La lecture des Carnets de guerre de Vassili Grossman – il fut correspondant du journal L'Étoile rouge, de 1941 à 1945, et “couvrit” la plupart des fronts, de Stalingrad à Berlin, en passant par l'Ukraine et Tréblinka – m'a, de manière quasi automatique, replongé dans Vie et Destin, ce roman prodigieux dont je crois avoir déjà parlé, mais pas assez et pas assez bien, je le crains. Une part importante des épisodes de ce livre se déroulant durant la bataille de Stalingrad, et à Stalingrad même, la connaissance des Carnets de guerre se révèle précieuse, certains personnages circulant d'ici à là, des situations déjà connues se retrouvant, mais évidemment amplifiées par la fiction – ce qui ne veut pas dire exagérées. Amplifiées notamment en raison de l'irruption du temps, et de sa manière particulière de se comporter lorsque l'homme est soumis à des conditions d'existence inédites et donc sans repères possibles pour lui. C'est un thème que Grossman aborde deux fois dans les trente premières pages, et il n'est pas anodin que l'une des scènes soit située dans les abris anti-aériens de Stalingrad, tandis que l'autre se déroule dans un camp de concentration allemand : les mises en regard des deux dictatures qui s'affrontent n'iront ensuite qu'en se multipliant et en s'approfondissant. Voici le premier passage, celui du camp (p. 14 de l'édition Robert Laffont) – le personnage dont il est question est un vieux bolchevik de la première génération, celle qui a connu les prisons tsaristes :
« (…) le problème était que des hommes comme Ossipov, Erchov, Goudz lui pesaient parfois, bien qu'ils fussent très proches. Son malheur était que bien des choses en lui-même lui étaient devenues étrangères. Plus d'une fois, retrouvant un vieil ami, il s'était aperçu malgré sa joie qu'ils étaient devenus étrangers l'un à l'autre.
« Mais comment faire quand une part de vous-même est étrangère au temps présent… On ne peut pas rompre avec soi-même.
« Au cours de ses discussions avec Ikonnikov [une sorte de “fol en Dieu”], il s'irritait, devenait grossier, se moquait de lui, le traitait de chiffe molle, de nouille, de moule. Mais, dans le même temps, il lui manquait quand il ne le voyait pas.
« C'était en cela principalement que sa situation actuelle différait de ses années de prison dans sa jeunesse.
« Quand il était jeune, tout, chez ses amis et camarade de Parti, lui était proche, compréhensible. Toute pensée, toute opinion chez ses ennemis lui semblait étrangère, monstrueuse.
« Maintenant, il retrouvait dans les pensées d'un étranger ce qui lui avait été proche dans les temps anciens, et à l'inverse il découvrait soudain des choses qui lui étaient étrangères dans les pensées de ses amis.
« “C'est parce que je vis depuis trop longtemps”, se disait Mostovskoï. »
Le second extrait parle moins de l'action du temps sur l'homme que de sa volatilité, de son aptitude à disparaître ; disparition dont on ne s'avise que rarement, mais que la pression brutale d'événements inconnus peut révéler soudain. Nous sommes donc, maintenant, dans un abri souterrain d'officiers soviétiques, littéralement enseveli sous les tirs de l'artillerie allemande (p. 32) :
« Le temps se coule dans l'homme, dans l'État, il s'y niche et puis le temps s'en va, disparaît, alors que l'homme, l'État restent… l'État-royaume est resté, mais son temps est parti… L'homme est là mais son temps s'est envolé… Où est-il ? Voici un homme, il respire, il pense, il pleure, or ce temps unique, particulier, qui lui est propre et n'appartient qu'à lui, est parti, envolé, ce temps a disparu. Mais l'homme reste.
« Rien n'est plus dur que d'être orphelin du temps. Rien n'est plus dur que le sort du mal-aimé qui n'est pas de son temps. Les mal-aimés du temps se reconnaissent sur le champ, dans les services du personnel, dans les comités du parti, dans les sections politiques de l'armée, dans les rédactions des journaux, dans la rue… Le temps n'aime que ceux qu'il a enfantés, ses enfants, ses héros, ses travailleurs. Jamais, jamais, il n'aimera les enfants du temps passé, et les femmes n'aiment pas les héros du temps passé, et les mères n'aiment pas les enfants des autres.
« (…) Le temps, que le combat avait déchiqueté, sortait du violon en contreplaqué du coiffeur. Le violon disait aux uns que leur temps était venu, aux autres que leur temps était fini. »
(Je ne sais pas qui est la jeune femme de la photo : elle est apparue sur mon écran après que j'eus tapé “Vassili Grossman” dans Google Images… Quant à la phrase qui m'a servi de titre, c'est la première de Vie et Destin.)
