Je me suis laissé entraîner, une fois de plus. Il devait être onze heures et demie, hier soir ; j'effectuais le traditionnel zapping-dodo. Je rappelle aux néophytes que le zapping-dodo est le tour des chaînes – généralistes et cinéphiliques, mais en excluant tout de même le télé-achat et les sports – que l'honnête homme effectue avant d'éteindre le poste et d'aller se coucher ; c'est un exercice à haut risque car on ne sait jamais où il peut vous entraîner, ni surtout jusqu'à quelle heure. C'est ainsi que je suis tombé sur Les Choses de la vie, à une vingtaine de minutes de son commencement. Je suis incapable de résister à un film de Claude Sautet des années soixante-dix. Je ne les regarde pas ni ne les écoute : je les contemple dans un premier temps, puis je plonge dans leur décor qui pour moi n'en est pas un, mais la réalité chaude d'un monde mort, où il me semble vivre encore un peu.
Tout y est : les voitures dans lesquelles je me suis assis – toujours à l'arrière, mes parents devant –, les panneaux de béton au pied en triangle serré indiquant les entrées de village, les villages eux-mêmes ; les vêtements gris des hommes mûrs et les robes plus colorées des femmes, presque toutes aussi jeunes et belles que ma mère alors ; l'entrée des cafés, le chiffon sur le formica, le carillon Big Ben au mur du fond, la publicité Byrrh, les casquettes et la fumée des mégots sans filtre ; le guichet de la petite poste en avant duquel on s'adresse à une employée et non à son hygiaphone blindé.
Cinq minutes me suffisent pour oublier l'histoire, les personnages, leurs problèmes : je suis dans le monde, je tourne le dos à l'action, je m'exfiltre par une ruelle oblique, je rentre à la maison.
Et je me disais hier que ce coin de rue familier, plus savoureusement banal qu'aucun autre, pouvait paraître bien historique et étrange, à beaucoup de mon peu de lecteurs ayant à peine dépassé trente ans ; qu'il devait leur avoir ce côté merveilleux et inquiétant que revêt l'inconnu que l'on sent derrière soi – comme avaient pu l'avoir pour moi les films en noir et blanc des années cinquante, avec Gabin et Paul Frankeur.
J'ai inspiré un grand coup, mais je n'ai pas trop bien réussi à sourire. J'ai allumé une gitane au beau milieu du bureau de poste et nul ne s'en est étonné. Lorsque la tête de Michel Piccoli a disparu sous la vague, il m'a bien fallu réintégrer le futur.
Tout y est : les voitures dans lesquelles je me suis assis – toujours à l'arrière, mes parents devant –, les panneaux de béton au pied en triangle serré indiquant les entrées de village, les villages eux-mêmes ; les vêtements gris des hommes mûrs et les robes plus colorées des femmes, presque toutes aussi jeunes et belles que ma mère alors ; l'entrée des cafés, le chiffon sur le formica, le carillon Big Ben au mur du fond, la publicité Byrrh, les casquettes et la fumée des mégots sans filtre ; le guichet de la petite poste en avant duquel on s'adresse à une employée et non à son hygiaphone blindé.
Cinq minutes me suffisent pour oublier l'histoire, les personnages, leurs problèmes : je suis dans le monde, je tourne le dos à l'action, je m'exfiltre par une ruelle oblique, je rentre à la maison.
Et je me disais hier que ce coin de rue familier, plus savoureusement banal qu'aucun autre, pouvait paraître bien historique et étrange, à beaucoup de mon peu de lecteurs ayant à peine dépassé trente ans ; qu'il devait leur avoir ce côté merveilleux et inquiétant que revêt l'inconnu que l'on sent derrière soi – comme avaient pu l'avoir pour moi les films en noir et blanc des années cinquante, avec Gabin et Paul Frankeur.
J'ai inspiré un grand coup, mais je n'ai pas trop bien réussi à sourire. J'ai allumé une gitane au beau milieu du bureau de poste et nul ne s'en est étonné. Lorsque la tête de Michel Piccoli a disparu sous la vague, il m'a bien fallu réintégrer le futur.
