Qui n'a jamais eu envie de changer d'époque ? D'oublier les ridicules, les grotesques et l'horreur de la sienne propre, pour s'en aller bivouaquer dans une autre, forcément plus accueillante, de même que l'herbe est plus verte aux vaches et aux veaux dans le pré voisin ? En bref et en clair, s'effacer de l'ardoise magique pour aller s'inscrire ailleurs. Encore faut-il savoir en quel siècle se transporter, bien sûr.
Durant quelque temps, je fus incertain de l'époque de mon choix. La fin du 12ème siècle me tentait assez. Je me serais bien vu, les après-midi de soleil, sortir ma petite chaise cannelée et aller contempler à l'oeuvre les bâtisseurs de Notre-Dame, ainsi que, dit-on, Dante aimait à le faire avec le Duomo de Florence. L'époque des Guerres de religions, dans un genre plus rock n'roll, me séduisait aussi pas mal.
Mais finalement, j'ai choisi la prudence, la sécurité sur le long terme, les intérêts médiocres mais garantis par l'État. Je suis donc né en 1821, comme Baudelaire et Flaubert (et quantité d'autres, dont on se fout pour le quart d'heure), dans une famille orléanaise - des bourgeois plutôt à leur aise, mais sans plus. Comme j'étais un élève doué, bien que paresseux, j'ai décroché mon bac, en 1839, et, l'année d'après, suis "monté" à Paris. Mon père avait tenu à ce que je fasse mon droit, mais j'ai vite déserté l'antique Sorbonne, pour aller grenouiller du côté des nombreux journaux qui éclosaient, mourraient, renaissaient de leurs cendres à peine attiédies, dans cette France louis-philipparde, encore toute suante de la tempête révolutionnaire et de l'épopée napoléonienne.
Je suis alors ce qu'on appelle un libéral républicain - c'est de mon âge -, je me gausse de ce roi constitutionnel, bourgeois et mesquin, dont au fond je m'accommode fort bien. La bourrasque de 48 me trouve enthousiaste, quoique prudent dans mes engagements. J'encourage la montée aux barricades, mais toujours depuis les diverses salles de rédaction qui veulent bien me payer, ou dans l'un des salons privés du Rocher de Cancale, mon restaurant favori, où, certains soirs, on peut voir Honoré de Balzac, vieilli avant l'âge mais toujours bedonnant, attablé devant trois douzaines d'huîtres arrivées par la marée du matin.
Il m'arrive aussi de croiser Hugo ou Lamartine, mais comme personne ne songe à nous présenter, il ne se conserve nulle trace de ma personne dans les écrits de ces deux personnages. Je m'en consolerai.
Le 2 décembre 1851 - je viens d'avoir 30 ans -, je comprends assez vite que la fête est finie et qu'il est temps de faire fructifier mon absence de talent. Accroissant encore ma production au sein des rares journaux autorisés par le nouvel empereur, évitant soigneusement ceux qui sentent un peu trop le soufre, je me lance parallèlement dans la production de petits romans bon marché, qui paraissent d'abord en feuilletons dans différents journaux parisiens, puis dans les feuilles des provinces, avant de finir en volumes entre les mains crasseuses des colporteurs de campagne. Je deviens une sorte de sous-Paul de Kock, de simili Ponson du Terrail, d'ersatz de Paul Féval. Je fais dans tous les genres, à la coupe comme chez le fromager, l'argent rentre.
En 1863, à 42 ans, je songe qu'il est temps de m'établir. Étant d'une nullité crasse en matière de finances, j'ai raté le coche des spéculations hausmaniennes, mais suis tout de même assis sur un confortable édredon, rembourré d'une monnaie merveilleusement stable. J'épouse Adélaïde, de 21 ans ma cadette, avec l'idée de lui faire trois enfants - ce que je ferai en effet. Mes deux fils seront suffisamment intelligents pour ne causer aucune inquiétude quant à leur avenir, mais pas assez pour faire de l'ombre à leur père : de bons garçons.
Ma fille, Albertine, sera le soleil de ma première vieillesse, avant qu'elle ne se mette en tête d'épouser contre ma volonté un godelureau barbouilleur de toiles.
