Il y a chez Barbey d'Aurevilly certaines exagérations qui, lorsqu'on
les rencontre pour la première fois, ou la deuxième, peuvent paraître
ridicules, au point d'oblitérer la lecture durant une minute ou deux.
Elle surviennent le plus souvent, ces outrances, lorsqu'il s'agit d'exalter
le courage ou la force d'un personnage – généralement mâle mais pas
toujours. Et puis, à force de les voir revenir, une atmosphère nouvelle
se crée, étrange, inattendue, mal définissable. Jusqu'à ce qu'on
comprenne à quoi, par elles, nous ramène Barbey : aux épopées
médiévales, aux chansons de geste, dans lesquelles il n'est pas rare
qu'un chevalier, d'un seul coup d'épée, tranche tout uniment et par le
milieu le cavalier ennemi et son cheval. Cet exemple m'a surgi à l'esprit juste après avoir lu le passage suivant du Chevalier des Touches (GF-Flammarion, p. 142), dans lequel il est question du chouan Juste Le Breton :
« Un jour, ici, sur la place du Château, il était entré à cheval chez un de ses amis qui logeait Hôtel de la Poste,
et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé à sauter par la
fenêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois jambes et s'ouvrit
le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les éperons enfoncés
jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour son compte, une égratignure ! »
On
veut bien que les plafonds de l'Hôtel de la Poste aient été
particulièrement bas (mais alors comment faisait Le Breton pour circuler
sous eux, juché sur sa monture ?), mais tout de même, ce saut de quatre
étages…
Dans le même roman, il est question du
chevalier éponyme ramenant un certain M. Jacques d'Angleterre jusqu'aux
côtes normandes, dans une coque de noix tenant plus du radeau précaire
que de la barque. Et il est dit que, pour s'alléger au maximum, les deux
hommes se servirent pour ramer de la crosse de leurs deux fusils. Je ne suis pas un expert en aviron, certes, mais…
Enfin,
pour revenir au Le Breton sauteur d'obstacle de tout à l'heure, lors de
l'attaque de la prison de Coutances – où les douze sont venus délivrer
des Touches, qui doit être guillotiné le lendemain –, il saute sur la
sentinelle pour l'empêcher d'alarmer. Puis, au lieu de la tuer, il la
maintient en l'air en la serrant au cou durant tout le temps que dure le coup de force de ses camarades…
En réalité, la question qui me trotte, ayant refermé le roman, est celle de savoir si des Touches est homosexuel ou non. Peut-être d'ailleurs suis-je le dernier, pour cause de lecture tardive, à enfoncer cette porte depuis longtemps ouverte. Mais enfin… cette insistance suspecte de l'auteur à parler de sa beauté toute féminine – laquelle d'ailleurs inspire une sorte de sourde répugnance à Mademoiselle du Percy, elle-même assez “virile” dans son aspect –, à indiquer le peu d'intérêt qu'il montre aux jeunes femmes qui peuplent le récit, et au contraire à valoriser l'amitié indéfectible et étroite entre le chevalier et le mystérieux M. Jacques… Surtout, il y a cette étrange scène presque finale, lorsque, pour sauver le chevalier réfugié dans sa chambre, la très prude et très vierge Aimée de Spens se dénude entièrement devant sa fenêtre, afin de faire croire aux poursuivants de des Touches qu'elle est bel et bien seule chez elle : ne le fait-elle pas parce qu'elle sait que son protégé ne tentera rien pour lui ravir son innocence ? Que le regard qui ne manquera pas d'effleurer son corps ne peut rien avoir de sacrilège ? Bien sûr, on pourrait aussi imaginer qu'au contraire elle s'efforce de le tenter, parce qu'elle éprouve du désir pour lui. Mais d'une part cela ne cadre pas avec ce personnage, si entier et solennellement promis de fraîche date au fameux M. Jacques. Et d'autre part, même si elle avait voulu le tenter, le fait est qu'elle n'y réussit pas du tout.
Je me demande ce qu'en pense Renaud Camus, tiens
Peut-être, peut-être... En tout cas, si c'était vrai, ça donnerait un peu d'intérêt au livre, qui jusque-là m'en paraissait complètement dépourvu. Comme vous le dites bien, on dirait un roman de chevalerie, et on pourrait même le croire sorti de Don Quichotte. Avec une différence cependant : Cervantès, lui, était toujours là pour montrer le ridicule de la scène. Barbey aurait-il essayé de faire un roman de ce genre, en laissant toutefois à la finesse du lecteur le soin de découvrir le ridicule et les chimères du personnage ?
