mardi 20 septembre 2022

Rewriter au carré

 Je ne sais comment ce souvenir m'est revenu, rien ne l'annonçait. Il doit y avoir une dizaine d'années de cela. À France-Dimanche, nous sommes au moment de ce qu'on appelle un peu pompeusement la “seconde conférence de rédaction”.  C'est-à-dire que les sous-fifres, en rond autour de la grande table, résignés comme des chevaux de labour exténués aux antichambres de l'abattoir, vont prendre connaissance de leur pensum de la journée.

Le mien est un fait-divers, travail que je déteste et que l'on sait en haut lieu que je déteste. « Pas pu faire autrement, il n'y avait plus que toi, dit Philippe B., ci-devant directeur de la rédaction, en me faisant passer une double page d'un journal que je n'identifie pas tout de suite. Mais je suis sûr que que tu vas t'en tirer avec le brio qu'on te connaît ! »

Habituelle vaseline… J'ai déjà compris que, ne disposant que de cet unique article de presse pour seule documentation, il allait me falloir en pomper toute la moelle sans que cela se voit trop. Bref : plagier aussi insidieusement que possible. Manœuvre peu honnête mais délicate, dont nous sommes assez peu, ici, à être capables. D'où la vaseline évoquée plus haut.

La double page vient de Détective. Je m'en amuse dans mon coin car, à cette époque, je fais en toute discrétion – les patrons n'aimant pas que leurs animaux de trait bouffent à d'autres râteliers que le leur – des piges de rewriting dans cet hebdomadaire qu'on ne présente plus, et où Philippe Muray eut son coin d'étable bien avant moi.

Évidemment, les moins endormis de mes douze lecteurs ont déjà pressenti la suite : l'article que Philippe B. vient de me confier, c'est moi qui l'ai pondu – je veux dire : réécrit – une semaine plus tôt pour le compte de Gabriel de M., ci-devant rédacteur en chef de Détective. Je vais donc devenir, c'est une première, rewriter au carré.

Du coup, l'affaire devient plus intéressante et un peu étrange : une sorte d'auto-émulation vient d'entrer en jeu. Le défi que je me lance – et relève aussitôt de l'autre main – va être de faire mieux que moi-même. De passer la mesure dont je suis l'étalon. De me relire sans complaisance pour mieux me dépasser. Et, bien entendu, de livrer un produit différent bien que racontant exactement les mêmes choses. Ça valait la peine, pour une fois, de mettre l'ordinateur sous tension…

Je me souviens d'avoir croisé Philippe B. deux ou trois heures plus tard dans le couloir. Ou bien était-ce aux lavabos, who cares ? Lui d'ordinaire chiche de commentaires complimenteux me dit que je m'en étais bien sorti, et que mes cinq feuillets étaient nettement plus agréables à lire que les sept ou huit de l'article original (un peu paresseux à son avis) ; sans que, pour autant, il y manquât la moindre information.

Il me semble ressentir encore ma réaction d'alors : le Didier Goux de France Dimanche ne conçut aucun plaisir particulier des lauriers directoriaux ; en revanche, celui de Détective se sentit vaguement humilié de son abaissement.  

La schizo n'était plus très loin.

29 commentaires:

  1. Tout à fait amusant et charmant, Parrain ! Vous n'avez jamais imaginé devenir le ghost writer de Didier Goux ?

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    1. Mais cela m'est arrivé plusieurs fois ! Dans les derniers temps que j'écrivais des Brigade mondaine, j'en avais tellement marre que je reprenais d'anciens romans écrits par moi et je les “maquillais” suffisamment pour pouvoir les resservir une seconde fois.

      Je ne me suis jamais fait pincer…

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  2. Belle histoire. Mais vous auriez dû raconter la vérité à Philippe B., après qu'il vous eut passé la pommade. ( Vous croyez qu'il vous aurait mis à la porte pour une pigé ?)

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    1. Sans doute non. Mais j'ai trouvé plus drôle de demeurer masqué.

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  3. Je connais l'expression, mais je ne l'ai, je crois, jamais entendu utiliser dans les journaux où je suis passé. Peut-être était-elle déjà devenue désuète ?

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  4. Que voulez-vous, on s'améliore parfois.

