samedi 28 juin 2014

Que Libération crève le plus vite possible


Je suppose qu'on le sait : je ne lis jamais ce torche-cul qui, par une sorte d'antiphrase, s'appelle Libération. Mais, à force de m'en tenir éloigné, j'ai dû oublier une partie des remugles qu'il exhale, transfigurer en roseraie blette la société d'épandage que recouvre son nom. Or, parfois, il arrive qu'on vous plonge les narines dans ce que vous cherchez à éviter.

Ce fut aujourd'hui pour moi. Mon frère et ma belle-sœur arrivèrent d'un Orient que nul ne leur envie, avec deux ou trois journaux qu'ils avaient plus ou moins lus dans l'avion ; l'un était le vomitoire sur papier dont il est question ici, en date de jeudi. Après avoir hautement affirmé que je n'y jetterais pas le moindre regard – trop soucieux de mon hygiène mentale –, j'ai pourtant lu le gros titre de la une. Le voici :

LE ROSE POUSSE EN EUROPE

 Dans les trois lignes en dessous, on nous "informait" que, grâce à un axe Paris – Rome, la droite européenne n'avait qu'à bien se tenir. En un mot, le lecteur du torche-cul précité apprenait, au vu du titre censé faire vendre, que la gauche était en train de balayer la réaction à Bruxelles, que le vent du progrès s'occupait de liquider les forces de la réaction. Ce qui, chacun le voit, correspondait parfaitement à la réalité politique actuelle. Je me suis alors posé deux questions, sans grand rapport l'une avec l'autre (quoi que) :

– combien de temps allons-nous accepter de maintenir en vie avec notre argent ce tract indigent ?

– quelle sale gueule de con stupide peut bien avoir le lecteur type du tract en question ?

vendredi 27 juin 2014

Les joies de l'Éduc' nat' (une amie nous écrit)


Cher Didier,

J'émerge de trois semaines d'arrêt pour avoir tenté, une année durant, de mettre des élèves au travail, de responsabiliser des parents et de faire exclure les perturbateurs  :
 
– Oui mais là, non, on peut pas, vous comprenez. La situation de Trucmuche, c'est très très compliqué. Il vous faut prendre du recul. Bon, ce qu'on va faire c'est qu'on va se réunir pour trouver tous ensemble une solution à lui proposer pour qu'il accepte de réapprendre son métier d'élève.
 
– Et un coup de pied au cul, ça serait possible ? il empêche toute une classe de travailler depuis le début de l'année.
 
– Oui mais là, non, parce que vous comprenez, comme je vous l'ai dit, la situation de Trucmuche, c'est très très compliqué. Hou là là ! Oui, très compliqué. A la rigueur, on va l'exclure-inclure avec sursis une journée. Et puis faut vous faire à l'idée que le cours frontal, c'est fini, ça marche plus. Faut être créatif aujourd'hui, faut rendre les élèves acteurs de leurs apprentissages, vous comprenez.
 
– Et pour Machin-Chose, qu'envisagez-vous ? Il ne vient plus en cours depuis deux mois. Un signalement à l'Inspection d'Académie, peut-être ?
 
– Hou là là ! Alors là, non.  Pour le petit Machin-Chose, c'est très très compliqué. Il fait de la phobie scolaire. Alors, avec l'infirmière, l'assistante sociale, l'éducateur, le médecin scolaire, la CPE et les parents, on travaille dessus pour le réconcilier avec l'Ecole.
 
– Et un coup de pied au cul, ça ne pourrait pas enrayer sa phobie ?
 
– Hou là là ! Pas du tout du tout, ça mettrait à mal tous nos efforts. Non, pour le petit Machin-Chose, on a pensé à un emploi du temps aménagé. Alors, que je vous explique : il ne viendra que quelques heures en français et en maths et on lui garde les heures d'EPS, d'Arts Plastiques et d'Éducation musicale. Comme je vous l'ai dit, faut à tout prix le réconcilier avec l'École. Alors, le lundi, j'ai vu qu'il avait français de 8 à 10. Il viendra avec vous de 9 à 10. Parce que vous comprenez, c'est compliqué pour lui de se lever et d'être en cours pour 8 heures. Bon, après, il pourra aller en maths de 10 à 11. Je lui enlève l'histoire-géographie et l'anglais parce que c'est l'après-midi ; ce serait trop compliqué pour lui. Ah ! en revanche, il pourrait venir le mardi de 9 à 12 parce que là il aurait EPS pendant deux heures, il aime bien ça, et Arts plastiques. Pour le mercredi, on verra où il en est.

Résultat : moi aussi j'ai fini par faire de la phobie scolaire. C'était une année très très compliquée pour moi, vous comprenez, m'sieur Goux ? D'autant plus qu'il n'y avait pas que Trucmuche et Machin-Chose. J'ai acheté  En Territoire ennemi à sa parution, mais si tu n'y vois pas d'inconvénient j'attendrai un peu pour en entamer la lecture parce qu'en territoire ennemi, j'y suis restée toute l'année…

Je t'embrasse. Embrasse de ma part Catherine dont je regarde les photos avec plaisir.

(La mort de Swann m'a rendue triste ; j'avais un faible pour lui, je peux l'avouer maintenant !)

Marie-Ginette [Le prénom a été changé. Heureusement pour cette malheureuse, on va dire…]

jeudi 26 juin 2014

La vérité sur le cas de Monsieur Val-de-Marne


Toujours soucieux  du bien-être et de l'épanouissement de ses contemporains, le bon Nicolas nous rappelle que, ce week-end, nous ne devons manquer sous aucun prétexte la quatorzième édition (déjà ? Dieu comme le temps passe…) du Festival de l'Oh ! Fort alléché de prime abord par cette appellation si pleine de promesses ludiques et bon enfant, je suis allé m'enquérir du programme. Lacez vos bavoirs, il y a de la salivation à prévoir dans les muqueuses.

Rien que l'idée de sillonner le Val-de-Marne (qui n'a pas caressé, au moins une fois dans sa vie, ce rêve si doux de sillonner le Val-de-Marne ?) lors d'un week-end surprenant et festif dédié à l'eau nous met fortement cette dernière à la bouche, convenons-en. La perspective de découvrir Villeneuve-Saint-Georges, Choisy-le-Roi, Ivry-sur-Seine et autres lieux enchanteurs devrait en principe avoir déjà convaincu tout le monde. Et s'il n'y avait que cela !

En plus de tous ces sites enivrants de beauté, les réjouissances proposées sont à se pâmer d'aise. Des spectacles… des spectacles comment ? Mais oui : des spectacles décalés ! (On se dit que le génie qui, de nos jours, aurait seul l'idée de proposer à nouveau, comme dans l'ancien temps, un spectacle dans l'axe, celui-là ferait immédiatement sa fortune – mais passons.) 