Merveilleux zapping-dodo impossible ici-bas : la "vraie" soirée télé commence à 22H ; un zapping dodo commencerait donc vers 1h30, rapport aux 20 minutes de pub par heure de programme... Alors mon Sautet je le trouve en dvd (j'ai tous les films de romy ou quasi, je vous les montre à la récré promis) le zapping de l'expatrié quoi ; et il y a bien de cette fascination pour un passé inconnu et que vous décrivez si bien. Franchement Didier vous devriez écrire...
RépondreSupprimerÉcrire, écrire ? Mais j'ai à peine le courage de lire, malade comme je suis ! C'est bien fait, remarquez : j'avais juste à ne pas engloutir une deuxième ration de saucisses en boîte...
RépondreSupprimerTant que vous lisez, tout espoir de guérison est permis...
RépondreSupprimerSautet, ce ne serait pas ce vieux monsieur qui a fait tourné la petite Beart avec une autre vieille branche qui enlevait ses vêtements dans feu le journal télé de Bruno Masure ?
Ha la vache : des saucisses en boite! Mon bras droit pour un william saurin là tout de suite (même froid à même la boite comme dirait Desproges): il faut un corridor humanitaire de Toulouse à Madrid!!!!
RépondreSupprimerPourquoi une petite boîte de Canigou ?
RépondreSupprimerMoi, c'est Le souffle au coeur qui me fait cet effet-là.
RépondreSupprimerOu Le lauréat.
Oui je sais, c'est pauvre.
Mais j'ai pas de fièvre.
(Lina, donc, mon mail est dans tes spams?)
J'éprouve la même impression que vous Didier, mais vous l'exprimez magnifiquement, comme un écrivain, un vrai, plutôt sculpteur que "gros oeuvre"... si on se cantonne au bâtiment !
RépondreSupprimerC'est marrant : je pratique tous les soirs le télézapping mais je ne me rappelle JAMAIS, le matin, ce que j'ai vu la veille.
RépondreSupprimerCe qui vous dites là, Monsieur Goux, me semble très vrai. Bien qu'il ne soit d'ailleurs nullement besoin en l'occurrence de surenchérir sur vos propos, hormis, bien entendu, pour le plaisir toujours appréciable d'enfoncer des portes ouvertes, j'ajouterai quant à moi que ce sentiment d'étrangeté teinté d'effroi que vous évoquez atteint son paroxysme à la vision de films muets d'avant le guerre de 14. En effet, que reste-t-il en nous de ces individus que l'on voit s'agiter de façon bizarre sur l'écran, de ces acteurs qui ne sont jamais que les contemporains de nos grands-parents ou arrière-grands-parents, mais dont le jeu paraît désormais tellement outré qu'ils nous semblent venir d'un autre monde ? C'est, du reste, un peu ça, puisqu'ils sont tous morts.
RépondreSupprimerComment vivaient-ils ? Pensaient-ils d'une manière si différente de la nôtre ? Pressentaient-ils le cataclysme qui allait s'abattre sur l'Europe ? Il nous faut en fait souvent nous débarrasser d'une impression totalement irrationnelle que nous donne malgré nous le cinéma de cette époque, à savoir que les gens d'alors vivaient en noir et blanc et marchaient en sautillant sur un rythme accéléré.
Cela étant dit, pour en revenir aux Choses de la vie, j'ai toujours regretté pour ma part que Boby Lapointe n'y ait pas poussé la chansonnette. Bobo Léon ou Monsieur l'agent, juste après l'accident, ça aurait pu être du meilleur effet, ne pensez-vous pas ?
Ah, non, vous ne le pensez pas.
Soit.
@Chieuvrou
RépondreSupprimer...et parlaient comme un vieux grammophone qui grince.
Orage
Quel talent pour évoquer ce que nous ressentons.....Il vous sera beaucoup pardonné!
RépondreSupprimerYibus : de toute façon, je suis obligé de lire : j'ai des obligations professionnelles...