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    1. La question qui me taraude (enfin, n'exagérons rien…) depuis hier est : le second article était-il réellement meilleur que le premier ?

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  5. Ne pourriez-vous pas passer au cube en nous offrant une nouvelle mouture dérivée de la deuxième ?

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    1. Ce serait amusant. Mais pour que cela soit il faudrait :

      1) que je possédasse encore les deux premières moutures,

      2) que quelqu'un me payât pour en moudre une troisième – car je n'ai pas été habitué à travailler pour la gloire !

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  6. Je me suis sans doute mal exprimée. Je voulais parler d'un ghost writer qui viendrait nous raconter Didier Goux, puisqu'il semble qu'il n'y ait pas la moindre Céleste Albaret à l'horizon qui serait prête à le faire.

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    1. Je crains que l'intérêt du sujet ne soit un peu mince…

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    2. Mais enfin, M' dame Mildred : êtes-vous la seule à ignorer que ce n'est pas Didier Goux qui rédige ce blog, mais un ghost writer qu'il rémunère pour le faire à sa place ?

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    3. le "sujet" (D. GOUX) "un peu mince" ! Bel exemple d'oxymore ! (ne vous fâchez pas, c'est de l'humour... un peu gras...)

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    4. Alix : ce n'est pas le sujet qui est mince, c'est son intérêt.

      Arié : Damned ! Ich bin descubierto !

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    5. Ce qui complique les choses, c'est que le nègre de Didier Goux s'appelle également Didier Goux.

      Il y a d'autres exemples du même type : on sait aujourd'hui que les pièces de Shakespeare n'ont été écrites ni par Milton ni par Shakespeare, mais par un autre poète, lui aussi né et mort à Stratford- upon- Avon aux mêmes datesxque Shakespeare ( d'où la confusion), et également nommé Shakespeare.

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  7. Votre histoire m’a fait penser au joueur d’échecs de l’ami Zweig…vous jouiez un peu contre vous dans cette histoire en essayant de vous diviser

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    1. De me diviser ou de m'augmenter ?

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    2. Je ne saurais dire…ça peut aussi faire penser au Pierre Ménard de Borges qui réécrit don quiche…

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    3. Ah, non ! pour que ce soit semblable, il faudrait imaginer un Pierre Ménard réécrivant le Quichotte de Pierre Ménard…

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    4. Au-dela de 2-3 niveau de mise en abyme et de degrés d’abstraction…le fameux film dans le film voire le livre dans le livre…d’ailleurs quel est un exemple littéraire dans lequel on a le livre dans le livre dans le livre…il y a beaucoup de Gide, le monde selon Garp…de manière moins directe l’affaire Harry Québert…mais ce n’est que le livre dans le livre mais je n’ai pas d’exemple de livre dans le livre dans le livre avec 3 degrés de profondeur…

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  8. C'est tordu mais amusant !!!
    "...lui d'ordinaire chiche de commentaires complimenteux ..." :
    Et vous ne doutez pas du tout de Philippe B. ?
    Bibi

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  9. Tout comme le bon vin, votre écriture se bonifie avec le temps.

    Si vous vous êtiez senti d'humeur paresseuse vous auriez pu faire appel à Monsieur Jourdain, qui avait l'art et la manière de dire la même chose différemment :

    " Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
    D'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux.
    Vos yeux beaux d'amour me font, belle Marquise, mourir.
    Mourir, vos beaux yeux, belle Marquise, d'amour me font.
    Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d'amour. »

    Hélène

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    1. Beaucoup de clinquant, dans ce Gainsbourg-là…

      (Mais j'avoue l'avoir beaucoup aimé, du temps de ma jeunesse sans grand goût.)

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    2. @Fredi
      Moi aussi et de loin !
      Hélène

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    3. Bon, j'aurais dû prendre du recul avant de répondre, car si je le trouve extraordinaire (pardon à Didier), sa référence répétée à Lewis Caroll est plus que pénible.
      Années 70 époque où sous des prétextes fallacieux, tous les satyres sont sortis du bois.
      Hélène

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    4. Vieux toi-même, eh, retraité de mes deux !

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  10. Vous vous êtes autopompé ce qui montre une certaine souplesse.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.