny furent celle de Victor Hugo...il y a de nombreuses recollections qui racontent l'enterrement de l'écrivain national...130 plus tard, Johnny avait remplacé Hugo...et je n'aime pas spécialement VH, exception faite pour Quatrevingt-treize et quelques autres..

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    4. Aucune trace de la chronique en question, non.

      Sinon, j'ai dû lire trois livres de d'Ormesson, en m'y ennuyant chaque fois. Donc, en ce qui le cerne, mon conseil de lecture sera : rien !

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    5. Le Juif errant ! il vaut mieux éviter les derniers, où il tourne en rond...

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    6. "Ah monsieur d'Ormesson, vous osez déclarer
      Qu'un air de liberté flottait sur Saïgon"

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  4. se faire tanner par d'Ormesson n'est pas à la portée de n'importe quel fauteur d'ortho-truc !

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  5. Très savoureux billet
    Merci pour ce moment.
    Valérie T., une de vos admiratrices

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  6. Ohlala ! J'avais oublié ce monde magique dans lequel nous vivions.

    Louis Pauwels qui en jetait par sa carrure son allure et son visage
    Michel Droit tiré à quatre épingle, sourire de circonstance diction impeccable.
    Jean d'Ormesson sautillant, charmeur charmant, qui pour moi se résumait à son image, alors que j'ai appris plus tard qu'il n'était pas aussi charmant que cela.

    Vu d'aujourd'hui c'est presque le pays d'Oz.
    Hélène

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    1. En parlant d'Oz, je conseille la série du même nom, assez loin du pays que vous connaissez...mais c'est probablement la série qui m'a le plus marqué...et bien avant les Netflix et séries produites au Km...

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    2. Vous avez de la chance de voir vos commentaires publiés en tant qu’anonyme.
      Moi, j’ai été exclu.
      Serge

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    3. Aucun anonyme n'a été publié : relisez mieux…

      À Cherea : j'ai regardé Oz deux fois intégralement : c'est en effet une des trois ou quatre meilleures séries que je connaisse.

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    4. Serge, je fais partie d'une très ancienne association : les D.G. anonymes".
      Cherea, merci pour l'info, mais "l'univers carcéral ultra violent et sans tabou" ne convient pas à mon genre de beauté (la peur et les larmes collent des rides) 🥶
      Hélène

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  7. En voilà un billet d'humeur qui ne manque pas de nostalgie, celle d'une époque où on était fier de travailler dans une grande rédaction !
    J'y ai moi aussi passé quelques mois, au temps de ma jeunesse estudiantine, mais à un poste bien moins "brillant" que le vôtre, à savoir au service des abonnements.
    C'était encore l'époque du Figaro au Rond-Point des Champs-Elysées, et si je me souviens d'y avoir croisé Jean d'Ormesson (moins souvent que chez Lipp toutefois) c'est surtout l'affreux petit Bouvard qui me laisse souvenir, celui d'un libidineux dragueur de "petites jeunes", beurk !

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    1. À mon époque, ne subsistait plus au Rond-Point que les bureaux de la direction et des "plumes illustres". Tout le reste avait émigré rue du Louvre, à l'angle des rues du Louvre, du Mail et Montmartre.

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    2. Qu'avez-vous contre" les vieux libidineux dragueurs de petites jeunes " ? S'il y en a tant, c'est la preuve qu'il arrive que ça marche !
      Vous préférez les dragueurs de petites vieilles ? Ils sont pourtant très rares, en supposant qu'il en existe.

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    3. Mais bien sûr que les gérontophiles existent ! Je ne dis pas qu'ils forment des foules innombrables, mais enfin, ils portent haut et fier leur étendard.

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    4. @ Elie Arié oui, j'en connais un (seulement de nom et de réputation), qui s'est rendu célèbre en devenant président après avoir épousé sa prof de 24 ans son ainée.

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    5. En fait, ce qui manque, ce sont les petites jeunes gérontophiles...

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  8. En tout cas, si jamais vous êtes amené à publier le présent billet, pensez bien à remplacer troisième par quatrième au quatrième paragraphe à partir de la fin de votre texte. Ledit paragraphe, en effet, ne prend pas en considération celui que vous avez inséré pour vous réjouir de ce que le sieur Baudoin (ou plutôt, semble-t-il, Beaudoin) est toujours de ce monde.

    Vous risquez, sinon, de vous faire de nouveau taper sur les doigts...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.