Une fois que vous vous serez, après les spectacles, confortablement recalés, vous pourrez vous laisser aller à la joie saine d'une promenade artistique ou d'une visite guidée autour de l'eau. Tout cela pour vous faire patienter agréablement en attendant le clou, l'apothéose, l'acmé de ces deux jours : le championnat du monde des ricochets fluorescents ! Ça va en jeter, non ? Un événement dont on nous assure qu'il sera haut en couleur et convivial, ce dont nous ne doutons pas un seul instant.

Pour les difficiles à épater, les hyper-blasés du festif, qu'ils se rassurent tout de suite : on les aura quand même, grâce à ces perles rares à ne pas manquer que seront le concert dans l'eau en do nageur ( en cas de plongée impromptue, on sent que les joueurs de tuba seront nettement avantagés), la possibilité d'écouter la Seine avec des instruments improbables, comme des Fleurs-lianes aux grandes oreilles, ou encore la péniche marchande investie par la compagnie artistique Karim Sebbar.

Hélas, après s'être inconsidérément réjoui de tant de merveilleuses perspectives, le plouc héberto-plessiste retombe brutalement dans sa morosité coutumière : il vit beaucoup trop loin de ces magnificences ! Il se sait condamné à remorquer après lui les lourdes et interminables heures d'un week-end grisâtre ; et contraint, pour ne pas périr d'ennui, à déchiffrer des lignes et des lignes de texte, dans un triste volume aux pages innombrables tout à fait dépourvues d'illustrations fluorescentes.

Plusieurs fois, sans doute, il se prendra à soupirer, l'âme tendu vers cet éden valdemarnien inaccessible : « Ah ! c'est pas nous z'au village qu'on aurait des réjouissances pareilles aux gars de la ville !… »

mercredi 25 juin 2014

France d'avant : des motifs de se réjouir et d'y croire


Des jeunes crétins qui enquillent la rue de l'Église, à 60 ou 70 km/h, au risque d'écrabouiller chats, chiens et enfants, il y en a au Plessis-Hébert comme partout, mais heureusement assez peu ; et on ne désespère pas d'aller les voir pointer rapidement dans un quelconque Pôle Emploi de Basse-Normandie ou même d'une région plus lointaine, si un hasard heureux veut qu'ils trouvent une femelle en ces contrées absurdes ; ce qui nous débarrasserait de leur inutilité bruyante.

En revanche, voilà quatre ou cinq jours que nous voyons passer – signalé par les aboiements scandalisés de Bergotte – un groupe de trois motards casqués, à dominante orange dans la tenue, à pied et poussant devant eux leurs engins dont le moteur reste silencieux. Le premier jour, nous avons tout naturellement pensé que l'un des trois était en panne, et que les deux autres, par solidarité, avaient mis également pied à terre. Évidemment, l'explication ne tenait plus le deuxième jour, encore moins le troisième, lorsqu'ils sont repassés dans le même équipage. J'ai alors suggéré que, peut-être, il s'agissait de gens ayant décidé d'aller faire les guignols dans la campagne, mais qui souhaitaient ne pas déranger les villageois par leurs décibels intempestifs. Cette simple idée nous a fait éclater de rire, Catherine et moi, tant elle était incongrue.

Ils sont apparus, aujourd'hui, alors que Catherine était à la boîte aux lettres, et elle les a attendus, afin d'en avoir le cœur net. Il s'agissait d'un homme encore jeune (par rapport à nous…), d'un adolescent et d'un enfant sur une mini-moto. Le père a eu l'air surpris de sa question, tant la réponse lui semblait évidente : « Mais enfin, on ne va tout de même pas déranger les gens en pétardant devant chez eux ! » D'après Catherine, cet homme avait vraiment l'air étonné que l'on pense simplement à s'enquérir de ses raisons.

Depuis ce soir, donc, je sais qu'il existe, au Plessis-Hébert, un petit noyau de gens vivant dans le même monde que moi. Sur le coup, ça m'a fait bizarre.

mardi 24 juin 2014

« Les filles, il faut que ça braille… »


Hier, tandis que je testais le riesling nouvellement arrivé, le voisin de derrière – heureusement assez lointainement voisin – a installé dans son petit pré (ou sur sa grande pelouse), une tente blanche annonciatrice de réjouissances bruyantes. Ce soir, cependant que je re-testais le même riesling, ayant oublié ce que j'avais pu en penser hier, une bande d'une quinzaine d'adolescents des deux sexes est arrivée, précédée de peu par le dum, dum, dum obtus de leur musique de merde. Des deux sexes, à vue d'œil. Car, à entendement d'oreille, les femelles ne tardèrent pas à établir leur empire, à force de rires suraigus, de cris sans causes, de modulations effrayantes. C'est alors que Catherine émit la forte sentence qui me sert de titre. Au bout d'une dizaine de minutes, les rôles étaient répartis, d'une manière que l'on pouvait penser définitive : les garçons jouaient silencieusement au ballon sur l'herbe, tandis que les filles continuaient, sous la tente, à striduler comme des bêtes, sous la morsure d'une excitation dénuée de motifs identifiables, qui semblait produite in utero, sans que le cerveau y fût pour rien. Et l'on en venait à se demander qui, de Dieu ou du diable, avait, au moment de la Création, doté les filles de cordes vocales.

lundi 23 juin 2014

Qu'est devenue la Madelon ? La nostalgie à double fond


J'ai déjà parlé ailleurs de cette chanson, enregistrée par Trenet en 1960. Mais comme Maître Jacques me presse amicalement de participer à ce machin qui s'appelle la radio des blogueurs, je vais en redire quelques mots. 

Ele n'est pas très connue. Mais c'est l'une des plus bellement nostalgiques que je connaisse, chez un auteur qui est pourtant un expert en ce domaine. Son pouvoir vient, je crois, de ce qu'elle opère sur deux niveaux de nostalgie : celui qui est exprimé et celui que la chanson peut faire naître chez un homme de ma génération – ou d'une autre plus ancienne – à son écoute.

Le premier niveau est simple : en 1960, un homme se demande ce qu'il est advenu de la Madelon, qui servait à boire aux soldats des années seize. Effectivement, on se dit qu'elle doit avoir, à l'aube de la modernité, quelque chose comme 65 ans, ce qui, à cette époque, fait d'elle une vieille dame, surtout si elle est, comme on le suggère, retirée à la campagne ; elle est probablement tout de noir vêtue, ses cheveux sont gris, elle est ridée comme une pomme de grenier.