RépondreSupprimerBaraglioul
Non non non. Vous faites une lecture de Barbey à la lumière des idéologies contemporaines de l'homosexualité. Il faut lire tout l'œuvre de Barbey, en pariculier "Du dandysme et de Georges Brumell" et "Le bonheur dans le crime" dans "Les Diaboliques",l'interprétation de Des Touches homosexuel ne tient pas.
RépondreSupprimerDes Touches est le 1er personnage dandy de Barbey. Lisez le portrait de Serlon de Savigny dans "Le bonheur dans le crime". Le dandysme de Barbey, comme celui de Baudelaire, est indissociable du catholicisme, et, d'unecertaine manière, d'avant-garde: Hauteclaire est hyper féminine et assume sa part de virilité, Serlon est très viril et assume sa part de féminité.
L'épisode avec Aimée de Spens se rattache à l'érotique courtoise des romans de chevalerie: la suprême intensité du désir est dans sa non réalisation, je ne vous apprends rien.
Ceci est dit forcément trop vite...
Dame du Mont : oh mais ce n'était même pas une interprétation, tout juste une interrogation, que je faisais car elle m'est venue, voilà tout.
RépondreSupprimerPour l'érotique courtoise, je suis d'autant plus enclin à vous suivre que j'ai commencé par évoquer moi-même les épopées médiévales et les chansons de geste, à propos de ce que je venais de lire.
Cela dit, sans vous fâcher, je ne pense pas que je poursuivrai très avant mes lectures de Barbey (mais on ne sait jamais, évidemment). J'attends L'Ensorcelée d'ici quelques jours et je crois que ce sera tout. À moins que je ne me laisse par la partie critique” de son œuvre, dont La Varende dit grand bien.
Baraglioul : comme je le dis juste avant, je ne crois pas que Barbey prendra place dans mon panthéon personnel des grands écrivains du XIXe siècle…
"Voici de mon écriture :
RépondreSupprimerSois
Flatté de l'honneur que tu re-
Çois !"
Ecrire ça sur un album d'autographes...
Le personnage était peut-être plus intéressant que l'auteur.
À dire vrai, j'ai toujours trouvé le personnage assez ridicule. c'est même sans doute pour cela que j'ai attendu aussi longtemps avant d'ouvrir ses livres.
RépondreSupprimerL'Ensorcelée, c'est bien. J'ai lu ce livre il y a quelque temps et ça m'a plu. Baudelaire fut enthousiasmé par cette lecture. Il semble que ce soit son meilleur livre.
RépondreSupprimerPour ce qui est de l'homosexualité du chevalier des Touches, il faut passer à l'acte pour mériter le qualificatif de gay. Or, cela n'est pas le cas du héros. L'auteur joue sur son ambiguïté sexuelle mais ne se prononce pas. L'incertitude sur l’identité des personnes, c'est un secret de romancier pour intéresser le lecteur. Léon Bloy (disciple de Barbey) aura souvent recours à ce procédé qu'il aura appris de son maître.
Les deux chefs d'œuvre de Barbey, à mon sens, sont "L'ensorcelée" et "Les Diaboliques",certaines nouvelles des Diaboliques sont même au-dessus de "L'ensorcelée".
RépondreSupprimerLe roman chevaleresque n'a rien à voir avec les chansons de geste mais bon, Didier, je ne vais pas vous faire un cours de littérature médiévale, juste vous rappeler que l'inventeur du roman français n'est pas Balzac mais Chrétien de Troyes (XIIe), l'auteur de 5 romans géniaux, dont "Le Chevalier à la charrette" et "Perceval le Gallois" .(Il existe des traductions en français moderne) La Chanson de geste , c'est l'épopée médiévale, il n'y en a pas d'autre, et il n'y a pas d'érotisme dedans.
Vous semblez aimer La Varende, qui est agréable à lire,une sorte d'Alexandre Dumas du xxe. Barbey est bien au-dessus,un écrivain largement sous estimé, l'équivalent de Baudelaire, dans le genre romanesque, pour la métaphysique du mal. Veuillez excuser tous ces gros mots qui ne sont pas de mise dans votre taule, je sais, je me laisse vite emporter par mon sujet...
Ah mais si, mais si ! vos gros mots nous changent agréablement de ceux qui ont le plus souvent cours ici…
RépondreSupprimerFormidable, je vais lire et relire tout cela… merci
RépondreSupprimerla dame Du Mont…
Pas plus que Barbey lui-même.
RépondreSupprimerAnalyse très intéressante de Michel Serres dans le numéro 349-350, juin-juillet 1976, de la revue Critique.
De Barbey, je n'ai lu que les Diaboliques. Il faudra que j'essaie un jour de lire le Chevalier des Touches.
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