Je suis plongé depuis une grosse semaine dans le journal des Goncourt. Plongé n'est d'ailleurs pas le terme exact : j'ai l'impression de davantage le parcourir que de le lire. Par exemple, je survole très rapidement, ou même saute carrément, les minutieuses descriptions d'intérieurs, poussées jusqu'à la maniaquerie, où pas un bibelot, pas un bout de tapis ne doit échapper. Les considérations sur les femmes, les sempiternelles plaintes à leur sujet, à propos de leur “putanisme” ont elles aussi vite fait de tourner à la rengaine un peu vide.
M'intéressent bien davantage les Scènes de la vie parisienne qui se tissent page après page, le tableau des mœurs éditoriales et journalistiques qui s'élabore au jour le jour, sorte de version feuilletonnesque de ce que Balzac a si magistralement ramassé dans la deuxième partie de ses Illusions perdues.
Et justement, à propos de Balzac. Il y a une dizaine de jours, dans un billet, sortant à peine des Splendeurs et misères, j'esquissais un court (trop court...) parallèle entre Hugo et lui, partant de leurs deux figures de forçats, Vautrin et Valjean, et concluant au net avantage de Balzac. Je n'ai donc pas été fâché, cet après-midi, de lire ceci, sous la plume des deux frères (mais plus probablement sous celle de Jules), à la date du 25 avril 1862 :
« Une grande déception pour nous, Les Misérables d'Hugo. J'écarte la morale du livre : il n'y a point de morale en art ; le point de vue humanitaire de l'œuvre m'est absolument égal. D'ailleurs, à y bien réfléchir, je trouve assez amusant de gagner deux cent mille francs, – qui est le vrai chiffre de vente – à s'apitoyer sur les misères du peuple !
« Passons et venons à l'œuvre. Elle grandit Balzac, elle grandit Eugène Sue, elle rapetisse Hugo. Titre injustifié : point la misère, pas d'hôpital, prostitution effleurée. Rien de vivant : les personnages sont en bronze, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. Le manque d'observation éclate et blesse partout. Situations et caractères, Hugo a bâti tout son livre avec du vraisemblable et non avec du vrai, ce vrai qui achève toutes choses et tout homme dans un roman par l'imprévu qui les complète. Là est le défaut et la misère profonde de l'œuvre.
« Pour le style, il est enflé, tendu, court d'haleine, impropre à ce qu'il dit. C'est du Michelet de Sinaï. – Point d'ordre : des demi-volumes de hors-d'œuvre. Point de romancier : Hugo et toujours Hugo ! De la fanfare et point de musique. Rien de délicat. Une préméditation du grossier et de l'enluminé. Une flatterie, une caresse de toutes les grosses opinions, un saint évêque, un Polyeucte bonapartiste et républicain ; des soins lâches du succès qui vont jusqu'à ménager MM. les aubergistes.
« Voilà ce livre ouvert pour nous comme un livre de révélation et fermé comme un livre de spéculation. En deux mots, un roman de cabinet de lecture écrit par un homme de génie. »
Qu'il y ait des excès dans cette critique “à chaud” – le roman venait tout juste de paraître –, c'est certain : “court d'haleine” me paraît bien sévère. Mais, à côté, l'adjectif “enluminé” me semble d'une justesse parfaite.
De toute façon, il ne faut pas chercher de critiques posées ni d'opinions raisonnées chez les frères Goncourt. Ou bien, s'il s'en trouve, c'est au milieu de dizaines de jugements à l'emporte-pièce (la charge furieuse contre Ingres !), parfois dictés par ce qui pourrait bien être, et qui est presque à coup sûr, la jalousie et l'aigreur : les différentes esquisses du portrait de Flaubert par exemple, ainsi que les jugements sur ses livres. C'est en effet l'un des leitmotivs de ce journal : ses auteurs ne sont pas reconnus à leur juste valeur – qu'ils placent très haut –, ils sont nés par malheur dans un siècle où tout ce qui est grand est rabaissé, et tout ce qui a du succès est vil et compromis.