La seule véritable peur de ma longue vie me sera causée par la guerre de 1870, durant laquelle je me réfugierai prudemment dans ma campagne de Mantes, afin d'entendre le tonnerre des canons prussiens pilonnant Paris, mais pas de trop près. Mes romans d'aventures et de mystère marchent moins bien, je passe de mode, mais ils rapportent suffisamment encore pour ne point ajouter l'inquiétude de l'avenir aux angoisses du présent.
À partir de 1892, date du mariage maudit d'Albertine, je vends mon appartement de la plaine Monceau pour m'installer définitivement à Mantes, avec Adélaïde. En bonne épouse qu'elle a toujours été, elle fait semblant de ne rien voir lorsque ma main vient à s'égarer sous le tablier de l'une de nos bonnes successives.
L'attaque mortelle vient me surprendre le 19 mars 1912, près de mes poiriers en espaliers, à la droite du verger que j'ai fait planter, sur le côté qui regarde la Seine. Les domestiques ont juste le temps de me ramener dans mon lit, tandis que la bonne court chercher le curé de Mantes. Je disparais à point nommé pour ne pas entendre les lointains fracas de la guerre qui va lézarder l'Europe, avant de l'abattre tout à fait, au long du siècle qui commence. De toute manière, je suis totalement sourd depuis huit ans déjà.
Ma dernière joie, avant dissolution, est d'imaginer la tête de mon gendre, à l'ouverture de mon testament, lorsque le notaire va lui apprendre que j'ai totalement déshérité Albertine, rien que pour le faire chier, lui.
Mon seul regret est de n'avoir pas eu la possibilité de revoir mes quatre petits-fils. Qui, de toute façon, disparaîtront bientôt, à quelques mois d'intervalle, dans la glaise des tranchées de la Somme.
Et j'aurais bien aimé, aussi, avoir le temps de lire le gros livre de Marcel Proust. Mais même lors d'une vie aussi longue, on ne peut pas tout avoir.
Durant quelque temps, je fus incertain de l'époque de mon choix. La fin du 12ème siècle me tentait assez. Je me serais bien vu, les après-midi de soleil, sortir ma petite chaise cannelée et aller contempler à l'oeuvre les bâtisseurs de Notre-Dame, ainsi que, dit-on, Dante aimait à le faire avec le Duomo de Florence. L'époque des Guerres de religions, dans un genre plus rock n'roll, me séduisait aussi pas mal.
Mais finalement, j'ai choisi la prudence, la sécurité sur le long terme, les intérêts médiocres mais garantis par l'État. Je suis donc né en 1821, comme Baudelaire et Flaubert (et quantité d'autres, dont on se fout pour le quart d'heure), dans une famille orléanaise - des bourgeois plutôt à leur aise, mais sans plus. Comme j'étais un élève doué, bien que paresseux, j'ai décroché mon bac, en 1839, et, l'année d'après, suis "monté" à Paris. Mon père avait tenu à ce que je fasse mon droit, mais j'ai vite déserté l'antique Sorbonne, pour aller grenouiller du côté des nombreux journaux qui éclosaient, mourraient, renaissaient de leurs cendres à peine attiédies, dans cette France louis-philipparde, encore toute suante de la tempête révolutionnaire et de l'épopée napoléonienne.
Je suis alors ce qu'on appelle un libéral républicain - c'est de mon âge -, je me gausse de ce roi constitutionnel, bourgeois et mesquin, dont au fond je m'accommode fort bien. La bourrasque de 48 me trouve enthousiaste, quoique prudent dans mes engagements. J'encourage la montée aux barricades, mais toujours depuis les diverses salles de rédaction qui veulent bien me payer, ou dans l'un des salons privés du Rocher de Cancale, mon restaurant favori, où, certains soirs, on peut voir Honoré de Balzac, vieilli avant l'âge mais toujours bedonnant, attablé devant trois douzaines d'huîtres arrivées par la marée du matin.
Il m'arrive aussi de croiser Hugo ou Lamartine, mais comme personne ne songe à nous présenter, il ne se conserve nulle trace de ma personne dans les écrits de ces deux personnages. Je m'en consolerai.
Le 2 décembre 1851 - je viens d'avoir 30 ans -, je comprends assez vite que la fête est finie et qu'il est temps de faire fructifier mon absence de talent. Accroissant encore ma production au sein des rares journaux autorisés par le nouvel empereur, évitant soigneusement ceux qui sentent un peu trop le soufre, je me lance parallèlement dans la production de petits romans bon marché, qui paraissent d'abord en feuilletons dans différents journaux parisiens, puis dans les feuilles des provinces, avant de finir en volumes entre les mains crasseuses des colporteurs de campagne. Je deviens une sorte de sous-Paul de Kock, de simili Ponson du Terrail, d'ersatz de Paul Féval. Je fais dans tous les genres, à la coupe comme chez le fromager, l'argent rentre.
