Un romancier n'est pas un homme qui décrit le monde : pour cela, un bon journaliste suffit. Le romancier met en scène des personnages qui, au départ, n'existent que pour lui – et encore –, dans un univers qui n'existe que pour eux ; cet univers peut être minuscule ou immense, peu importe : c'est un univers, puisque, dans le cadre du roman que l'on tient en main, il n'y a rien en dehors de lui ; la notion même d'en-dehors est dépourvue de tout sens.
Donc, le romancier imagine, invente, crée, élucubre, grossit, enfle, caricature, boursoufle, énormise ; il rit, bouffonne, exagère, charrie et se moque. Or, voici que, soudain, à quelque temps de là, surgit autour de nous, pour nous, et parfois hélas en nous, un monde totalement absurde et inédit, qui semble vouloir faire tous ses efforts pour ressembler trait pour trait à celui du livre. Du jour au lendemain le romancier cesse d'être l'imaginatif inventeur que vous voyions en lui, assez naïvement, pour se transformer en une sorte d'observateur froid du futur, de descripteur d'avenir pénible (un romancier valant la peine d'être lu est toujours plus ou moins un homme pénible, parce que l'art n'est jamais agréable) .
C'est ce qui arrive à Michel Desgranges, qui doit probablement en éprouver de secrètes satisfactions. Lorsqu'on lit Une femme d'État, on se trouve dès les premières pages plongé dans une histoire jubilatoire, truculente en même temps qu'implacable, qui laisse penser que si Balzac et Swift avaient pu écrire un roman à quatre mains, le résultat n'aurait peut-être pas été très éloigné de ce qu'on a sous les yeux. Le milieu qu'il décrit (qu'il fouille, voire fouaille, serait sans doute plus exact) est celui du pouvoir, avec ses parasites obligés, les artistes subventionnés. C'est une farce dont chaque protagoniste est le dindon, tous sont sans aucune prise sur le réel mais considérablement agités, d'une fébrile impuissance. Certains morceaux se haussent jusqu'à l'épique, et le lecteur en ressort en état de semi-ébriété : il est préférable de n'avoir pas à conduire, après avoir lu Desgranges.
C'est au milieu de ces rapides, descendus à fond de train, que l'on s'avise d'une chose : ce roman a été publié en janvier 2011, ce qui signifie qu'il a été écrit durant “l'ère sarkozienne”. Or, c'est irrésistiblement à l'actuel gouvernement que l'on pense soudain, à ses accès de démence sociétale jointe à une incapacité chronique de résoudre quoi que ce soit. Et, dès lors, en voyant s'agiter ces poules et ces canards sans tête, mais néanmoins caquetant et piaillant à qui mieux mieux, ravagés de modernité, possédés du désir de proscription, le lecteur cesse de penser qu'on lui joue une farce pour s'apercevoir qu'on lui déroule le réel, mais avec quelques petites, toutes petites années d'avance.
Finalement, contrairement à ce qu'on avait cru au départ, en se lançant dans cette course en sac, Une femme d'État est un roman d'épouvante, qui a choisi de rire pour ne pas déplorer.
Appétissante critique qui donne envie de découvrir l'ouvrage.
RépondreSupprimerCela dit je n'ai pu m'empêcher de sourire à la lecture de votre hypothèse : " si Balzac et Swift avaient pu écrire un roman à quatre mains...".
Je les imagine tous deux muni d'une plume dans chaque main, pour faire quatre, écrivant les poings serrés à la façon dont les jeunes enfants barbouillent leurs couchers de soleils au crayon de couleur...
Appétissante est le mot, vous ne savez pas à quel point : on mange énormément dans ce roman, et des choses aussi réjouissantes qu'ingoûtables, si je puis dire.
SupprimerJe pense qu'il serait indécent que je commentasse...
RépondreSupprimerAh, non, il ne serait pas inintéressant que vous commentassisssiez, dans la mesure où vous êtes l'auteur du roman en question, et qu'il est possible que beaucoup de choses m'aient échappé. Je pense que l'auteur d'un livre conserve toujours (au moins de son vivant) la ferme possession de son œuvre. Au moins peut-il se dresser contre le commentateur qui lui a consacré dix minutes en passant et lui dire à quel point il a été léger dans sa “critique”. Mais bon…
SupprimerCe texte me comble et me fait rougir et dans mon émotion je peine à trouver quelque chose à écrire...Mais... "un romancier (...) ne décrit pas le monde " ? Hmm hmm...
SupprimerEn 1996, dans un long dialogue épistolaire avec Lakis Proguidis ( in L'Atelier du Roman ) , Philippe Muray écrivait de l'un de mes précédents romans qu'il "éclairait le monde." Certes, éclairer n'est pas décrire, mais le but que je poursuis, peut-être maladroitement, et sur des tons différents, est, à travers des personnages emblématiques et qui m'amusent, de dire le monde , et de montrer qu'il n'est plus que perte du sens ( canard allant cou coupé -- déjà mort).