« […] Évidemment, c'est amusant de partir en vacances. Décider du lieu où on va, consulter l'indicateur (je n'ai jamais su m'y reconnaitre), suer sang et eau à préparer ses colis, s'efforcer de ne rien oublier, se chicaner sur tout cela avec son épouse si on a le bonheur d'en posséder une – un bonheur assez répandu – chacun voulant emporter toute la maison en reprochant à l'autre tout ce qu'il emporte, se transporter dans des magasins pour l'achat de toilettes à l'usage de Madame qui veut là-bas éblouir les populations et pour soi-même de quelque complet balnéaire, avec deux ou trois de ces chemises à col Danton qui sont de si bon goût et une casquette non moins seyante qui vous permettra d'inspecter l'horizon maritime avec une silhouette de connaisseur. Le jour du départ, quérir une voiture, s'y entasser avec sa famille et ses paquets, se faire porter à une gare, chercher ses places dans un train, s'enfourner dans un compartiment déjà à moitié plein d'autres gens, s'insérer entre eux au petit bonheur, en pestant déjà, subir le charmant babil d'enfants qu'on jetterait avec plaisir par la portière, être réjoui par les agréables odeurs que dégagent les voyageurs qui se mettent à leur aise, qui mangent et boivent à chaque instant, qui dorment en ronflant et en se laissant tomber sur vous, avoir un besoin à satisfaire sans pouvoir bouger, tirer sa montre toutes les demi-heures pour savoir où on en est du parcours, arriver, avoir à descendre du wagon tout ce qu'on y a entassé : soi-même, sa femme et ses paquets, réclamer un porteur qui file aussitôt à votre vue, chercher une voiture qui est immédiatement prise par d'autres voyageurs, découvrir après bien des recherche l'hôtel ou pension de famille où on a retenu par lettre une ou deux chambres, s'apercevoir que le bois de sapins pompeusement annoncé sur le prospectus de l'établissement se réduit à trois arbustes rabougris au milieu d'une cour surchauffée par le soleil et parfumée des odeurs de la cuisine, constater qu'il faut faire une demi-heure de chemin pour avoir un journal, que le poisson vient de Paris où il est d'abord expédié pour revenir ensuite sur la table de l'hôtel, acquérir cette opinion que la mer, à la plage, n'est pas très engageante, avec tous ces gens qui se trempent dedans, jouir de la vue de tous ces baigneurs et baigneuses qui se promènent à moitié nus, enchantés de se montrer comme s'ils étaient autant d'Adonis et de Vénus, subir toutes les questions de votre épouse qui vous demande chaque jour si on n'a pas oublié de fermer le compteur, de mettre de la naphtaline dans les vêtements, de fermer à clef le secrétaire, de dire à la concierge de prier M. Un Tel de ne pas manquer de faire savoir à telle autre personne qu'on est ici à Saint-Pol de Vic-sur-Ardèche, en Bresse, Vendée inférieure, pour qu'elle donne de ses nouvelles, se disputer sur le choix des cartes postales illustrées que Madame veut envoyer à des amis qui s'en moquent pas mal, tout en ne manquant pas à votre retour de vous dire à ce propos : « Comme c'est gentil de votre part ! », se trouver nez à nez avec quelqu'un à qui on a dit à Paris qu'on partait pour Nice, « les plages trop fréquentées n'étant plus supportables », lequel n'est pas plus ravi de la rencontre, vous ayant de son côté annoncé son départ pour les Baléares, se résigner, traîner, compter en secret les jours, songer à l'appartement de Paris où tout – pour ainsi dire – a pris la forme de vos goûts et de vos habitudes, se dire que le bonheur dans lequel on est n'aura qu'un temps, que c'est une question de patience, enfin voir le jour du départ arriver, le train à reprendre le lendemain matin, passer la journée à tout réempaqueter avec les mêmes paroles d'accord qu'au départ avec son épouse, ne pas dormir de la nuit à l'idée du train à prendre au petit jour, s'entasser de nouveau dans un compartiment avec tous les agréments déjà décrits, débarquer à Paris avec la figure de bois, recherche d'un taxi, retour à la maison, trouver chez soi une poussière du diable parce qu'on avait fermé une fenêtre seulement à l'espagnolette et qu'il a été procédé en votre absence au ravalement de l'immeuble, entendre à ce propos, de plus belle, les compliments satisfaits de votre compagne, se laisser tomber sur une chaise, regarder tous les colis posés çà et là, songer à toutes ces affaires qu'il faudra remettre en place. Évidemment, c'est amusant d'aller en vacances. […] »
Paul Léautaud, Passe-Temps II, Mercure de France, pp. 402-404.
Je ne sais pas pourquoi mais ce texte aura moins de commentaires que celui du bijoutier comme quoi c'est bien le fric qui intéresse le français, le cul aussi mais seuelment pour les pervers.
RépondreSupprimerLéautaud c'est l'écriture faite homme !
RépondreSupprimerJ'adore et je suis jalouse.
Le cynisme de ce texte est délicieux et son rythme nous force à haleter en même temps que le vacancier parti en congés-forcés en rêvant de retrouver ses travaux-payés.
RépondreSupprimerC'est merveilleux, ciselé avec finesse ; de l’orfèvrerie.
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