La seconde nostalgie déboule sans prévenir, quand l'auditeur largement quinquagénaire repense à tous ces anciens combattants de 14 qu'il a pu croiser dans son enfance, encore même dans son adolescence et sa jeunesse, alors qu'ils étaient, sinon dans la fleur de l'âge, du moins dans l'épanouissement tranquille de leur prime vieillesse. On les croisait chez le boulanger ou l'épicier ; on les entendait gueuler un peu, au bistrot, quand on y entrait pour acheter le paquet de gauloise du père ; on les voyait en grande tenue médaillée, rassemblés et nombreux, autour des monuments aux morts villageois, notamment le 11 novembre, qui était leur jour.

Ils se sont clairsemés sans qu'on n'y prenne garde, puis ont disparu sans faire trop d'histoires. Et l'auditeur de Trenet se dit que, même si la Madelon, égalant le record de Jeanne Calment, se révélait encore vivante quelque part entre Provence et Picardie, il ne se trouverait plus un seul homme pour venir frôler son jupon.

samedi 21 juin 2014

Le vieil homme inutile


À la mémoire de Jean-François Sers

Au fond, j'aurais bien aimé que survînt un type dans mon genre ; un ou deux, même. Le fait de ne parler à personne, à FD, hormis Nathalie, ne me gêne pas plus que ça, bien sûr : ma vie est ailleurs pour toujours. Mais enfin, j'aurais bien aimé. Un faux imbécile de 25 ans déboulant un matin à la rédaction. Présentation, un mot de bienvenue, début de reconnaissance. Ensuite, un dialogue qui s'instaure, entre le vieux con institué et le ludion agité ; une curiosité et un amusement à ma droite, une sorte de respect naturel à ma gauche. Un peu comme entre Michel Desgranges et moi, vers 1982.

J'étais le jeune qui aspirait à plus d'âge, quand je suis entré en cette chapelle qu'on appelait alors le rewriting de France Dimanche. En dehors d'elle, je passais pour cultivé. J'ai ressenti, je m'en souviens comme d'hier, une sorte de soulagement libératoire quand les gens qui se trouvaient là m'ont fait comprendre fort gentiment qu'il n'en était rien ; et il n'en était rien. Je me suis installé assez voluptueusement dans cette situation du dernier arrivé et de l'inculte ; et j'ai compris assez vite qu'une chance énorme m'était donné d'apprendre, de sortir du petit manège dans lequel je tournais en rond comme les autres, ceux de mon âge, la bande du CFJ – ces futurs journalistes qui, déjà à cette époque, étaient d'une fantastique ignorance ; et je ne tiens pas du tout à savoir ce qu'il en est aujourd'hui, je ne suis pas plus masochiste qu'un autre.

J'étais inculte tout comme eux (un peu moins que certains, tous de même), mais le hasard a fait que, deux ans plus tard, j'ai été intronisé dans ce service de cinq ou six personnes, le rewriting, dont chacun avait lu et compris environ quarante fois plus de livres que moi. – Et j'ai aimé cette infériorité féconde. Ça ne s'est pas produit tout de suite (j'étais alors plus préoccupé de décongestionner ma queue que de déployer mon embryon de cerveau), mais il m'est arrivé, à un moment, de comprendre la chance qui m'était donnée.

Il n'était pas question que de culture. Après deux années passées dans un marigot de jeunesse paresseuse, je me retrouvais au milieu de gens qui auraient pu être mon père ; avec toutes les figures que peut prendre un père, y compris celui qui s'écroule et que le fils doit prendre en charge (je ne donnerai pas de noms). 

Je crois, en tout cas j'espère, que je serais capable, aujourd'hui, de jouer ce rôle d'aîné. De passeur. D'initiateur. (Appelez ça comme vous voudrez.) Traiter d'ignare celui dont on a senti qu'il ne l'était pas. Unir nos deux âges. Parler.

Ça ne m'a pas été donné, dirait-on.

L'enfant qui veut devenir un homme

« Dans tous leurs divertissements, même quand ils cassent ou dégradent par caprice, l'on peut discerner chez les enfants un instinct créatif (schaffenden Trieb) : le garçon sent qu'il est né Homme, que sa vocation est de Travailler. Le meilleur cadeau que vous puissiez lui faire, c'est un Outil ; que ce soit un couteau ou un pistolet à bouchon, qu'il serve à construire ou à détruire ; il servira à Travailler, à Transformer. Dans les sports collectifs d'adresse ou de force, le garçon s'entraîne à la coopération, pour la guerre comme pour la paix, qu'il se sente l'étoffe d'un gouvernant ou qu'il préfère être gouverné : de même la petite fille, prévoyant sa destinée domestique, prend de préférence les Poupées. »

Ce texte se rencontre à la page 114 (éditions José Corti) du Sartor Resartus de Thomas Carlyle (1795 – 1881). Il ne traduit pas forcément, ou pas fidèlement, ce que pense l'auteur, puisqu'il s'agit là de l'un des fragments autobiographiques laissés par Diogenes Teufelsdröckh (“Crotte du diable”), professeur de Choses-en-général à l'université de Weissnichtwo (“Sais pas où”) qui vient de publier en Allemagne une somme intitulée Philosophie des Habits. Il n'est cependant pas interdit de penser que Carlyle est en accord avec son imaginaire professeur.

Ce qui m'intéresse est que ce court passage va à l'exact rebours de ce que croit penser notre époque, à savoir que ce serait à l'adulte de tout faire pour “conserver (ou retrouver) son âme d'enfant”, et non à celui-ci d'œuvrer pour sortir par le haut de sa condition d'enfant. C'est ainsi que l'on voit des quinquagénaires, voire davantage, parcourir les rues juchés sur des trotinettes, ou se coiffer d'oreilles de Mickey pour aller pousser de petits cris ravis sur les manèges de Disneyland. C'est confondre un peu vite le fait de retrouver on ne sait quelle “âme” de l'enfance avec celui d'y retomber – ce qui porte également le nom de gâtisme.

C'est de toute façon tourner radicalement le dos au véritable esprit de l'enfance qui, comme le dit Carlyle ici, n'aspire qu'à sortir de cet âge, à devenir grand. Si l'enfant joue, c'est faute de mieux, pour tromper son impatience, se masquer à soi-même sa pénible impuissance. Le garçon qui aligne de petites voitures dans un garage de plastique au milieu de sa chambre ne le fait que parce qu'il lui est à la fois impossible et interdit de s'évader vers le monde au volant d'une véritable automobile, comme Papa ; et s'il joue aux cowboys ou à Star Wars avec des épées lumineuses et des colts à amorces, c'est faute de mieux, en attendant la véritable guerre à laquelle il aspire. (Pendant qu'il s'agite, la petite fille à poupées dont parle Carlyle s'emploie, faute de pouvoir la hâter, à préparer sa nubilité.)

