Passer de James Joyce ou Nathalie Sarraute à Jean Lartéguy est une manière comme une autre de réaliser le grand écart. Les Centurions sont ces officiers de l'armée française parachutés sur Dien-Bien-Phu, passés par les camps de “rééducation” communistes, avant de revenir en France métropolitaine, totalement et définitivement changés, méconnaissables y compris par leurs proches. Puis, ce sera l'Algérie, avec cette guerre qu'on leur a ordonné de faire mais en les sommant de la perdre, et leur honneur avec. On songe évidemment aux Réprouvés d'Ernst von Salomon, même si le Français ne parvient pas à se hisser, littérairement, au niveau de l'Allemand. Petit extrait :
« Le nha-quê est tête nue ; aux extrémités de la lèvre supérieure, deux touffes symétriques de trois ou quatre longs poils. Il porte une tenue kaki sans insignes et, contrairement aux autres Viets, il n'a pas d'espadrilles de toile et ses doigts de pieds s'étalent voluptueusement dans la boue tiède de l'abri.
Entre deux bouffées, il a prononcé quelques mots et un bô-doi à l'échine souple et ondulante de boy s'est penché sur Glatigny :
– Le chef de bataillong demande à vous où est commandang français qui commandait poing d'appui.
Glatigny a un réflexe d'officier de tradition : il ne peut croire que ce nha-quê accroupi qui fume du tabac puant commandait comme lui un bataillon, avait le même rang et les mêmes responsabilités. (…) Glatigny trouve à son “homologue” une tête de paysan de la Haute Corrèze dont une aïeule aurait été violée par un cavalier d'Attila. Il n'a pas un visage cruel, ni intelligent, mais un air madré, patient, attentif. (…) C'était donc l'un des responsables de la division 308, la meilleure, la mieux encadrée de toute l'Armée Populaire ; c'était ce paysan sorti de sa rizière, qui l'avait battu, lui, Glatigny, le descendant d'une des grandes dynasties militaires d'Occident, dont la guerre était le métier et la raison de vivre.
(…) Il regarda le nha-quê dont les yeux s'ouvraient et se fermaient doucement mais qui conservait son visage impassible. Ils s'étaient battus l'un contre l'autre avec des armes égales : leurs mortiers lourds valaient bien notre artillerie et sur Marianne II l'aviation n'avait jamais pu intervenir.
De ces durs combats corps à corps, de cette position vingt fois prise et reprise, de cet acharnement, de tous les actes de courage, de cette dernière attaque des Français qui, à quarante, avaient rejeté le bataillon vietminh du sommet, l'avaient sorti des trous qu'il avait conquis, il ne restait rien sur ce visage impassible, qui ne témoignait ni estime, ni intérêt, même pas de la haine.
Le temps où le vainqueur présentait les armes à la garnison vaincue qui s'était bien battue était révolu. Il n'y avait plus de place pour la chevalerie des hommes de guerre et ses dernières survivances. Dans l'univers glacé du communisme, le vaincu était un coupable et se trouvait ravalé au rang de condamné de droit commun. »
Lorsque nous nous rendrons à Sedan, au début d'août, j'emporterai ce livre pour mon père, à qui il rappellera l'année qu'il a passée en Indochine, vers 1951 ou 52, ce pays disparu auquel il n'a finalement jamais cessé de repenser durant le demi-siècle suivant, et dont il a toujours rêvé qu'il y retournerait un jour. Mais il ne l'a pas fait, et c'est sans doute préférable.
J'ai lu ce livre, j'ai vu le film qui en a été très approximativement tiré, avec Anthony Quinn et Delon. Quelque part, le Roi des rats de Maurice Frot raconte la même fêlure, le même abandon et trimbale les mêmes fantômes.
RépondreSupprimerDu grand écart, dites vous. Voire.
Pas lu le livre de Maurice Frot (dont je me souviens qu'il fut le secrétaire et ami de Ferré). Il faudrait, sans doute.
SupprimerLe film n'est pas si mal, en tout cas il ne cache pas les problèmes de la guerre d'Algérie : sauvagerie du FLN, réponses proportionnées côté français... Le personnage joué par A. Quinn est complexe, mélange de paysannerie (basque, je crois) et d'ambition, le tout logé dans un corps et une âme de guerrier-né.
RépondreSupprimerIl est dommage que Schœndœrffer ait totalement manqué son Dien-Bien-Phu, grandiloquent et phraseur, alors qu'il avait si merveilleusement réussi la 317e section.
"Mais il ne l'a pas fait, et c'est sans doute préférable" Possible.
RépondreSupprimerPour l'anecdote, mon père a été porté disparu en indochine. Il était en fait prisonnier, pendant 2 ans et 900km de marche forcée sous le harnais ( au sens propre ). Relaché et malgré les souffrances endurées, il porte un amour énorme à ce pays. Malgré l'envie, il attendit d'être a la retraite pour s'y rendre à nouveau, en " touriste " , en pèlerinage.