En 1863, à 42 ans, je songe qu'il est temps de m'établir. Étant d'une nullité crasse en matière de finances, j'ai raté le coche des spéculations hausmaniennes, mais suis tout de même assis sur un confortable édredon, rembourré d'une monnaie merveilleusement stable. J'épouse Adélaïde, de 21 ans ma cadette, avec l'idée de lui faire trois enfants - ce que je ferai en effet. Mes deux fils seront suffisamment intelligents pour ne causer aucune inquiétude quant à leur avenir, mais pas assez pour faire de l'ombre à leur père : de bons garçons.
Ma fille, Albertine, sera le soleil de ma première vieillesse, avant qu'elle ne se mette en tête d'épouser contre ma volonté un godelureau barbouilleur de toiles.
La seule véritable peur de ma longue vie me sera causée par la guerre de 1870, durant laquelle je me réfugierai prudemment dans ma campagne de Mantes, afin d'entendre le tonnerre des canons prussiens pilonnant Paris, mais pas de trop près. Mes romans d'aventures et de mystère marchent moins bien, je passe de mode, mais ils rapportent suffisamment encore pour ne point ajouter l'inquiétude de l'avenir aux angoisses du présent.
À partir de 1892, date du mariage maudit d'Albertine, je vends mon appartement de la plaine Monceau pour m'installer définitivement à Mantes, avec Adélaïde. En bonne épouse qu'elle a toujours été, elle fait semblant de ne rien voir lorsque ma main vient à s'égarer sous le tablier de l'une de nos bonnes successives.
L'attaque mortelle vient me surprendre le 19 mars 1912, près de mes poiriers en espaliers, à la droite du verger que j'ai fait planter, sur le côté qui regarde la Seine. Les domestiques ont juste le temps de me ramener dans mon lit, tandis que la bonne court chercher le curé de Mantes. Je disparais à point nommé pour ne pas entendre les lointains fracas de la guerre qui va lézarder l'Europe, avant de l'abattre tout à fait, au long du siècle qui commence. De toute manière, je suis totalement sourd depuis huit ans déjà.
Ma dernière joie, avant dissolution, est d'imaginer la tête de mon gendre, à l'ouverture de mon testament, lorsque le notaire va lui apprendre que j'ai totalement déshérité Albertine, rien que pour le faire chier, lui.
Mon seul regret est de n'avoir pas eu la possibilité de revoir mes quatre petits-fils. Qui, de toute façon, disparaîtront bientôt, à quelques mois d'intervalle, dans la glaise des tranchées de la Somme.
Et j'aurais bien aimé, aussi, avoir le temps de lire le gros livre de Marcel Proust. Mais même lors d'une vie aussi longue, on ne peut pas tout avoir.
Ponson du Terrail un nom qui m'a toujours fait rêver, d'ailleurs Rocambole ce n'est pas si mauvais que cela et au moins comme trame pour un feuilleton télévisé - une dramatique comme on disait - c'est bien meilleur que du Besson (Luc) !
RépondreSupprimerLouis Ulbach 1822/1889 dont je vous donnais un extrait hier est encore plus oublié, c'est un sous-Balzac mais ce n'est pas si mal finalement.
iPidiblue dixneufvièmiste
Au fait Didier, une question indiscrète : vous n'avez jamais songé à travailler pour le cinéma ?
RépondreSupprimerQuand on entend les dialogues indigents des films français d'aujourd'hui - l'absence complète de culture littéraire des Besson et autres Jeunet - on reste pétrifié !
iPidiblue qui cherche un successeur à Henri Jeanson et Michel Audiard.
Votre Génie de la Lampe est plus poète que le mien !!!
RépondreSupprimerMais je me comprends pas l'intérêt qu'il y a à se vivre une autre vie pourtant semblable (pour ce que j'en connais, c'est à dire pas grand chose !)