Les enfants ont un sentiment aigu de leur incomplétude, et leur affirmer qu'ils sont des êtres parfaits et parfaitement achevés ne peut que faire d'eux ces étranges gnomes de trente ans et d'un mètre quatre-vingts qui continuent de tuer pour de faux de méchants ennemis sur leurs playstations ; pendant que leurs compagnes empacsées jouent à la dinette avec des nourrissons vivants.

vendredi 20 juin 2014

Le con rêvé de la jeune Germaine


Le bref livre d'André Hardellet s'avance sous le signe de Baudelaire, plus particulièrement sous celui de son regret souriant. Lourdes, lentes… c'est cela exactement : 96 pages (Gallimard, L'imaginaire) de regret souriant ; regret des 12 ans de l'auteur, regret de la pêche à la truite au coude de la rivière, regret de la chair opulente de Germaine, la petite bonne de 18 ans, regret des parfums qui s'effluvent à la jonction de ses cuisses. Les évocation sont précises, le passé vivace, la langue est superbe – encore que cette dernière affirmation puisse prêter à confusion, vu les penchants du narrateur en fait d'intimités féminines.

« Lourdes, et lentes. Prenant bien leur temps pour reluire et faire reluire. Nourrices, mères, sœurs. Pleines de lait, de sécrétions, d'organes mous. Les autres, les maigres, les rapides, retournez à vos enfers étroits.
Germaine était lourde, lente. »

Pour avoir écrit et publié ce texte, en 1969, Hardellet poussa l'identification baudelairienne jusqu'à se retrouver quatre ans plus tard devant les tribunaux pour outrages aux bonnes mœurs, en un temps où les affiches de films pornographiques commençaient de couvrir les murs de Paris et autres lieux. Il fut bien évidemment condamné, malgré les soutiens déclarés de gens aussi divers que Pierre Seghers, Hubert Juin, Julien Gracq, Georges Brassens ou le prince Murat. On imagine que ses juges étaient les pères et les oncles de ceux qui, aujourd'hui, brandissent le racisme et les incitations à la haine pour faire pleuvoir les amendes et ouvrir les portes des geôles. Hardellet fut amnistié l'année suivante, puis il mourut.

« Lourdes comme des ventres d'abeilles, comme le vent paresseux, comme le souvenir, comme la couleur de l'orage, comme les yeux clairs, comme une promesse qui sera tenue. Gonflées de lait, de miel et de suc. Le lait d'en haut, crémeux, pour apaiser les oursons voraces et téteurs. Le lait du milieu, le meilleur, entre les crevasses un peu roses, un peu mauves, un peu brunes. Juste une petite giclée d'opale liquide, envoyée par un invisible compte-gouttes. Un peu fade (prends ton fade, Sophie), mais revigoré par le poivre et l'anchois de la vulve. On en boirait des tonnes, en direct, avec une paille, ou à la petite cuiller. Et elle rue, en dessus, geint, délire, vous encourage, secoue ses teignes de désespoir.  Vous, la tête à l'étau, brouteur patient, le groin dans la truffe au parfum jamais mis en flacon, vous méprisez votre propre plaisir : c'est le sien qui compte. Catcheuse ruisselante, elle va vous étrangler d'un ciseau de ses cuisses. […] »

jeudi 19 juin 2014

La culture de l'excuse a du mou dans la corde à nœuds

Le sujet que j'abordais hier de façon plus ou moins gaudriolesque, à savoir le tabassage excessif du jeune Milou, Rom de souche, par une bande-des-cités, a quasi automatiquement renclenché les vieux réflexes de la trop fameuse culture de l'excuse, ainsi que le souligne Robert Marchenoir dans ses derniers commentaires. Il se trouve que je viens de lire, dans cette nouvelle revue de géopolitique qui s'appelle Conflits, un article de Xavier Raufer, qui bat en brèche cette pseudo-culture, en se basant sur les pays d'Amérique latine. Le tableau qui l'accompagne est particulièrement éclairant : il montre que, à rebours de ce qu'il est de bon ton de proclamer, ce n'est pas la pauvreté qui engendre le crime (1 cas sur 14 seulement, celui du Mexique), mais au contraire l'enrichissement (8 cas sur 14). L'exemple le plus flagrant est celui du Vénézuela. Entre 1999 et 2014, profitant des énormes revenus pétroliers, Hugo Chavez puis Nicolas Maduro ont littéralement inondé les pauvres d'aides de toutes sortes : au logement, à l'alimentation, à l'éducation, aux soins, etc. Cela n'a nullement empêché que le taux d'homicides dans ce pays ait doublé entre 2000 et 2010 : il est désormais deux fois plus élevé que celui de la Colombie voisine, qui n'est pourtant pas classée parmi les bisounourslands de la planète.

Bref, il semblerait malheureusement que, même si l'on se mettait à fournir aux poètes de la cité qui porte leur nom tous les centres commerciaux, piscines et parcs-pour-enfants qu'ils disent réclamer, ils n'en continueraient pas moins à se débarrasser de leurs Roms usagés dans les chariots de l'hyper local.

C'était la mauvaise nouvelle du jour, notamment pour les bâtisseurs de piscines en milieu urbain défavorisé.

mardi 17 juin 2014

Le vrai scandale de Pierrefitte-sur-Seine


J'apprends à l'instant qu'un jeune Rrrrrom (tiens, maintenant que j'y songe, elle est bien passée, cette manie stupide consistant à écrire ce mot avec deux R initiaux…) a été laissé pour presque mort dans un chariot de supermarché. Pour ne pas jeter son prénom en pâture, et parce que nous avons l'âme musicienne, nous l'appellerons Milou. Je ne discuterai pas des raisons qui ont poussé quelques personnes banlieusardes à corriger, de façon sans doute excessive, ce gens-du-voyage (on aurait pu lui donner cela, comme pseudonyme : Jean du Voyage…), dans la mesure où j'en ignore tout, exactement comme ceux qui s'en scandalisent. Mais j'observe avec une indignation mal contenue que trop d'individus indélicats omettent encore de ranger leurs chariots après usage, en les liant par la petite chaînette au chariot précédent ; ce qui permet à d'autres de déposer des corps de Roms dedans, chose qu'il n'auraient sans doute pas faite s'il leur avait fallu au préalable engager à fond perdu une pièce d'un euro afin de dégager l'engin à roulettes de sa file d'attente. Et il ne s'est trouvé personne, parmi les Grandes Pleurnicheuses de l'État (président, Premier ministre, ministre de l'Intérieur) pour se choquer de cela ?

