Certaines nuits, en leur début surtout, semblent devoir être plus noires que d'autres ; ou plus épaisses : on ne sait trop comment dire, parce que ça ne s'est encore jamais produit. C'est d'une seconde sur l'autre, à table ou ailleurs. Peut-être – allez savoir – à cause du goéland de Dieppe ; ou parce qu'on a été dérangé dans la routine de l'existence, un tant soit peu ; ou encore parce qu'une image a traversé le ciel, votre esprit, celle d'un homme allongé sur un lit inconnu, indéfinissable, non identifiable, un pur matelas étranger, vaguement hostile, dans une pièce aux angles étranges, semblable à toutes les autres qui la bordent : devant, derrière, à droite, à gauche, au-dessus, en dessous, avec les mêmes pas dans le couloir, et ces lumières qui ne s'éteignent jamais, et la petite sonnette de plastique que l'on peut presser quand on veut, pour ramener la vie à soi, un moment, un visage inconnu et souriant, et fatigué.
Entre deux bouchées, on y pense ; la faim se coupe mais on finit tout de même son assiette, pour n'alarmer personne et continuer de camper dans le monde assuré des vivants. L'image grossit, prend du relief, on croit entendre le souffle de l'homme allongé, son regard absent vous perce le front, on voudrait lui arracher le triste bonnet qui tente de masquer l'absence des cheveux, et dont sa main, régulièrement, mécaniquement, essaie de dégager l'emprise.
« Ça va ? », entendez-vous alors. « Ça va… », vous entendez-vous répondre. Et l'on se lève de table. Mais la nuit reste noire sur Dieppe, supposez-vous, et un reproche point de n'y être pas. Oh ! il ne vous gêne pas très longtemps, ce reproche ! Vous vous contentez rapidement d'être où vous êtes, dans un silence campagnard et habituel, vous tentez de contourner le noir et de faire se clore les paupières de l'homme allongé : c'est si reposant, le sommeil des autres ! Ce mot même, sommeil, règle tout, vous affranchit de vos manquements probables, de votre absence, de vos sourires faux. Mais vous vous en dédouanez en quelques minutes, du bout des doigts, par ces lignes qui semblent se tracer toutes seules, dans un silence désinvolte, qui essaie d'être tel – et n'y parvient que péniblement, avec des sourires fatigués.
Tout paraît s'être immobilisé, à l'image de celui qui ne bouge plus et fait seulement semblant de regarder. En réalité, c'est seulement maintenant que tout se met à bouger, et d'une manière pénible : avant, dans un passé incroyablement lointain, toute chose était figée dans une immobilité ensoleillée, jeune et bienheureuse.
Superbement écrit, mais trop triste pour moi ce soir...
RépondreSupprimerGeneviève
Pour moi aussi : je file à la télé…
SupprimerJe m'excuse d'avance mais je ne peux m'empêcher de vous féliciter tant ces quelques lignes sont magnifiques mais en même temps je m'inquiète, me demande, pour exprimer une telle émotion, y a t'il une raison particulière ?
RépondreSupprimerIl y en a une ; je crois qu'on peut la trouver facilement en lisant les dernières livraisons de mon journal…
Supprimer(Cela dit, sans vouloir vous pousser à la lecture !)
Contourner le noir ? Vu la bedaine de Tonnegrande, vous n'auriez pas assez d'essence.
RépondreSupprimerJe n'avais pas pensé à ce détail technique…
SupprimerVous atteignez le sublime, là. Dans l'ambigu, l'esquissé, le ressenti, le non-dit. Mais l'heure est-elle à la louange ou à la sympathie ?
RépondreSupprimerAvec toute mon amitié,
Jacques
Au sublime, n'exagérons rien ! Pour le reste, sachez que l'heure est toujours à la louange et toujours à la sympathie – voilà !
SupprimerHa ! LA nuit. Joli texte.
RépondreSupprimerTrès bien écrit mais pas joyeux, on peut écouté ceci:
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=eLhz8WELr00
Ou encore cela:
http://www.youtube.com/watch?v=nx8UBHjpQsQ
Mes nuits sont souvent blanches, idéales pour trier ses idées noires
Mes sincères condoléances.
RépondreSupprimerJe suppose qu'il s'agit de votre père.
Désolé, mais pas comme d'habitude
Duga
Très émouvant.
RépondreSupprimerAvec toute mon amitié.
Poignardant !
RépondreSupprimerJoli texte. J'ai envie d'y apporter une petite note lumineuse. Souvent la nuit, lorsque le ciel est dégagé et que la lune est quasi-pleine, on s'aperçoit au bout de 3 minutes qu'une lumière bleue nous fait baigner dans une sorte de douceur obscure, particulièrement agréable.
RépondreSupprimerLe jour où je me suis aperçu de ça, j'ai considéré la nuit comme étant la soeur du jour. Et non plus son opposé.
La découverte de cette douce lumière bleue m'a véritablement émerveillé. Un peu comme un enfant devant une vitrine de Noël.
Ce texte est magnifique mais je n'aime pas vous lire (savoir) ainsi.
RépondreSupprimeramicalement,
Depuis deux ans environ je lis régulièrement vos billets avec un grand plaisir, même si je suis parfois en désaccord avec leur teneur. Votre journal, publié mensuellement, me touche encore davantage car à votre talent littéraire s'ajoute une sensibilité aigüe. Tout cela pour dire que je tiens à vous exprimer toute ma sympathie dans les circonstances difficiles, liées à la mort d'un très-proche, que vous connaissez actuellement.
RépondreSupprimerAlain Martzolf
Oui, pas mal, mais quand vous aurez vu Les petites nuits de Guillaume Canet (bientôt sur vos écrans) avec Marion Cotillard dans le rôle de la Côte-de-Nuit-qui-tache vous verrez tout cela d'un autre oeil.
RépondreSupprimerJ'imagine que cela est en rapport avec votre père. Alors mes condoléances et bien à vous...
RépondreSupprimerBon, il semblerait que ce billet n'ait pas toute la clarté souhaitable : la personne dont je parle est à l'hôpital, ce qui implique qu'elle est toujours de ce monde…
RépondreSupprimerC'est malin ! On se fait chier à présenter des condoléances et elles ne servent à rien. En plus j'avais organisé une collecte pour acheter des fleurs et je vais être obligé de boire pour l'argent qui m'a été adressé ce qui n'est pas honnête.
SupprimerC'est vrai que c'est très malhonnête. (Mais prévisible de la part d'un socialiste, dirait sans doute Marchenoir.)
SupprimerC'est un très beau texte. De même que celui-ci http://didiergouxbis.blogspot.fr/2013/08/lautomne-viendra.html
RépondreSupprimerTiens, je l'avais à peu près oublié, celui-là !
SupprimerIl y a une tache sur le magnifique Pierre Soulages qui illustre ce billet. C'est un scandale.
RépondreSupprimerCe doit être pour ça que je ne l'ai pas payé cher…
SupprimerJ'imagine Didier se rendre dans une salle obscure pour voir quoi ? Marion Cotillard dans un film de Guillaume Canet.....mes repères sont bien ébranlés ces temps ci mais alors là !!!
RépondreSupprimerC'est rien que des menteries pour me déconsidérer auprès de mes amis et de ma famille…
SupprimerC'est une grande chance de pouvoir traduire ses sentiments les plus indicibles en mots. Je vous envie.
RépondreSupprimerLe problème est que, quand on se relit, on est bien obligé de constater qu'on n'y est pas arrivé du tout…
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