« (...) Il parla de sa personne et des affaires du pays. Si lamentables qu'elles fussent, elle le réjouissaient ; car on marchait au communisme. D'abord, l'Administration y menait d'elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l'avait pas ménagée ; au nom de l'utilité publique, l'État pouvait prendre désormais ce qu'il jugeait lui convenir. Sénécal se déclara pour l'Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l'exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l'insuffisance des masses.
– Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! »
Sénécal est sans doute le personnage le plus glaçant de L'Éducation sentimentale, que je viens tout juste de relire. Il est d'une pureté sans faille, terrible ; il se veut constamment et tout entier au service de l'idée, y compris lorsqu'il travaille sans paraître en avoir conscience à son propre intérêt le plus matériel. Il veut la Justice, ou la Fraternité, ou la Révolution ; il exige le bonheur du Peuple – Sénécal est ce type d'homme qui ne peut se mouvoir que dans une forêt de majuscules initiales. Quand par hasard il est amené à cotoyer le peuple-avec-un-petit-p, lorsqu'il devient brièvement le contremaître de Jacques Arnoux, il se montre, au nom de l'Équité – retour de la majuscule – un épouvantable petit chef "psychorigide", ainsi que l'on bavocherait aujourd'hui.
L'apogée, si l'on peut dire, de Sénécal interviendra tout à la fin du chapitre VI de la troisième partie, juste avant ce grand "blanc" dans la trame du roman, que Marcel Proust admirait sans réserve ; lorsque, devenu sergent de ville, il passe son épée au travers du corps de l'un des émeutiers, Dussardier, le personnage le plus pur, le plus naïvement bon de l'Éducation sentimentale – Dussardier qu'il connaît et fréquente pourtant depuis plusieurs années. Scène dramatique, brève, presque foudroyante, qui se clôt sur le fragment de phrase qui m'a servi de titre.
Dans les dernières pages du roman, qui se passent près de 20 ans plus tard, tous les protagonistes de l'histoire sont passés en revue, par Frédéric Moreau et son ami Deslauriers. Le seul dont nul ne sait ce qu'il est devenu, mais dont il est aisé de deviner qu'il doit, quelque part, continuer ses méfaits au nom d'autres majuscules, c'est bien entendu Sénécal.
Il m'est apparu alors que notre monde était grouillant de petits Sénécal ; qu'ils avaient merveilleusement proliféré depuis le temps de Flaubert ; ces jeunes gens dont je dis souvent qu'ils n'aspirent qu'au mirador, afin de pouvoir tenir le Mal à l'oeil d'un peu plus haut. Bien sûr, ils ne sont plus sergents de ville et manient rarement l'épée. Mais ils réclament des lois à hauts cris, s'indignent à grande vertu des crimes qu'ils suspectent, contre le Bien, la Tolérance, le Respect, la Fraternité ; ils traquent les Discriminations et les Phobies, le Racisme et ses corollaires.
Sénécal a parfaitement survécu aux barricades de 1848, et il est resté tel, à l'endroit où on pouvait s'attendre à le rencontrer ; dans la forêt de majuscules moderne, fraîchement replantée à la place de l'ancienne, dévastée par les tempêtes du siècle.
– Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! »
Sénécal est sans doute le personnage le plus glaçant de L'Éducation sentimentale, que je viens tout juste de relire. Il est d'une pureté sans faille, terrible ; il se veut constamment et tout entier au service de l'idée, y compris lorsqu'il travaille sans paraître en avoir conscience à son propre intérêt le plus matériel. Il veut la Justice, ou la Fraternité, ou la Révolution ; il exige le bonheur du Peuple – Sénécal est ce type d'homme qui ne peut se mouvoir que dans une forêt de majuscules initiales. Quand par hasard il est amené à cotoyer le peuple-avec-un-petit-p, lorsqu'il devient brièvement le contremaître de Jacques Arnoux, il se montre, au nom de l'Équité – retour de la majuscule – un épouvantable petit chef "psychorigide", ainsi que l'on bavocherait aujourd'hui.
L'apogée, si l'on peut dire, de Sénécal interviendra tout à la fin du chapitre VI de la troisième partie, juste avant ce grand "blanc" dans la trame du roman, que Marcel Proust admirait sans réserve ; lorsque, devenu sergent de ville, il passe son épée au travers du corps de l'un des émeutiers, Dussardier, le personnage le plus pur, le plus naïvement bon de l'Éducation sentimentale – Dussardier qu'il connaît et fréquente pourtant depuis plusieurs années. Scène dramatique, brève, presque foudroyante, qui se clôt sur le fragment de phrase qui m'a servi de titre.
Dans les dernières pages du roman, qui se passent près de 20 ans plus tard, tous les protagonistes de l'histoire sont passés en revue, par Frédéric Moreau et son ami Deslauriers. Le seul dont nul ne sait ce qu'il est devenu, mais dont il est aisé de deviner qu'il doit, quelque part, continuer ses méfaits au nom d'autres majuscules, c'est bien entendu Sénécal.
Il m'est apparu alors que notre monde était grouillant de petits Sénécal ; qu'ils avaient merveilleusement proliféré depuis le temps de Flaubert ; ces jeunes gens dont je dis souvent qu'ils n'aspirent qu'au mirador, afin de pouvoir tenir le Mal à l'oeil d'un peu plus haut. Bien sûr, ils ne sont plus sergents de ville et manient rarement l'épée. Mais ils réclament des lois à hauts cris, s'indignent à grande vertu des crimes qu'ils suspectent, contre le Bien, la Tolérance, le Respect, la Fraternité ; ils traquent les Discriminations et les Phobies, le Racisme et ses corollaires.