Un film comme "Madame de ... " d'après Louise de Vilmorin avec des dialogues de Marcel Achard est absolument improbable aujourd'hui, voici ce que disait Max Ophuls, à Danielle Darrieux, pour le rôle de Louise : « Votre tâche sera dure. Vous devrez, armée de votre beauté, votre charme et votre élégance, incarner le vide absolu, l’inexistence. Vous deviendrez sur l’écran le symbole même de la futilité passagère dénuée d’intérêt. Et il faudra que les spectateurs soient épris, séduits et profondément émus par cette image. »
RépondreSupprimeriPidiblue cinéphile d'antan, nostalgique de subtilités et qui ne prend jamais le Taxi de Luc Besson
Songer à travailler pour le cinéma ? Oui, bien sûr, ou même pour la télévision. Mais, dans ma vie, j'aurai beaucoup plus songé qu'agi...
RépondreSupprimerMifa, l'exercice consistait juste à changer d'époque. Or, pourquoi aurais-je été différent (un peu tout de même : les enfants notamment...), naissant un gros siècle plus tôt ?
Pierre, je ne connaissais pas ce que que vous citez de Max Ophuls, j'aime beaucoup. Et puis, hein, la Darrieux, tout de même...
Je vais voir si on peut trouver quelque chose de votre Louis Ulbach (dont le nom me plaît bien).
RépondreSupprimer1821-1821 mort-né...
RépondreSupprimerMère morte en couche...
Travail de deuil...
Charette.. vous êtes dans la prochaine !
En souvenir des quelques billets qui précèdent celui-ci.
Couche(s) sans doute.
RépondreSupprimerÉvidemment, j'aurais gagné un temps fou...
RépondreSupprimerRrrestituons à charrette ce qui lui revient.
RépondreSupprimerBientôt vous supplierez qui veut vous entendre pour avoir quelques petites heures de plus dans cette vie-là....
Oui, si on cherche la clé du personnage, on peut penser à 1/3 Ponson du Terrail, dit Tesson du Portail pour les intimes, 1/3 Goncourt (Edmond, la moité d'un tiers), 1/3 Désiré Nisard cher à Chevillard, et 1/3 (oui je sais ça fait 4 1/3)sainte-beuvesque, le tout est une belle évocation du "charme mou" du 19ème siècle, le siècle du roman.
RépondreSupprimerMoi aussi j'ai noté Ulbach.
C'est une vie qui m'irait assez bien, aussi. Mais dis-moi, pourrait-on changer d'époque ET de lieu?
RépondreSupprimerAh, pour le changement de lieu, il faut que je consulte mon conseil d'administration...
RépondreSupprimerEn fait, je n'en ai pas parlé car l'idée de changer de lieu ne m'effleure que très rarement. Je suis comme ce chef d'orchestre (actuel, mais son nom m'échappe) à qui un journaliste demandait où il aimerait habiter et qui répondait : "Pas trop loin de chez moi..."
Un type certainement bien cet Ulbach le 29 mai 1871 après la fin de la Commune, rédac' en chef de La Cloche il réclame une "Justice sévère, implacable, impassible" !
RépondreSupprimerAh ! comme dirait si bien Juan les belles mirettes ...
iPidiblue les belles bacchantes
"impassible" me plaît beaucoup...
RépondreSupprimerMoi aussi je suis assez tenté par le dix-neuvième siècle:l'apogée de la marine à voile, les derniers blancs sur la carte du monde à remplir. Je me serais bien vu dans la peau du Kurtz de Conrad. Le rôle du capitaine Achab me serait allé comme une jambe en os de cachalot...
RépondreSupprimerAdmirable billet, c'est aussi l'époque que j'aurais choisi certainement pour la maison de Médan.
RépondreSupprimerValles parle d'Ulbach dans "l'insurgé", non ?
Deux infos :
RépondreSupprimerLes partisans de l’Islam en Grande-Bretagne voudraient que l’on intègre la Charria au droit Britannique, ils auraient tord de ne pas abuser des largesses de la politique communautariste de Londres.
Concomitamment , Le taux de natalités des mères étrangères a augmenté de 77% par rapport aux femmes britanniques « de souche ». A Londres, 6 nouveau-nés sur 10 ont une mère étrangére , le taux général du pays remonte !
Ils ne sont pas dans la mouise…
A CALY-FOURCHON DE LA DEMAGOGIE
RépondreSupprimerRésistance ! Résistance ! Résistance ! Résistance !
Résistance ! Résistance ! Résistance ! Résistance !
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