Dans une société où l'on peut impunément laisser des chariots en déshérence sans que s'émeuvent les grandes consciences de la République, il ne faut pas s'étonner que sourde la violence.

samedi 14 juin 2014

Le soldat du 12ème chasseur



La dame en rouge est ma mère ; l'homme au béret de même couleur son frère cadet, mon oncle Bernard, parachutiste de son état, dont je reparlerai sans doute ; et, à leur droite, ma tante Annie, dont la naissance prit place entre les deux autres. Tous trois étaient de ce monde en 1940 (Bernard de justesse…) ; et la Christiane dont il est question dans le billet est ma mère.

Le 12 juin 1940, le 12ème régiment de chasseurs à cheval – au sein duquel Joachim Murat servit comme maréchal des logis avant la Révolution – est engagé, à la sortie d'un village proche de Saint-Valéry-en-Caux, dans un combat désespéré, dit retardateur (il s'agit de donner aux débris de contingents britannique et français le temps de s'embarquer). L'affrontement n'est pas seulement meurtrier, il est perdu pour nous. Parmi les soldats qui refluent vers la côte sous la pression de la Wermacht, René Jadoulle, Ardennais de souche et militaire de carrière de 31 ans. Nul ne sait encore que, cinq jours plus tard, le cœur serré, le maréchal Pétain, plébiscité par la quasi totalité des députés de France, de gauche comme de droite, va mendier l'armistice. Pour l'instant, ce qui reste du 12ème chasseur se retrouve coincé dans cette nasse naturelle qu'est Saint-Valéry. À un moment, une bombe s'abat sur un groupe d'hommes, ils sont tous tués ; mais non René Jadoulle, qui s'était éloigné d'une ou deux dizaines de mètres, pour une raison que l'on ignorera toujours ; ce qui lui permettra, plus tard, d'ajouter trois enfants aux quatre qu'il a déjà engendrés entre 1933 et 1939. Les soldats allemands, bien entraînés et équipés, contrairement à leurs pauvres adversaires, ont tôt fait de faire prisonniers ce qui reste du 12ème chasseur, d'ailleurs dissous en ce même jour. 

René Jadoulle, comme les autres, part pour l'Allemagne ; il en reviendra dès août 1942, étant l'heureux géniteur de quatre enfants, nous l'avons dit (la prime à la fécondité, à cette époque, n'était pas un vain mot). Il les rejoint, ainsi que leur mère, en Vendée, où de nombreuses familles ardennaises ont été déplacées, suite à l'invasion étonnamment tranquille des armées du Reich. Il trouve à s'embaucher aux chemins de fer locaux et devient aimablement schizophrène, réparant officiellement le jour ce qu'il a contribué à détruire discrètement la nuit : il faut bien que jeunesse et Occupation se passent. Quand les choses se gâtent un peu, René doit plus ou moins renoncer à l'une de ses deux vacations ; il choisit de conserver son travail de nuit. C'est le temps où sa fille aîné, Christiane, 10 ou 11 ans alors, surprend des conciliabules de cuisine très tardifs entre sa mère et son père, qui fait de rapides passages furtifs à la maison d'emprunt. On lui fait promettre de ne rien dire de tout cela ; elle n'en dira jamais rien, gardant pour elle la fierté juvénile qu'elle en tire : il arrive que la vie des pères dépende du sérieux et du silence des filles.

Là-dessus, la vie et les décennies passent. René, qui ne lisait rien d'autre que des livres touchant à la Seconde Guerre mondiale, mais se serait sans doute fait couper en menus morceaux plutôt que de prendre la pose héroïque, René meurt en 1993. Une quinzaine d'années plus tard, Isabelle, qui vit déjà dans cette région de Saint-Valéry depuis quelques années, se met en tête qu'il lui faut absolument une maison à toit de chaume pour être pleinement heureuse (les filles ont ce genre de lubies, on le sait tous, et particulièrement ma sœur cadette). Elle en trouve une dans un village situé à une dizaine de kilomètres de chez elle, dont le nom ne lui dit rien : Ermenouville. Elle l'achète, y emménage, commence à y vivre et y vit encore. Elle découvre qu'il existe dans le village une rue du 12ème chasseur, ce qui lui dit quelque chose.

Je suppose qu'on a déjà compris l'histoire : Ermenouville est ce village où René Jadoulle, notre grand-père, a fait un dernier coup de feu contre les Allemands (je ne l'ai jamais entendu les appeler autrement que “les Boches”, mais il prononçait ce mot sans la moindre animosité : le temps avait dû, en lui, produire ses effets), avant d'aller visiter l'un de leurs stalags, puis racler la terre de l'une de leurs fermes dépeuplées d'hommes. À ce propos, on devrait se pencher un peu sur ce qu'ont pu endurer les populations allemandes, et notamment les femmes, qui ont subi cette invraisemblable saignée virile pendant six ou sept ans, et surtout durant les trois dernières années de ce suicide collectif de l'Europe que fut la Seconde Guerre mondiale. Vu sous cet angle, et d'aujourd'hui, personne n'a gagné cette guerre, absolument personne ; sauf peut-être Hitler lui-même.

Chaque année, le 12 juin, une petite cérémonie a lieu, à Ermenouville, à l'endroit précis où se déroulèrent les combats ; nous y étions cette fois-ci. J'en reparlerai peut-être demain.

vendredi 13 juin 2014

Les heures les plus sombres de notre week-end


Nous partons dans deux heures pour la Seine-Maritime, Ermenouville plus précisément, où habite ma sœur, afin d'y rendre hommage à mon grand-père et, plus généralement, au 12ème régiment de chasseurs. Quelques explications suivront demain, à notre retour. J'espère qu'il fera beau et qu'Olivier aura mis quelques flacons de blanc au frais : la guerre mondiale et les invasions nazies, ça donne soif.

mercredi 11 juin 2014

Les joyeux week-ends de Tchernobyl


Le personnage de film d'horreur hollywoodien transplanté (PF2HT) est une variante plutôt nouvelle et assez intéressante du PF2H de facture classique. En général il est américain, comme son homologue, mais en vacances dans un pays de l'Est, c'est-à-dire dans le vestibule de l'Enfer. Si le vestibule en question est l'Ukraine, ce qui est le cas en ce moment même, les six jeunes gens – trois garçons et trois filles : on connaît les usages – décident évidemment de se payer un pique-nique de l'extrême à Tchernobyl ; et ils demandent à Youri de les y emmener dans son combi Volswagen pourri. Durant un bon quart d'heure, on les voit déambuler entre des immeubles abandonnés en faisant des astuces idiotes ; les deux frères (car, oui, il y a deux frères, qui vont probablement se réconcilier juste avant la mort horrible de l'aîné, qui est un chieur pontifiant ; cela dit, il parle l'ukrainien, ce qui est commode pour causer avec Youri) s'engueulent. Chez les filles, il y a deux blondes, dont nous attendons l'éviscération d'une minute à l'autre, et une brune qui devrait s'en tirer, mais couverte de glaires et de sang. 