Saisissant !
RépondreSupprimerOn s'y croirait !
On se croirait où ?
SupprimerJe voulais simplement dire que j'ai l'impression qu'aujourd'hui, en France, nous sommes nombreux à pouvoir dire aussi, que "rien n'est plus dur que d'être orphelin du temps".
SupprimerD'ailleurs, ce qui arrive à ce vieux bolchevik, n'est-ce pas la même chose qui est arrivé à De Gaulle en 1968 ?
"Mais comment faire quand une part de vous-même est étrangère au temps présent ?" a-t-il peut-être pensé, le jour où il a quitté le pouvoir !
Quant à nous, faudra-t-il nous résigner à ce que le temps des Hollande et des Copé soit arrivé ?
Si c'était le cas, avouez qu'il y aurait de quoi se dire "je vis depuis trop longtemps" ! Non ?
Ah oui, pardon ! J'avais le cerveau ailleurs… Du reste, vous devez bien vous douter que ces extraits ne sont pas arrivés ici par pur hasard…
SupprimerCe portrait d'Olena, une belle combattante de choc et la grand-mère d'un internaute du blog collectif Vintage Photo. Ici.
RépondreSupprimerAh oui, tiens, j'aurais dû être plus attentif. Bon, bienvenue à Olena, donc.
SupprimerMerde. Goyboy a eu la même idée que moi.
RépondreSupprimerToujours à la traîne, à ce que je vois…
SupprimerTrés jolie cette Olena. Rendez-nous les communistes d'avant ! Maintenant ils ne valent même pas la corde ......
RépondreSupprimerOn a beau dire, l'uniforme c'est toujours seyant.
SupprimerC'est amusant l'Amiral aussi a illustré sa page avec quelqu'un qu'il ne connaissait pas
RépondreSupprimerOui, mais lui c'est parce qu'il ne connaît personne…
SupprimerGrossman écrit en reporter de guerre, propagandiste, propagandant,soviétiquementant, stalinementant, fonctionairementant, avant de tourner...
RépondreSupprimerCommentaire d'Ernst
Bah voilà le résultat, on fait des articles sur Stalingrad et on se retrouve catalogué blog de gauche... Serais vous je porterai plainte...
RépondreSupprimerhttp://www.lemonde.fr/politique/visuel/2012/12/26/carte-de-la-blogosphere-politique-2013_1809704_823448.html
Le temps n'aime que ceux qu'il a enfantés, ses enfants, ses héros, ses travailleurs. Jamais, jamais, il n'aimera les enfants du temps passé, et les femmes n'aiment pas les héros du temps passé
RépondreSupprimerEh bé...
Qui pour aimer les réacs alors ? Personne.
Il faut être de son temps, suiviste pour le meilleur des mondes.
Mais qui sont les héros d'aujourd'hui ?
Eux aussi étaient de leur temps.
RépondreSupprimerEt le brouillard a recouvert leur terre.
Mais c'est une autre histoire.
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
RépondreSupprimerRappelons que le négationnisme, en plus d'être une sottise, tombe sous le coup de la loi. Or, j'aimerais bien continuer d'être tranquille de ce côté-là…
SupprimerL'astrologie aussi est une sottise, pourtant aucune loi n'empêche d'en parler. Par exemple.
SupprimerMoi aussi !
RépondreSupprimerJ'ai mis il y a quelques jours dans ma liste d'envies d'Am. "Les guerriers du froid -vie et mort des soldats de l'armée rouge-" de Cath. Merridale, dans l'attente qu'il sorte en Poche.
RépondreSupprimerConcernant les mises en regard des deux dictatures, le témoignage (très simple ms intéressant) de Margarete Buber-Neumann, dans "Déportée en Sibérie" suivi de "Déportée à Ravensbrück".
Je commande illico "Vie et destin", 1175 pages 11,59E c'est tout à fait correct.
Je répondais à Didier Goux pour sa prase :
RépondreSupprimer""" Or, j'aimerais bien continuer d'être tranquille de ce côté-là…"""
C'est sur s'il censure , il va être pénard et continuer ses apéros en blablatant de tout et de rien , dans son pavillon de banlieue (faut payer les traites ) .
Sottise ?
RépondreSupprimerMontrez le, puis en quoi toutes les repentances, remplacements etc, en dérivent ?
Merci.
Attention à la mort sociale.
Je vous promets de faire très attention à la mort sociale.
Supprimer(Même si, au fond, je n'aspire à rien d'autre.)
RépondreSupprimerElie Wiesel n'a pas le tatouage d' Auschwitz qu'il prétend avoir.
D'après W. Plosa directeur des archives d'Auschwitz.
(enquete-debat.fr, Jean Robin)