Sénécal a parfaitement survécu aux barricades de 1848, et il est resté tel, à l'endroit où on pouvait s'attendre à le rencontrer ; dans la forêt de majuscules moderne, fraîchement replantée à la place de l'ancienne, dévastée par les tempêtes du siècle.
Sénécal, fils de pub..
RépondreSupprimerMerci pour cet extrait et cette analyse. J'aime bp ce roman, qui est en même temps très dur dans son entreprise de destruction de l'idéalisme.
Tous les types sont atroces. Vous vous souvenez du moment où le mec en prison demande "Du pain", et le gars, dont Frédéric va vouloir épouser la fille à un moment lui répond :"tiens en voilà du pain !" et lui tire dessus.
Flaubert s'est bien fait plaisir, pour exprimer ici et si bien, tout le dégoût qu'il a de la stupidité moderne et aussi, on le regrette, celui de l'humanité.
bien à vous Didier
Oui, c'est le Père Roque, qui tue le prisonnier. Tous les types sont atroces ? Non, pas Dussardier, justement. C'est sans doute pour cela qu'il finit avec l'épée de Sénécal au travers du corps. Et j'avoue que, dans son égoïsme tranquille de jouisseur, j'éprouve une certaine sympathie pour M. Arnoux.
RépondreSupprimerDégoûté de l'humanité, Flaubert ? Tout de même, il y a, ici, Mme Arnoux. Et, six ans plus tard, la Félicité d'Un coeur simple...
Didier, ce sont les rapprochements avec notre époque, que vous établissez à partir de ce grand roman, qui me semblent tirés par les cheveux. Les jeunes gens que vous visez, qui "n'aspirent qu'au mirador", ne sont pour rien, tout de même, dans les rafales de lois ou décrets qui blessent actuellement notre société!
RépondreSupprimerCher Coucou, je vous demande bien pardon, mais nous y sommes tous pour quelque chose, dans la mesure où l'homme moderne ne cesse de réclamer de nouvelles lois répressives contre tout ce qui n'a pas l'heur de lui plaire !
RépondreSupprimerEt c'est pour ne rien dire de la nouvelle police politique que sont les "associations" et autres observatoires" (HALDE, Chienne de garde et consorts)...
Coucou : il y a déjà quelque temps que je réfléchis à un petit billet qui ferait un parallèle entre le fameux Ernest Pinard, qui demanda les condamnations de Madame Bovary puis des Fleurs du Mal, et dont il est de bon ton de se moquer, et nos petits procureurs modernes qui font le même travail que lui de nos jours.
RépondreSupprimerVous n'en trouverez tout de même pas beaucoup d'aussi virulents que Pinard! (Au fond, avec un nom pareil, il était peut-être condamné à l'excès de vertu!)
RépondreSupprimerIl y a un tas de miradors individuels et on s'en choisit tous un, faut croire. Etre du côté que l'on défend fait partie de la nature humaine, la notion de groupe ou quelque chose comme ça. Et on retrouve en face d'autres miradors défendus par d'autres puristes…
RépondreSupprimerLa question est plutôt de savoir à quel moment on juge utile son propre mirador, non ?
Poireau : on a déjà parler de cela, je crois bien. et je me souviens vous avoir dit que cette histoire de mirador "individuel", "portatif" pourrait-on presque dire, n'était pour moi qu'un faux fuyant, qu'une manière de refuser de voir les vrais miradors, les dangereux, les collectifs. Ceux que, justement, personne ne voit.
RépondreSupprimerPour le mysanthropisme, je me référai surtout à sa correspondance. Bien sûr, il lui arrivait de flancher..
RépondreSupprimerLe Père Roque, voilà, lui.
Moi aussi, j'adore M Arnoux, sa façon débile et macho de dire "Ma femme, ma femme !" pour appeler Mme Arnoux, c'est irrésistible.
Cher Flaubert, même dans la plus grade compassion, il y a toujours une dimension qui se moque. Je pense que c'est aussi pour cela qu'il est bon. L'ambiguïté stylistique, par exemple, quand il dit "C'était le peuple" : admiration et dégoût.
Didier,
RépondreSupprimerest-ce-que Flaubert pendant ses séjours en Orient avait des relations homosexuelles ? Je n'arrive plus à savoir où j'ai lu ça, et je ne sais pas si c'est juste (mais bien sûr cela n'a pas vraiment une importance majeure...)
Emma : il me semble bien qu'il y fait deux ou trois allusions dans sa Correspondance de cette époque, oui (mais pas dans les lettres à sa mère...). Mais il donne plus l'impression (toujours dans mon souvenir) d'avoir sacrifié à une sorte de folklore qu'assouvi une pulsion.
RépondreSupprimerDans cet ouvrage, une grande part du génie de Flaubert réside dans le personnage de Sénécal.Dans le romain, on est tout de suite séduit par le charisme de Sénécal, et l'on commence à sentir l'arnaque lorsqu'il tyrannise ses ouvriers. Flaubert a décelé les dérives possibles du socialisme, c'est un visionnaire. Ce parti pris est équilibré par Dussardier, véritable républicain et combattant de la classe ouvrière.
RépondreSupprimerD.