Ensuite la nuit commence de tomber et le  combi de Youri refuse de démarrer, ce qui est bien le moins. Le portable de Youri est évidemment sans couverture ; les touristes le sont aussi et ils commencent à claquet des chicots, car les nuits ukrainiennes sont fraîches, on l'oublie trop souvent. Youri dit : « Nous rester ici, et quand jour se lever, moi réparer. » Ce qui a un certain sens.

Ce qui en a moins, en revanche, c'est qu'il quitte brusquement le combi. On entend un coup de feu dans la nuit, et le petit frère part aussi. Au bout de dix secondes, il pousse un cri déchirant et le grand frère file le chercher. Il le ramène avec une jambe transformée en hamburger, et tout d'un coup, le combi est cerné par des bergers allemands et des simili-rotweiler qui se précipitent contre les vitres puis s'en vont. Les filles disent “oh, my God !” et le frangin blessé “shit !” et “fuck !” en boucle. Au mépris de toute vraisemblance, le grand frère assure que “it's gonna be OK”. Là-dessus, laissant l'éclopé à la garde de l'une des blondes, ils partent à la recherche de Youri, au milieu des carcasses de bagnoles et dans les immeubles qui devaient déjà être en ruine quand ils étaient habités. Ils ne le trouvent évidemment pas, mais ils sont méchamment attaqués et les deux filles crient très fort ; ç'a l'air terrible, mais comme tout est filmé en caméra “subjective”, on ne distingue absolument rien. – Le film dure depuis 55 minutes.

Comme le scénariste a dû se barrer en même temps que ce salaud de Youri, le réalisateur dit au petit personnel de continuer de courir dans l'immeuble. De temps en temps, son assistant frappe deux coups sur une plaque de tôle et les deux filles hurlent (mais la blonde plus : je suis très pessimiste à son sujet). À un moment, ils passent à côté d'un cadavre sanguinolent pendu par les pieds ; je ne serais pas surpris qu'il s'agisse de ce brave Youri ; le grand frère dit “oh, shit !” et tout le monde continue de courir. 

Et tout d'un coup il y a des gens, mais on voit juste leurs bras, qui essaient d'attraper les filles par les trous du mur à demi écroulé : on sent la misère sexuelle en milieu ukrainien irradié. Du coup, la blonde qui s'appelle Zoé vomit un petit coup. Pour semer les bras, les PF2HT descendent dans les caves, ce qui est d'une imparable logique quand on veut s'échapper d'un immeuble. Pas de chance, les caves sont pleines d'irradiés, c'est-à-dire de figurants avec un collant sur la figure. Et ça court toujours, le film dure depuis une heures et dix minutes. Le grand frère a un petit coup de mou et se met à chialer : on sent qu'il n'y croit plus. Mais la brune le prend en main énergiquement, parce qu'elle a encore envie de courir avec lui. Le grand frère cesse de dire “it's gonna be allwright” pour passer à “I'm so sorry”. Et il peut l'être, sorry, car voilà les irradiés à collants qui rappliquent à plusieurs ; mais la brune est la plus forte.

Heureusement, soudain, les militaires arrivent ! Ah, non, pas heureusement, puisqu'ils flinguent le grand frère d'entrée, sans doute à titre préventif. Puis, on retrouve la brune dans une ambulance, entourée d'infirmiers à masques à gaz ; le spectateur est sûr qu'il s'agit de faux infirmiers. De fait, ils enferment la brune dans une cellule où qu'on voit rien. Mais la brune, futée, sent qu'il y a quelqu'un d'autre avec elle.

En effet, ils sont sept ou huit, tous avec un collant sur la tête. Ils se précipitent sur elle, sans qu'on sache si c'est pour la démembrer façon puzzle ou simplement lui mignoter l'abricot. 

Écran noir, et générique sur fond de hard rock graisseux : le tout a duré une heure et vingt minutes.

lundi 9 juin 2014

Le vin du magistrat – Miscellanées

Dans sa Physiologie du goût, Brillat-Savarin emploie à plusieurs reprises le mot “esculence”, qui n'avait encore jamais croisé mon chemin, ni moi le sien. Comme il arrive à ce digne gastronome de forger lui-même les néologismes dont il a besoin, j'ai d'abord cru qu'il s'agissait de l'un d'eux ; mais non : le mot existe.

Il existe, mais à peine. Car si Littré nous apprend qu'il signifie : qualité savoureuse, la seule occurrence qu'il en propose, il la tire justement du livre où nous l'avons rencontré ; quant aux Robert, Petit et Grand, ils passent tous deux sans sourciller d'esculape à esculine, laquelle est un glucoside extrait du marronnier d'Inde, à action vitaminique P ; ce qui, à mon avis, ne méritait pas l'honneur qui est refusé à l'esculence.  

Et puisque nous sommes avec Brillat et sa Physiologie, restons-y un instant, le temps de ces deux petites anecdotes, trouvées aux pages 362 et 363 de l'édition Champs classiques.

« M. le Conseiller, disait un jour, d'un bout de la table à l'autre, une vieille marquise du faubourg Saint-Germain, lequel préférez-vous du Bourgogne ou du Bordeaux ? – Madame, répondit d'une voix druidique le magistrat ainsi interrogé, c'est un procès dont j'ai tant de plaisir à visiter les pièces que j'ajourne toujours à huitaine la prononciation de l'arrêt. »

Un buveur était à table, et au dessert on lui offrit du raisin. « Je vous remercie, dit-il en repoussant l'assiette ; je n'ai pas coutume de prendre mon vin en pilules. »

On pourrait aussi bien revenir sur l'histoire de ce Français émigré en Angleterre au moment de la boucherie révolutionnaire, qui fit fortune comme confectionneur de salades ambulant, auprès de toutes les grandes tables de Londres ; mais il y faudrait un peu de temps, et l'heure d'apprêter le dîner s'en vient.

samedi 7 juin 2014

La Croix et le Croissant



Il comprit que le livre était la clef du monde et la clef du temps.


Cette fois, l'Empire est bien mort. Dans L'Écriture du monde, premier volume de la trilogie actuelle, François Taillandier nous emmenait dans l'Europe du VIe siècle, c'est-à-dire au milieu des décombres de l'Empire romain d'Occident. Mais qui dit décombres dit présence ; et, de fait, Rome était encore dans toutes les mémoires, et chacun, même de façon inconsciente, réglait ses comportements d'après elle, positivement ou négativement.

