Rassurez-vous, je n'avais jamais entendu prononcer ni lu son nom nulle part il y a encore deux semaines ; juste avant de la découvrir couverte d'éloges dans L'Ère du soupçon de Mme Sarraute. Je suis occupé à terminer l'un de ses livres : Une famille et son chef (A house and its head). Ivy Compton-Burnett a écrit de nombreux romans, lesquels ont cette particularité d'être composés à plus de 90 % de dialogues : les interventions de l'auteur y sont à peine plus nombreuses que les didascalies dans une pièce de théâtre.
Les dialogues en question constituent une sorte de glu dans laquelle les personnages ne cessent de se débattre sans jamais parvenir à en sortir, malgré leurs efforts évidemment dérisoires. Dans Une famille et son chef, on découvre Duncan Edgeworth, une sorte de despote domestique de 66 ans, sa femme Ellen, leurs deux filles, Nance et Sibyl, le neveu Grant, recueilli après la mort de ses parents, ainsi que Cassandre, dite Cassie, la fille du pasteur qui, depuis vingt ans, sert de gouvernante aux deux filles. C'est le jour de Noël. Tout se passe comme tout doit se passer, mais dès cette scène d'ouverture, le lecteur sent que les mots lui cachent quelque chose, que chaque morceau de dialogue, la plus banale des répliques sont autant de chausse-trapes dans lesquelles les protagonistes parviennent de justesse à ne pas tomber, simplement parce qu'ils semblent les enjamber sans même les voir.
Très vite, Ellen Edgeworth meurt, sans que l'on sache exactement de quoi. À partir de là, les événements les plus saugrenus, les malheurs les plus lourds et même les monstruosités les plus noires vont s'enchaîner à un rythme parfaitement improbable. Mais dès qu'elles pénètrent, ces péripéties, dans le petit monde clos des Edgeworth, elles se racornissent, s'amenuisent, se décolorent et rapetissent si bien qu'elles peuvent sans trop de mal être évacuées comme n'existant pas, ou à peine, par les dialogues qui tournent en boucle sur eux-mêmes, comme des jouets mécaniques devenus fous.
Et puis, à chaque nouvelle catastrophe feutrée, dans l'heure les amis débarquent en foule, tout émerveillés de ce qu'ils pensent sincèrement être leur dévouement, leur solidarité, leur compassion, et qui n'est bien entendu que leur gourmandise de malheur, leur appétence pour le scandale qui se devine. Mais de scandale il n'y a jamais, et leurs petites pointes de méchanceté obtuse viennent se briser contre l'indifférence et l'égoïsme en métal d'armure du clan Edgeworth, que le vieux Duncan, pitoyable dictateur, croit mener à la baguette mais qui, en vérité, lui échappe presque totalement.
Les dialogues de Mrs Compton-Burnett sont irrésistibles de drôlerie, d'incongruité, d'une ironie dont le cinglant est compensé par la véritable tendresse indulgente qu'on la sent éprouver pour son petit monde de marionnettes saisies par la danse de Saint-Guy. On rit parfois, on sourit très souvent, et c'est ce qui fait passer la cruauté qui, finalement, s'impose au souvenir une fois le livre reposé. Une cruauté solidement établie sur un amoralisme sans faille bien que badin. Ivy Compton-Burnett est une Jane Austen qu'on aurait fait passer préalablement dans un bain d'acide.
Un petit échantillon ? Bon, d'accord. J'ai choisi un extrait de dialogue presque au hasard, j'aurais pu en élire trente autres. Dans ce passage, les filles Edgeworth viennent d'apprendre que Duncan, leur père, va se remarier pour la seconde fois avec Cassandre, leur gouvernante (son précédent remariage ne date que de quelques mois, et la mort de leur mère est à peine plus ancienne). C'est moi qui souligne le passage qui l'est :
« Cassie va le changer d'Alison.
– Cassie ne constitue pas un changement ; c'est peut-être ce qui l'a attiré.
– C'est pour toi que ce sera le plus dur, dit Grant.
– Pas du tout. Je m'entendrai toujours avec Cassie et je commence à avoir l'habitude de céder ma place de maîtresse de maison.
– Je ne pense pas que ce soit le grand amour ni d'un côté ni de l'autre, dit Sibyl.
– Alors pourquoi se marient-ils ? dit Nance.
– Père a horreur d'être seul et Cassie a besoin d'assurer son avenir. Tu parles comme une enfant, ma pauvre. »
Cassie entra en s'efforçant visiblement d'avoir l'air pafaitement à l'aise.
« Nous sommes très heureux, Cassie chérie, dit Sibyl.
– Elle sait que nous sommes toujours enchantés quand Père se marie, mais cette fois c'est sincère, dit Nance. »
Une dernière chose, pour ceux d'entre vous qui décideraient d'acquérir ce roman, et dans cette collection de L'Imaginaire : surtout, résistez à la tentation d'aller lire en premier le texte de quatrième de couverture, un malfaisant Gallimardien ayant cru bon, en vingt lignes, de déflorer tous les rebondissements de l'histoire. Certes, il ne s'agit pas d'un roman policier, mais tout de même : c'est d'une impolitesse…
Bonjour Didier. Dans l'incipit de votre bafouille, très bien du reste, vous écrivez : "je suis occupé à termin(é)l'un de ses livres"... Il n'y a pas une histoire de R quelque part ?
RépondreSupprimerBonne journée.
Je m'empresse de corriger, le rouge au front et le savon à la main !
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Supprimerd'accord avec les suppressions.
SupprimerJe crois que les monstruosités peuvent (et même doivent) être évacuées. (avec ées et pas er). Merci pour cette découverte. Je vais essayer de trouver le livre.
RépondreSupprimerDécidément, j'étais fâché avec les accords verbaux, hier soir !
SupprimerSinon, le livre est disponible sur Amazon, et pas cher.
SupprimerPour moi cet été, après "le Cimetière de Prague" (très recommandable), ce sera Manchette. (Morgue pleine etc...)
SupprimerAbsolument rien à voir mais, en cette période estivale et touristique, permettez moi une petite page de pub:
RépondreSupprimerJeunes de France