Plus que celle du Bien et du Mal en tant que tels, c'est la question du Mal se parant des oripeaux du Bien qui traverse toute l'œuvre de Flannery O'Connor, la sous-tend. C'est-à-dire que le démoniaque y est à l'ouvrage, que la tentation est là, toujours présente, ne relâchant que très rarement son emprise. Satan est presque tout entier contenu dans ce masque que les damnés prennent pour leur visage même. Et on comprend, du coup, pourquoi Flannery O'Connor fut une lectrice passionnée et assidue de Bernanos. Ce phénomène du Mal agitant une caricature de Bien comme un montreur le fait d'une marionnette est particulièrement intense et effrayant dans la nouvelle intitulée Les Boiteux entreront les premiers, où le personnage du père ne cesse de clamer son goût du dévouement, sa passion d'aider autrui, de soulager les misères. Or, pendant que ses lèvres remuent et produisent des sons, ce qu'on voit à l'œuvre c'est sa profonde sécheresse de cœur et d'esprit, lesquels sont le plus grand obstacle à une grâce éventuelle, par la satisfaction qu'ils exposent d'eux-mêmes. Cette sécheresse brutale s'exprime clairement une fois, lorsque le père reproche à son fils de pleurer à l'évocation de sa mère, morte depuis une année à peine. "Tu as tout de même onze ans!", lui dit-il, ce ce ton de componction raisonneuse et mielleuse dont il ne parviendra jamais – sur le temps de la nouvelle – à se départir. Et l'on se doute qu'après le suicide de son fils, parti rejoindre sa maman au ciel après avoir découvert le ciel physique – et seulement lui – au travers d'un téléscope, et à moins d'une grâce dont Flannery O'Connor ne refuse jamais la possibilité, y compris pour ses “damnés”, le père continuera de se dévouer aux autres tout en restant aussi éloigné que possible de la charité.
Il faudrait bien sûr parler du troisième personnage de cette nouvelle, dont le nom m'échappe (je suis dans la Case et le livre est resté à la maison...), ce semi-voyou (délinquant, caillera...) très intelligent, que le père force à venir s'installer sous le toit familial afin qu'il le conforte dans la vision merveilleuse qu'il a de lui-même ; ce garçon toujours soumis à une tension presque inhumaine et qui, dès l'entrée du récit, proclame qu'il est damné et ira rôtir en enfer. De fait, il ressemble puissamment au diable, au Père du mensonge, au Prince de la tentation, et encore plus lorsqu'il brandit la Bible pour mieux détruire le fils. C'est lui qui va lui faire découvrir le ciel, par le téléscope, mais un ciel vide qui ne peut susciter rien d'autre que des hallucinations. De fait, l'enfant croira y découvrir sa mère et se pendra pour la rejoindre.
Dans ce Sud où nous plonge Flannery O'Connor, la religion est omniprésente. Mais, le plus souvent, privée de la charité et de la grâce, elle ne fait que se résoudre en émanations malsaines qui rendent les hommes fous, assassins, alcooliques ou prêcheurs – parfois tout ensemble.
Les nègres sont en toile de fond, aussi fous et haineux que les blancs (pas de rédemption bon marché chez Flannery O'Connor), toujours présents, circulant dans les consciences comme les termites dans une maison de bois, un remords à bas bruit, un exutoire à la violence qui ne résout jamais rien, une vision matérielle, mais niée avec rage et rancœur, du monde dévalant vers le Jugement dernier.
Les prêcheurs ne sont fous que parce qu'ils invoquent un dieu auquel ils tournent le dos ; leurs disgrâces physiques plaident contre eux, en même temps qu'elles pourraient être une occasion de rachat.
Le soleil change de forme, de couleur, de taille et de nature selon qu'on le supporte ou le contemple. Mais il est toujours là, pour qui veut bien s'en aviser : Tout ce qui s'élève converge.
Si peu d'amour au fond. Et lorsqu'il survient, il se gauchit, s'exacerbe et se dénature. Pas davantage de sexe ou à peine : l'élan vital fait défaut.
Chaque personnage, par la profondeur du regard et la puissance du verbe, est retourné comme une peau d'animal écorché et contraint de montrer son vrai visage ; lequel peut être soit brûlé soit illuminé.