Avec ce second volet, La Croix et le Croissant, nous faisons un bond de deux siècles en avant. Les trois premières des cinq parties du livre se déroulent simultanément, en 638 de l'ère chrétienne et an 16 de l'hégire. La première (Le Rire d'Amrou) est vue par les yeux d'Heraclius, l'empereur de Constantinople, que l'on vient de ramener en son palais, après ses défaites face aux hordes mahométanes, tout juste sorties d'Arabie. L'empereur agonise, tout son corps se désagrège, ainsi que son empire a commencé de le faire : « Le ventre, surtout, était affreux à voir pour ses médecins et pour ceux qui l'habillaient : c'était une énorme besace blême, veinée de bleu, une cosmographie sanguinolente de furoncles, qui semblaient près d'éclater. On incisait parfois, aux gémissements du monarque ; on en tirait un ou deux setiers d'humeurs malodorantes et de chyle, mais l'hydropisie se reformait, la hernie menaçait. »

En cette même année, Dagobert aussi agonise (deuxième partie : La Vaine Gloire de Dagobert). Il a résolu de quitter son palais d'Épinay et de s'en aller mourir à Saint-Denis, en l'abbaye qu'il a fondée pour honorer la dépouille de Denys, l'évêque martyr de Lutèce. Au côté de ce mourant de 35 ans se tient son vieux précepteur puis ministre, un nomme Pépin de Landen : déjà, Carolus perce sous Mérovée.

La troisième partie (Omar et le début des temps) nous transporte à Bayt al-Maqlis, ville d'Orient que les Juifs nomment Yerushalaïm et les Romains Aelia Capitolana ou Hagiapolis ; elle vient de tomber aux mains du calife Omar, que ses guerriers nomment le Sagace ou le Bien Guidé. Et c'est ici, dans Jérusalem investie, que le deuxième successeur de Mahomet découvre les livres, et par-dessus tout le Livre. Il décide alors de faire collecter et mettre par écrits les paroles du Prophète, malgré les rudes oppositions que le futur Coran suscite. C'est lui aussi qui, imitant en cela les chrétiens, décide de remettre le compteur du temps à zéro et de le faire commencer à compter de l'hégire, l'exode de Mahomet hors de La Mecque.

La quatrième partie (Le Livre entrevu) nous fait faire un bond de presque soixante ans : nous voilà à l'année 695, en l'abbaye Saint-Martin de Wandre, en Gaule belgique. C'est peut-être le point culminant du roman. Le prieur de Saint-Martin, Frédégaire, a été chargé par Pépin de Herstal de reprendre et de continuer  la chronique des royaumes francs, la Gesta francorum de Grégoire de Tours. C'est essentiellement Frédégaire l'arc qui relie La Croix et le Croissant à L'Écriture du monde, dans la mesure où il fait des pieds et des mains pour se procurer copie des écrits d'Isidore de Séville, personnage à part entière du premier volet de la trilogie. Il est aussi une projection vers l'avenir, un avenir qui, lui-même, se situe au-delà des limites que s'est assigné Taillandier. D'abord, le moine comprend que le désir de Pépin est qu'il ne cache rien des turpitudes et des manquements des rois mérovingiens, afin de mieux mettre en lumière le courage, la droiture, les capacités des maires du palais. 

Mais, surtout, compilant les nombreuses et incomplètes chroniques dont il dispose, Frédégaire sent naître en lui un étrange sentiment d'incomplétude : « Ainsi, une chose était de rappeler les faits et les actes ayant marqué la vie des protagonistes, mais ce qu'ils étaient vraiment lui échappait ; il se demandait ce qu'ils avaient pensé, senti, voulu ou redouté. Ceux qui avaient avant lui rédigé les chroniques consignaient les événements, et à l'occasion rappelaient le jugement chrétien. Mais jamais ils ne semblaient s'étonner, ni s'interroger sur les êtres eux-mêmes.  […] Alors paraissait dans sa vision un livre, un tout autre livre encore que celui qu'il s'efforçait de composer pour son maître. Un livre immense comme l'Apocalypse de Jean, qui peindrait l'enfer et le paradis tout entiers. » Ce livre, cette Divine Comédie, Frédégaire ne trouvera pas la force de l'écrire, n'étant, il s'en rend compte, “ni peintre ni prophète” ; il faudra patienter encore six siècles, pour voir apparaître Dante.

Dernier bond en avant : la dernière partie (Le Marteau de Thor) s'étend de 715 à 741 et met en scène le maire du palais Karl, mieux connu sous son sobriquet de Charles Martel, homme d'abord débordant de vie et d'appétit de conquêtes, mais ne réfléchissant pas au-delà de lui-même. C'est le vieux Frédégaire qui, en lui racontant chaque soir les épisodes du livre à lui commandé par le grand-père de Karl, va instiller en lui, tout à fait sciemment, juge-t-on, la volonté dynastique.

La Croix et le Croissant repose sur deux piliers majeurs :  le livre (qui émancipe, élargit les horizons, force à s'ouvrir les portes invisibles) et la bâtardise (qui enferme, pèse, contraint, empêche ou au contraire pousse en avant) ; la bâtardise, c'est-à-dire l'imposture. Heraclius semble à première vue en être indemne ; mais il est tout de même celui qui a fait assassiner l'empereur de Constantinople et a été proclamé à sa place, alors qu'il ne le voulait pas.  Sur Dagobert surtout pèse l'ombre de la bâtardise : il se murmure autour de lui que son père, Clotaire II, n'aurait pas été le fils de Chilpéric 1er (la reine, Frédégonde, était une chaudasse de haute époque…) ; lui-même serait donc illégitime. Le calife Omar est, lui, bien assuré de sa lignée. Mais il porte le poids de sa mésentente complète avec son père. Et puis, les Arabes sont censés être les descendants d'Ismaël, le fils bâtard d'Abraham…

Le cas le plus intéressant est celui de Karl, en ceci que, chez lui, la bâtardise est tout à la fois un poids, un moteur et une révélation. Un poids car il n'a jamais accepté d'être le fruit adultérin de la liaison de son père, Pépin de Herstal, avec la princesse franque Alpaïde ; un moteur dans la mesure où cette frustration de l'origine produit en lui cette soif de pouvoir et de conquête qui va le porter au sommet ; une révélation enfin, car lorsque le vieux Frédégaire lui glisse que Clotaire II pourrait n'avoir eu aucun sang mérovingien dans les veines – et donc ses descendants non plus –, il entrevoit pour la première fois la possibilité de fonder une nouvelle lignée héréditaire, qui sera celle des Carolingiens, à partir de son fils, Pépin le Bref.

