Il comprit que le livre était la clef du monde et la clef du temps.
Cette fois, l'Empire est bien mort. Dans L'Écriture du monde, premier volume de la trilogie actuelle, François Taillandier nous emmenait dans l'Europe du VIe siècle, c'est-à-dire au milieu des décombres de l'Empire romain d'Occident. Mais qui dit décombres dit présence ; et, de fait, Rome était encore dans toutes les mémoires, et chacun, même de façon inconsciente, réglait ses comportements d'après elle, positivement ou négativement.
Avec ce second volet, La Croix et le Croissant, nous faisons un bond de deux siècles en avant. Les trois premières des cinq parties du livre se déroulent simultanément, en 638 de l'ère chrétienne et an 16 de l'hégire. La première (Le Rire d'Amrou) est vue par les yeux d'Heraclius, l'empereur de Constantinople, que l'on vient de ramener en son palais, après ses défaites face aux hordes mahométanes, tout juste sorties d'Arabie. L'empereur agonise, tout son corps se désagrège, ainsi que son empire a commencé de le faire : « Le ventre, surtout, était affreux à voir pour ses médecins et pour ceux qui l'habillaient : c'était une énorme besace blême, veinée de bleu, une cosmographie sanguinolente de furoncles, qui semblaient près d'éclater. On incisait parfois, aux gémissements du monarque ; on en tirait un ou deux setiers d'humeurs malodorantes et de chyle, mais l'hydropisie se reformait, la hernie menaçait. »
En cette même année, Dagobert aussi agonise (deuxième partie : La Vaine Gloire de Dagobert). Il a résolu de quitter son palais d'Épinay et de s'en aller mourir à Saint-Denis, en l'abbaye qu'il a fondée pour honorer la dépouille de Denys, l'évêque martyr de Lutèce. Au côté de ce mourant de 35 ans se tient son vieux précepteur puis ministre, un nomme Pépin de Landen : déjà, Carolus perce sous Mérovée.
La troisième partie (Omar et le début des temps) nous transporte à Bayt al-Maqlis, ville d'Orient que les Juifs nomment Yerushalaïm et les Romains Aelia Capitolana ou Hagiapolis ; elle vient de tomber aux mains du calife Omar, que ses guerriers nomment le Sagace ou le Bien Guidé. Et c'est ici, dans Jérusalem investie, que le deuxième successeur de Mahomet découvre les livres, et par-dessus tout le Livre. Il décide alors de faire collecter et mettre par écrits les paroles du Prophète, malgré les rudes oppositions que le futur Coran suscite. C'est lui aussi qui, imitant en cela les chrétiens, décide de remettre le compteur du temps à zéro et de le faire commencer à compter de l'hégire, l'exode de Mahomet hors de La Mecque.
La quatrième partie (Le Livre entrevu) nous fait faire un bond de presque soixante ans : nous voilà à l'année 695, en l'abbaye Saint-Martin de Wandre, en Gaule belgique. C'est peut-être le point culminant du roman. Le prieur de Saint-Martin, Frédégaire, a été chargé par Pépin de Herstal de reprendre et de continuer la chronique des royaumes francs, la Gesta francorum de Grégoire de Tours. C'est essentiellement Frédégaire l'arc qui relie La Croix et le Croissant à L'Écriture du monde, dans la mesure où il fait des pieds et des mains pour se procurer copie des écrits d'Isidore de Séville, personnage à part entière du premier volet de la trilogie. Il est aussi une projection vers l'avenir, un avenir qui, lui-même, se situe au-delà des limites que s'est assigné Taillandier. D'abord, le moine comprend que le désir de Pépin est qu'il ne cache rien des turpitudes et des manquements des rois mérovingiens, afin de mieux mettre en lumière le courage, la droiture, les capacités des maires du palais.
Mais, surtout, compilant les nombreuses et incomplètes chroniques dont il dispose, Frédégaire sent naître en lui un étrange sentiment d'incomplétude : « Ainsi, une chose était de rappeler les faits et les actes ayant marqué la vie des protagonistes, mais ce qu'ils étaient vraiment lui échappait ; il se demandait ce qu'ils avaient pensé, senti, voulu ou redouté. Ceux qui avaient avant lui rédigé les chroniques consignaient les événements, et à l'occasion rappelaient le jugement chrétien. Mais jamais ils ne semblaient s'étonner, ni s'interroger sur les êtres eux-mêmes. […] Alors paraissait dans sa vision un livre, un tout autre livre encore que celui qu'il s'efforçait de composer pour son maître. Un livre immense comme l'Apocalypse de Jean, qui peindrait l'enfer et le paradis tout entiers. » Ce livre, cette Divine Comédie, Frédégaire ne trouvera pas la force de l'écrire, n'étant, il s'en rend compte, “ni peintre ni prophète” ; il faudra patienter encore six siècles, pour voir apparaître Dante.
Dernier bond en avant : la dernière partie (Le Marteau de Thor) s'étend de 715 à 741 et met en scène le maire du palais Karl, mieux connu sous son sobriquet de Charles Martel, homme d'abord débordant de vie et d'appétit de conquêtes, mais ne réfléchissant pas au-delà de lui-même. C'est le vieux Frédégaire qui, en lui racontant chaque soir les épisodes du livre à lui commandé par le grand-père de Karl, va instiller en lui, tout à fait sciemment, juge-t-on, la volonté dynastique.
La Croix et le Croissant repose sur deux piliers majeurs : le livre (qui émancipe, élargit les horizons, force à s'ouvrir les portes invisibles) et la bâtardise (qui enferme, pèse, contraint, empêche ou au contraire pousse en avant) ; la bâtardise, c'est-à-dire l'imposture. Heraclius semble à première vue en être indemne ; mais il est tout de même celui qui a fait assassiner l'empereur de Constantinople et a été proclamé à sa place, alors qu'il ne le voulait pas. Sur Dagobert surtout pèse l'ombre de la bâtardise : il se murmure autour de lui que son père, Clotaire II, n'aurait pas été le fils de Chilpéric 1er (la reine, Frédégonde, était une chaudasse de haute époque…) ; lui-même serait donc illégitime. Le calife Omar est, lui, bien assuré de sa lignée. Mais il porte le poids de sa mésentente complète avec son père. Et puis, les Arabes sont censés être les descendants d'Ismaël, le fils bâtard d'Abraham…
Le cas le plus intéressant est celui de Karl, en ceci que, chez lui, la bâtardise est tout à la fois un poids, un moteur et une révélation. Un poids car il n'a jamais accepté d'être le fruit adultérin de la liaison de son père, Pépin de Herstal, avec la princesse franque Alpaïde ; un moteur dans la mesure où cette frustration de l'origine produit en lui cette soif de pouvoir et de conquête qui va le porter au sommet ; une révélation enfin, car lorsque le vieux Frédégaire lui glisse que Clotaire II pourrait n'avoir eu aucun sang mérovingien dans les veines – et donc ses descendants non plus –, il entrevoit pour la première fois la possibilité de fonder une nouvelle lignée héréditaire, qui sera celle des Carolingiens, à partir de son fils, Pépin le Bref.
Dois-je ajouter que le livre est à mes yeux une complète réussite, peut-être encore supérieur à celui qui l'a précédé ? Il convient de préciser que tous les personnages principaux que l'on y croise sont rigoureusement authentiques, et que Taillandier s'est contenté de faire ce que Frédégaire n'a pas été capable de réaliser : essayer de percer leurs réactions et leurs sentiments ; ce qui revient à rendre toute sa noblesse et sa profondeur au genre du roman historique.