Très belle critique, qui donne envie de lire ce qu'on n'a pas lu d'O'Connor.
RépondreSupprimerC'est le but ! Si ce n'est fait, je vous conseillerais bien le recueil posthume : Mon mal vient de plus loin.
RépondreSupprimerC'est noté, merci...
RépondreSupprimerOulà ça change de Florent le chanteur.. Grand écart salutaire ;-))
RépondreSupprimergeargies.
On tient un blog multi-thématique ou on ne le tient pas, hein !
RépondreSupprimerTout roman, à mon avis, pose la question du bien ou du mal, je crains que ce ne soit un lieu commun de commenter une œuvre littéraire de ce simple point de vue.
RépondreSupprimerCe n'est peut-être pas la chose la plus singulière chez Flannery O'Connor, ce serait plutôt celle du territoire, géographique et comportemental et du franchissement de ses frontières.
Il faudrait être un peu plus disert... et un peu moins anonyme.
RépondreSupprimerJe dis comme Suzanne : vous nous avez véritablement emballés avec cette critique, oui : que n'écrivez-vous donc dans un magazine littéraire, espèce de pamphlétaire que vous êtes.
RépondreSupprimerL'humanité, c'est une drôle de sale race. A part les exceptions qui confirment la règle.
Et un demi, Gaston, slurp.
« que n'écrivez-vous donc dans un magazine littéraire, espèce de pamphlétaire que vous êtes »
RépondreSupprimerAbsolument d'accord avec Emma.
Ah Magnifique billet! Un des plus beaux lus ici! Merci Didier!
RépondreSupprimerEmma et Georges : merci de penser que je pourrais en être capable. Mais c'est qu'il y a une très grosse différence entre publier librement quelques lignes lorsque le désir de le faire vous y pousse, et se retrouver plus ou moins obligé de parler des romans contemporains qu'un rédacteur en chef quelconque vous fourre d'autorité entre les mains avec l'obligation contractuelle non seulement de le lire – ce qui est bien souvent une épreuve – mais en plus d'en trouver quelque chose à dire. Tout cela pour une pige le plus souvent misérable.
RépondreSupprimerEt puis, en amont de tout cela, il y a que, malgré mes efforts en ce sens, je ne parviens pas à acquérir suffisamment de prétention pour penser que mon avis sur tel ou tel auteur puisse avoir un véritable intérêt.
Ah, Chère Comtesse, votre commentaire est arrivé pendant que je rédigeais ma réponse précédente. Merci de votre appréciation, même si je me demande ce que Flannery aurait pensé de mes petits balbutiements sans suite ni lien. Car elle avait souvent la dent assez dure avec ses critiques, Dame O'Connor...
RépondreSupprimerIl y aurait aussi beaucoup à dire sur la photo.
RépondreSupprimer"Si peu d'amour au fond"... La lumière, ou la brûlure. C'est exactement ça.
RépondreSupprimerTrès belle note, merci.
Je passe commande.
RépondreSupprimerJe n'ai rien lu de Houellebecq, j'ai cru comprendre que vous avez apprécié son dernier roman.
Pouvez vous m'écrire un billet qui me convainque de le lire ?
Et puis, en amont de tout cela, il y a que, malgré mes efforts en ce sens, je ne parviens pas à acquérir suffisamment de prétention pour penser que mon avis sur tel ou tel auteur puisse avoir un véritable intérêt.
RépondreSupprimerC'est beau l'humilité.
Beau et rare.
Mais c'est aussi l'excuse des feignasses.
Dites donc, M'sieur Maque, j'aligne 1961 billets en exactement trois ans. C'est ça que vous appelez une feignasse ?
RépondreSupprimerEt je ne compte ni le journal, ni La Meute des gâteux, ni le nouveau blogounet...
Tzatza : Ah non ! maintenant qu'il a le Goncourt, Houellebecq n'a plus besoin de moi !
RépondreSupprimer(Du reste, même avant...)
1961....
RépondreSupprimerCa me laisse rêveur.
Plus les huit cent et quelques de l'ancien blog, j'oubliais.