Il reste que ces trois mille pages (dont j'achève tout juste le premier tiers) fourmillent de notations crues, voire cruelles, mais qui “sonnent ” juste, sur les sommités journalistico-littéraires de la seconde moitié du siècle. En tant qu'écrivain en bâtiment, je ne pouvais évidemment rester insensible à ce que les Goncourt écrivent du plus célèbre et talentueux d'entre nous : Ponson du Terrail (19 juin 1861) :
« On aperçoit, passant modestement, le profil de Ponson du Terrail, avec, à l'horizon, sur le boulevard, son dog-cart et son cocher, la seule voiture d'homme de lettres roulant sur le pavé de Paris. Le pauvre garçon, au reste, la gagne assez et par le travail et par l'humilité de la modestie. C'est lui qui dit aux directeurs de journaux où il a un immense roman en train : “ Prévenez-moi trois feuilletons d'avance, si ça ennuie le public ; et en un feuilleton, je finirai. ” On vend des pruneaux avec plus de fierté. »
Être feuilletoniste pour les journaux, si ces derniers publiaient encore des romans en feuilleton, voilà qui conviendrait à merveille, il me semble, à ma trop fâcheuse propension à ne me mettre au travail qu'en dernière extrémité – et je crois que j'aurais bien aimé cela.
On y parle aussi, dans ce journal, énormément des femmes, sur un ton froidement misogyne très “d'époque” et avec un penchant pour les histoires de "lorettes”, d'actrices et de putains, lesquelles sont très souvent les mêmes, soit tour à tour, soit en même temps : pas de quoi enthousiasmer nos féministes. Cela étant, les hommes ne sont guère mieux traités, surtout s'ils sont “du peuple”, ce qui va nous mettre également les socialistes à dos. Et j'en terminerai pour aujourd'hui avec cette anecdote (27 décembre 1860) :
« Je tombe, en feuilletant un livre, sur ce mot sublime, à noter dans notre pièce de la Révolution. Le peuple criant : “ À la guillotine ! à la guillotine ! – On y va, canaille ! ” dit une marquise. »
Où l'on voit quels mauvais instincts Edmond et Jules flattent en moi.
M'intéressent bien davantage les Scènes de la vie parisienne qui se tissent page après page, le tableau des mœurs éditoriales et journalistiques qui s'élabore au jour le jour, sorte de version feuilletonnesque de ce que Balzac a si magistralement ramassé dans la deuxième partie de ses Illusions perdues.
Et justement, à propos de Balzac. Il y a une dizaine de jours, dans un billet, sortant à peine des Splendeurs et misères, j'esquissais un court (trop court...) parallèle entre Hugo et lui, partant de leurs deux figures de forçats, Vautrin et Valjean, et concluant au net avantage de Balzac. Je n'ai donc pas été fâché, cet après-midi, de lire ceci, sous la plume des deux frères (mais plus probablement sous celle de Jules), à la date du 25 avril 1862 :
« Une grande déception pour nous, Les Misérables d'Hugo. J'écarte la morale du livre : il n'y a point de morale en art ; le point de vue humanitaire de l'œuvre m'est absolument égal. D'ailleurs, à y bien réfléchir, je trouve assez amusant de gagner deux cent mille francs, – qui est le vrai chiffre de vente – à s'apitoyer sur les misères du peuple !
« Passons et venons à l'œuvre. Elle grandit Balzac, elle grandit Eugène Sue, elle rapetisse Hugo. Titre injustifié : point la misère, pas d'hôpital, prostitution effleurée. Rien de vivant : les personnages sont en bronze, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. Le manque d'observation éclate et blesse partout. Situations et caractères, Hugo a bâti tout son livre avec du vraisemblable et non avec du vrai, ce vrai qui achève toutes choses et tout homme dans un roman par l'imprévu qui les complète. Là est le défaut et la misère profonde de l'œuvre.