RépondreSupprimerLina : sérieusement, vous en êtes là ? La prochaine fois que mon ami Carlos file à Madrid, je le leste d'un sac de victuailles pour vous.
Sniper : les saucisses en boîte étaient une sorte de private joke entre Lina et moi.
Mélina : c'est amusant que vous parliez du Souffle au coeur car j'avais prévu de terminer ce billet en disant que Léa Massari (présente dans le film de Sautet) n'avait qu'à paraître à l'écran pour éclipser totalement Romy Schneider, dont je n'ai jamais bien compris ce qu'on lui trouvait.
Pluton : bien obligé de donner dans la sculpture d'intérieur : les conditions météorologiques interdisent le travail en extérieur, pour les gars du bâtiment.
Nicolas : le zapping-dodo ne fonctionne qu'avec les télespectateurs à jeun.
Chieuvrou, je souscris entièrement à ce que vous écrivez. Il me semble qu'il y a même encore plus poignant que les films d'avant-guerre (de 14), ce sont les documentaires de la même époque.
En revanche, et comme vous semblez le subodorer, je ne parviens pas à comprendre ce qu'on a pu trouver à Bobby Lapointe, qui s'est contenté de mettre en (mauvaise) musique l'almanach Vermot.
Mais bon.
Orage : tant mieux, car la liste commence d'être longue !
Mon père est marinier
RépondreSupprimerDans cette péniche
Ma mère dit la paix niche
Dans ce mari niais
Ma mère est habile
Mais ma bile est amère
Car mon père et ses verres
Ont les pieds fragiles
Oh! comparer Bobby Lapointe à l'almanach Vermot! Alors là !
Suzanne (indignée)
La sculpture d'intérieur vire chez vous, Monsieur Goux, vers une ravissante oeuvre de déco, que vous fleurissez avec un bouquet de mots.
RépondreSupprimerSuperbe texte.
RépondreSupprimerMoi du haut de mes 35 balais je ressens la même chose devant un film des années 70. De vague souvenirs de ma prime jeunesse (peut-être déjà télévisuels d'ailleurs)remontent : la deux chevaux soprane de ma mère, la R16 engitanée de mon père barbu... Je ne pense pas "c'était mieux avant"
mais la même nostalgie que la vôtre me submerge pourtant.
Et curieusement, les films des années 80 ne me font pas cet effet alors que j'étais encore bien jeune.
@Suzanne : Merci pour Boby ! Je partage votre indignation. Non mais.
Suzanne : la citation ne fait que confirmer ce que je dis, me semble-t-il : "ma mère est habile mais sa bile est amère", franchement, c'est quand même pas du Francis Ponge...
RépondreSupprimer(Le dernier mot qui t'a servi était Ponge !)
Jeffanne : je vais peut-être bien me lancer dans une nouvelle carrière professionnelle, d'ailleurs...
Marie-Georges : votre père était barbu ET roulait en R 16 ? Il était donc à l'Éducation nationale. Pas possible autrement, je connais mes classiques.
Marie-Georges : pour en revenir – sur un mode plus sérieux – à la R 16 et au papa barbu, il semblerait que votre nostalgie de ces années 70 (sans doute la seconde moitié) soit d'une autre tonalité que la mienne, la vôtre concernant plutôt vos parents, l'image que vous aviez d'eux enfant. Elle pourrait correspondre, si l'on en revient au cinéma, à ce que je peux ressentir, moi, en revoyant des films du début des années 60.
RépondreSupprimerBeau billet, Monsieur Goux.
RépondreSupprimerJ'essayais d'expliquer à mon cher et tendre pourquoi les films de ces années-là m'hypnotisaient à ce point (alors que je les connais et que les ai presque tous vus au cinéma lors de leur sortie)et ce que j'essayais d'y retrouver... Mais vous l'écrivez cent fois mieux !
Fulmicoton : en fait, ces films, on ne les revoie pas, on y retourne, c'est tout.
RépondreSupprimerhttp://hoplite.hautetfort.com/archive/2008/12/12/mort-de-pierre.html
RépondreSupprimerles grands esprits...