RépondreSupprimerTiens à propos : doit-on écrire "huit cent et quelques" sans s comme je l'ai fait (en partant du principe que "et quelques" implique d'autres chiffres derrière cent), ou bien "huit cents et quelques", en se disant que cette locution n'est justement pas des chiffres et que le nombre lui-même reste "rond" ?
Je me fais bien comprendre, là ?
huit cent et quelques
RépondreSupprimereuh, non, #@%**¤!
RépondreSupprimerla bonne réponse est :
huit centS et quelques
Didier, allez voir sur Gréééévisse
RépondreSupprimerC'est selon, non?
RépondreSupprimerHuit cent et quelques paillettes ou huit cent et quelque chose.
selon Grevisse:
RépondreSupprimerhttp://books.google.fr/books?id=3I9juumoDBcC&pg=PA178&lpg=PA178&dq=huit+cent+et+quelques&source=bl&ots=7lxhJwjkdI&sig=ssDoHDWpeveK-F9rYFv-fXfwC4A&hl=fr&ei=DxzcTMaLO
Grevisse sans accent et ça se prononce greu...je dirais 800 et qques... ;-)) Geargies.
RépondreSupprimerBon, je dirais sans le Grevisse (Greu, greu) que c'est 800 avec un "s" à cent.
RépondreSupprimerPour collaborer à une revue littéraire, est-ce-que la possibilité d'envoyer un article hebdomadaire, sur le sujet que vous choisissez vous même, sans pression d'aucune sorte, n'existe pas ?
Très beau billet. Il me semble d’ailleurs qu’à côté des personnages que vous évoquez dans votre premier paragraphe (ceux qui incarnent « le Mal se parant des oripeaux du Bien »), on trouve aussi, chez Flannery O’Connor, toute une flopée de personnages insignifiants se parant des oripeaux du Mal, soit pour tenter d’exister soit pour se faire croire qu’ils s’affranchissent d’une autorité (souvent parentale) qu’ils vomissent sans avoir pour autant le courage de s’y soustraire complètement. C’est d’ailleurs sûrement envers ces pauvres diables-là que dame Flannery se montre la plus cruelle (et donc la plus plaisante à lire). Sous sa plume, ils se construisent sur mesure et à peu de frais un petit rôle de cynique, d’incompris ou de misanthrope, que leur entourage n’a d’ailleurs jamais l’idée de leur contester (un peu comme on laisserait un enfant faire mumuse ou un ado faire la gueule : c’est de son âge…). Et puis, systématiquement, dans les dernières lignes de chaque nouvelle, ces faux écorchés vifs sont battus à leur propre jeu : un coup de théâtre vient leur apprendre, en une sorte d’Épiphanie renversée, ce que sont le vrai Mal ou la vraie douleur et leur jette à la face le grotesque de leur imposture.
RépondreSupprimerJe me souviens notamment avoir beaucoup ri à la lecture de « The Partridge Festival » (désolé : trop fainéant pour aller chercher les titres en français), nouvelle dans laquelle – si ma mémoire ne me trompe pas – deux adolescents attardés en mal de sensations fortes et d’anticonformisme décident d’aller rendre visite à un criminel condamné à mort pour lui dire qu’ils le comprennent. J’avais aussi beaucoup aimé « The Enduring Chill », où un écrivain raté, convaincu qu’il est atteint d’une maladie grave, trouve délicieusement subversive l’idée d’aller crever chez sa mère (dont il accepte les petits soins tout en l’écrasant de son mépris). Même Julian, le personnage de la nouvelle « Everything That Rises Must Converge » à laquelle vous faites allusion, me semble rentrer dans cette catégorie.
Saine lecture, en tout cas !
P.S. : Le prénom que vous aviez perdu est Rufus.
Emma : oui, bien sûr, on peut toujours assiégez un ou plusieurs magazines, en leur envoyant semaine après semaine des textes de critiques en espérant attirer l'attention, téléphoner au rédacteur en chef, etc. Mais, pour cela, il faut être jeune et en avoir ENVIE...
RépondreSupprimerBab : vous avez parfaitement raison, et je m'en veux de n'avoir pas consacré au moins un paragraphe de ces notes à ce que vous faites remarquer ici.
Si vous êtes en pélerinage chez les auteurs catholiques, passerez-vous par Cees Nooteboom?
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