« Pour le style, il est enflé, tendu, court d'haleine, impropre à ce qu'il dit. C'est du Michelet de Sinaï. – Point d'ordre : des demi-volumes de hors-d'œuvre. Point de romancier : Hugo et toujours Hugo ! De la fanfare et point de musique. Rien de délicat. Une préméditation du grossier et de l'enluminé. Une flatterie, une caresse de toutes les grosses opinions, un saint évêque, un Polyeucte bonapartiste et républicain ; des soins lâches du succès qui vont jusqu'à ménager MM. les aubergistes.
« Voilà ce livre ouvert pour nous comme un livre de révélation et fermé comme un livre de spéculation. En deux mots, un roman de cabinet de lecture écrit par un homme de génie. »
Qu'il y ait des excès dans cette critique “à chaud” – le roman venait tout juste de paraître –, c'est certain : “court d'haleine” me paraît bien sévère. Mais, à côté, l'adjectif “enluminé” me semble d'une justesse parfaite.
De toute façon, il ne faut pas chercher de critiques posées ni d'opinions raisonnées chez les frères Goncourt. Ou bien, s'il s'en trouve, c'est au milieu de dizaines de jugements à l'emporte-pièce (la charge furieuse contre Ingres !), parfois dictés par ce qui pourrait bien être, et qui est presque à coup sûr, la jalousie et l'aigreur : les différentes esquisses du portrait de Flaubert par exemple, ainsi que les jugements sur ses livres. C'est en effet l'un des leitmotivs de ce journal : ses auteurs ne sont pas reconnus à leur juste valeur – qu'ils placent très haut –, ils sont nés par malheur dans un siècle où tout ce qui est grand est rabaissé, et tout ce qui a du succès est vil et compromis.
Il reste que ces trois mille pages (dont j'achève tout juste le premier tiers) fourmillent de notations crues, voire cruelles, mais qui “sonnent ” juste, sur les sommités journalistico-littéraires de la seconde moitié du siècle. En tant qu'écrivain en bâtiment, je ne pouvais évidemment rester insensible à ce que les Goncourt écrivent du plus célèbre et talentueux d'entre nous : Ponson du Terrail (19 juin 1861) :
« On aperçoit, passant modestement, le profil de Ponson du Terrail, avec, à l'horizon, sur le boulevard, son dog-cart et son cocher, la seule voiture d'homme de lettres roulant sur le pavé de Paris. Le pauvre garçon, au reste, la gagne assez et par le travail et par l'humilité de la modestie. C'est lui qui dit aux directeurs de journaux où il a un immense roman en train : “ Prévenez-moi trois feuilletons d'avance, si ça ennuie le public ; et en un feuilleton, je finirai. ” On vend des pruneaux avec plus de fierté. »
Être feuilletoniste pour les journaux, si ces derniers publiaient encore des romans en feuilleton, voilà qui conviendrait à merveille, il me semble, à ma trop fâcheuse propension à ne me mettre au travail qu'en dernière extrémité – et je crois que j'aurais bien aimé cela.
On y parle aussi, dans ce journal, énormément des femmes, sur un ton froidement misogyne très “d'époque” et avec un penchant pour les histoires de "lorettes”, d'actrices et de putains, lesquelles sont très souvent les mêmes, soit tour à tour, soit en même temps : pas de quoi enthousiasmer nos féministes. Cela étant, les hommes ne sont guère mieux traités, surtout s'ils sont “du peuple”, ce qui va nous mettre également les socialistes à dos. Et j'en terminerai pour aujourd'hui avec cette anecdote (27 décembre 1860) :
« Je tombe, en feuilletant un livre, sur ce mot sublime, à noter dans notre pièce de la Révolution. Le peuple criant : “ À la guillotine ! à la guillotine ! – On y va, canaille ! ” dit une marquise. »
Où l'on voit quels mauvais instincts Edmond et Jules flattent en moi.