Pour ce qui est de l'Indochine, mon père (aviateur) n'a jamais été dans les unités combattantes, et je crois qu'il n'a jamais eu à souffrir des quelques mois qu'il y a passé.
SupprimerQuant au vôtre, de père, eh bien je vous conseille de lire le roman de Lartéguy dont je parle ici.
mais mon pere était donc comme le votre: aviateur. Le mien fut abattu par la dca viet, parachute, jungle, rambo... et capture ! :)
SupprimerJ'ai eu le plaisir et l'honneur de dialoguer avec des anciens de l'Indo. Leur attachement à ce bout d'Empire (l'Indochine) peut s'expliquer platement (jeunesses, filles, honneur, camarades, etc, ces vieux machins quoi) mais il y a autre chose, comme une enveloppe pour le Tout : une forme de poésie, d'opium ?
RépondreSupprimerInaccessible sauf pour eux.
PS : mon Grand-Père qui avait fait Verdun, refusait d'en parler. J'insistais et ça se finissait toujours par : "Verdun, c'est même pas une terre à patate".
Eh bien moi, mon cher, j'ai eu le déshonneur et la bêtise, vers 19 ou 20 ans, d'expliquer doctement à mon père qu'il avait eu tort d'être ce qu'il avait été. De son côté, lui a eu l'intelligence et la gentillesse paternelle de se foutre absolument des conneries que je lui balançais à la face.
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RépondreSupprimerJ'y pense, un nouveau blog sous mon identité du moment : http://kernisian.wordpress.com
RépondreSupprimerCa durera ce que ça durera, je ne suis pas peintre en batiment non plus, hein.
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SupprimerPRR est un gros nul qui ne sait même pas faire un lien correct. Preuve que les réacs perdront la guerre, ces cons.
SupprimerSinon, voilà ce qu'il voulait nous faire lire.
PUB :
RépondreSupprimerhttp://nicolasmalfin.blogspot.fr/2012/07/cezembre.html
Didier, tu peux me faire un beau lien ?
Ben voilà…
SupprimerN'importe quel navigateur digne de ce nom a une fonction permettant d'aller rapidement à une adresse Web même non cliquable.
RépondreSupprimerCependant, vu que le logiciel de blog de merde utilisé ici ne convertit pas automatiquement les adresses en liens, la seule solution réaliste consiste à publier dans la zone de commentaires la formule de programmation qui permet d'obtenir cet effet, afin qu'on puisse la copier.
Elle est beaucoup trop compliquée pour que les gens la retiennent, ou prennent le temps de la taper.
Tiens, vous m'avez donné envie de le lire.
RépondreSupprimerAllez-y en confiance ! Même si ce n'est pas de la haute littérature…
SupprimerToujours de Lartéguy, mais dans un autre registre : "L'Adieu à Saïgon". La chute de Saïgon avec ses moments d'héroïsme, ses lâchetés, le destin de ses habitants pauvres ou fortunés, est le prétexte pour évoquer l'histoire du Viêt Nam de la haute époque royale avec les faits d'armes des mercenaires français des XVIIème et XVIIIème siècles, en passant par la période coloniale pour terminer avec la guerre américaine. Puis on revient à la chute proprement dite, vécue par le petit peuple.
RépondreSupprimerNoté !
SupprimerJe connais un ancien infirmier réanimateur, bardé de médailles, qui a fait Dien Bien Phu et bien d'autres campagnes par la suite. Ce qu'il m'a raconté sur cette bataille est absolument horrible, compte tenu de son métier d'ailleurs. Je sais qu'il n'en rajoute pas.
RépondreSupprimerLa grande discrétion des médias et du monde politique interpelle alors que ce même monde est intarissable sur Verdun, bataille que l'on peut considérer comme équivalente pour ce qui est de la souffrance humaine.
Peut-être que la trahison d'un certain monde politique sur le sujet du Vietnam a laissé quelques séquelles...
Duga
La faute première, initiale, revient sans doute au général de Gaulle qui, en 1945, a eu la bonne idée d'envoyer Leclerc en Indochine, mais a également eu celle, désastreuse, de le placer sous l'autorité de cet âne couronné qu'était l'amiral d'Argenlieu. Si bien qu'au lieu de la négociation avec Ho-Chi-Minh que préconisait Leclerc, on a eu cette guerre meurtrière et inutile. Avec la cuvette au bout du chemin.
SupprimerExact. Cette première faute a été suivie de biens d'autres. Qu'il s'agisse de la désignation de généraux et/ou de choix plus idéologiques que politiques allant dans le sens de l'intérêt de la nation.
RépondreSupprimerDuga
Dans le dernier hors série de la NRH consacré à la guerre d'Algérie ( http://www.la-nrh.fr/NR_1./Hors_Serie.html ), il y a un très bon article sur les centurions.
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