Eh ben, voila qui ne va pas vous adoucir le jugement. Quelles peaux de vaches, ces frères Goncourt !
RépondreSupprimerBenacquista rend hommage à l'art du feuilletoniste et à Rocambole dans son roman "Saga". (Et moi, j'attends avec impatience votre journal de décembre)
Je vous aurais bien vu en feuilletoniste aussi! C'est pourquoi le blogage vous va si bien, sans doutes. N'est-ce pas en un sens le genre du feuilleton d'aujourd'hui?
RépondreSupprimerNe pas confondre Ponson du Terrail avec son cousin, Tesson du Portail.
RépondreSupprimerBonjour Didier,
RépondreSupprimer<ce billet m'incite encore plus à ne pas lire les Misérables, j'ai réussi à passer à travers les gouttes...
Pour Hugo, je conseille 93 et l'homme qui rit deux oeuvres à part chez Hugo...
Mais bon la vraie question sur les Goncourt est: il faisait un pour l'écriture, faisaient-ils pareil dans dans d'autres domaines? En clair, est-ce qu'ils s'enfilaient?
Dans le genre feuilletoniste, j'ai adoré (il fait partie de mes auteurs culte, tant pis pour ceux qui ne seraient pas d'accord !)Michel Zévaco. Ah, le chevalier de Pardaillan, la Fausta, ces amours platoniques. Triboulet, la Pompadour, l'histoire de France romancée depuis Philippe Le Bel. Ah, que j'eusse aimé ferrailler à cette époque !
RépondreSupprimerMerci Didier, ça fait du bien de lire des choses semblables dès le matin.
Cela dit, les frères Goncourt, non merci. Ils s'aimaient trop l'un l'autre pour aimer les femmes comme elles aiment à être aimées ! Fastidieux.
Les frères Goncourt me fascinent, l'écriture à quatre mains me fascine en général, mais eux plus pour leur relation que leur écrits eux-même (je peine toujours un peu sur leur production)
RépondreSupprimerSuzanne : oui, la dent est souvent dure...
RépondreSupprimer(Pour le journal de décembre, il sera mis en ligne demain soir ou samedi matin – et annoncé par voie d'affiche.)
Floréal : l'excitant, me semble-t-il, doit être de commencer un roman, de le laisser se ramifier sans aucunement savoir à quoi l'on va aboutir.
Le blog est un peu différent : il ressemblerait plus à une "série" qu'à un feuilleton, chaque billet correspondant à un "épisode".
Henri : pas mal ! En effet, ce nom apelle irrésistiblement le contrepet, mais on ne sait jamais bien lequel.
Cherea : bon, cela dit, ce n'est pas si mal, tout de même, Les Misérables !
Pour les enfilades inter-Goncourt, je crois que c'est non. en revanche, ils ne font pas mystère de mettre leurs diverses maîtresses en commun.
Lediazec : Zévaco, c'est un goût que vous partagez avec le Sartre des ...
Nefisa : je suis en grande partie d'accord avec toi : j'ai eu bien du mal à entrer dans ce journal, et j'en saute des passages entiers, qui m'ennuient. Pour l'écriture à quatre mains, c'est un peu du trompe-l'œil, tout de même. Jusqu'en 1870, année de sa mort, il a été tenu presque exclusivement par Jules, le cadet. Et, ensuite, par Edmond seul, par la force des choses. Je suis d'ailleurs curieux d'en arriver à cette rupture pour voir si elle se sent ou non.
J'ai retrouvé il y a peu un "figaro littéraire" des années 50 où l'on peut lire, en dernière page, le compte rendu d'une thèse de doctorat à la gloire des Goncourt.
RépondreSupprimerLe doctorant s'en était visiblement pris plein la tronche, le jury refusant pour diverses raisons d'élever les Goncourt au rang de "classicus scriptor".
Si ça vous botte et si j'ai le temps, je peux vous en faire une copie.
Tout Goncourt à vous féliciter, votre ciment est authentique.
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