Dois-je ajouter que le livre est à mes yeux une complète réussite, peut-être encore supérieur à celui qui l'a précédé ? Il convient de préciser que tous les personnages principaux que l'on y croise sont rigoureusement authentiques, et que Taillandier s'est contenté de faire ce que Frédégaire n'a pas été capable de réaliser : essayer de percer leurs réactions et leurs sentiments ; ce qui revient à rendre toute sa noblesse et sa profondeur au genre du roman historique.

vendredi 6 juin 2014

Périco & Co

Ayant pris acte qu'il n'avait aucun pouvoir sur l'économie du pays qu'on l'avait malencontreusement chargé de diriger, le président de la République décida de se mettre au découpage, la salle de jeux de l'Élysée étant fâcheusement dépourvue de pâte à modeler. Ne disposant pas non plus de ciseaux ni de papier Canson, il se mit en tête de découper la France, incitant ainsi tous les petits Français à découper avec lui ; chacun y alla donc de ses confettis régionaux.

J'ai fait comme les autres, je l'avoue. Voilà quelques jours de cela, je me suis amusé à rebattre les régions comme on rebat des cartes à jouer, pour arriver à une distribution qui me parût satisfaisante. Je n'en ai fait part à personne, n'estimant pas le sujet suffisamment intéressant pour faire l'objet d'une communication officielle.

Or, hier, je suis tombé sur un billet de Lady Waterloo, dans lequel elle relayait les propositions de Périco Légasse, un petit gars qui, gastronome par vocation et critique de son métier, s'y connaît donc en matière de découpe. J'eus alors la stupéfaction de constater que ses propositions recouvraient exactement les miennes ; non mais alors : exactement ; c'en était presque effrayant. Jusqu'au démembrement des Pays de Loire et à la répartition de leurs départements entre les trois régions voisines, tout était rigoureusement semblable. 

Il n'est évidemment pas possible que deux gros se trompent avec un si rigoureux ensemble, il faut donc que Périco et moi ayons absolument raison. Comme il est sans doute mieux introduit que moi dans les milieux idoines, je lui laisse le soin d'annoncer la bonne nouvelle aux découpeurs officiels.

jeudi 5 juin 2014

Un peu de patience, Monsieur François…

Promesse de Gascon, bien que faite par un Normand adoptif – mais, après tout, pourquoi ne pas réunir la Normandie et la Gascogne, dans l'une de ces futures belles entités administratives promises par les satrapes actuels ? –, et qui, donc, comme son origine le dit, n'a pas été tenue. J'avais assuré M. Taillandier, hier et ici même, que sa Croix et le Croissant aurait droit à toute mon attention dès aujourd'hui ; mais voilà que le facteur m'a apporté en milieu de matinée le livre dont la couverture me sert d'illustration, et qui représente la Vallée-aux-Loups, où vécut Chateaubriand et où mourut Léautaud, sans s'être jamais croisés dans les couloirs, pour des raisons que chacun comprendra. Parvenu à mi-volume, je suis aussi enchanté de sa lecture que je l'avais été des quatre précédents volumes, consacrés à la France des provinces (mille pardons : des régions) ; je me demande même si Renaud Camus ne s'y montre pas supérieur – moins attendu, plus “divers” – à ce qu'il était dans le précédent paru, La France du Sud-Est. Peut-être le hasard joue-t-il aussi son rôle dans cette mienne dilection : il se trouve que les artistes passés en revue dans cette première moitié du livre – Chateaubriand, donc, Dumas, Ravel, Tourgueniev… – m'intéressent tous beaucoup, ce qui n'était pas forcément le cas avec les Sudistes. Et l'envie m'est venue d'une petite excursion d'une journée qui nous mènerait à Châtenay-Malabris, en passant par Marly-le-Roi. L'aventure à deux pas de chez nous, en somme.

mercredi 4 juin 2014

Vers l'Empire


J'ai reçu aujourd'hui le deuxième volume de la nouvelle trilogie de François Taillandier. Il s'intitule La Croix et le Croissant, et fait suite à L'Écriture du monde, paru l'année dernière, ou peut-être fin 2012, je ne me souviens plus guère. Il sera commencé demain, dès que j'en aurai terminé avec Brillat-Savarin. Taillandier est sans doute le romancier le plus intéressant et riche de notre époque – avec Houellebecq, donc. On comprend fort bien pourquoi il a choisi de s'intéresser à cette période qui va de l'effondrement de l'empire romain à “l'invention de l'Occident”, c'est-à-dire à Charlemagne, c'est-à-dire à la première de ces tentatives de reconstitution de l'Empire qui vont ensuite émailler toute notre histoire ; et dont l'Union européenne n'est peut-être que l'ultime avatar.

Bien sûr, il sera facile de se moquer : « Ah ! ah ! ah ! le vieux réac qui se voit déjà en toge, allant assister à un lâcher de musulmans dans l'arène aux lions ! Ressusciter l'Empire, au XXIe siècle ? Mais il est à enfermer ! » En guise de préliminaire, on notera que, pour Modernœud, dire : « on est tout de même en 2014 ! », ou bien : « voir des choses pareilles au XXIe siècle, c'est à n'y pas croire ! », cela dispense d'explications plus approfondies : tout le monde est censé s'apercevoir avec lui de l'énormité de la chose qu'il n'explicite pas. Il se croit péremptoire, il n'est que ridicule. Imagine-t-on un bourgeois de Paris, voyant un condamné à mort traîné en place de Grève, s'écrier : « Vous n'allez pas brûler cet homme après l'avoir fait écarteler par quatre robustes percherons, j'espère ? On est tout de même en 1342, merde ! ». Fou rire assuré, y compris à l'époque considérée. Mais revenons à l'Empire et à sa résurgence. Je rappellerai simplement qu'à Rome la République n'a jamais été abolie, et que les citoyens romains tenaient beaucoup à ce que ses représentations perdurassent, en tout premier lieu le Sénat. Ils ont vécu ainsi durant quatre siècles, entre leur Empire bien réel et leur République d'apparence. Qui peut assurer que nous ne sommes pas en train de connaître une situation similaire ?

Que tout cela ne vous empêche pas de lire Taillandier, qui le mérite grandement.

mardi 3 juin 2014

Tu reviendras aux régions


Mildred se plaint (eh bien oui, quoi : c'est une fille…) de ce que ce blog est resté coincé sur le billet de dimanche matin, alors que nous sommes censés être mardi. Elle n'a pas tort, mais c'est que je n'ai rien à raconter : il ne m'est rigoureusement rien arrivé, aucune pensée n'a traversé mon cerveau depuis deux jours, ma voiture a démarré du premier coup, etc. Je ne vais tout de même pas feindre un enthousiasme nicolaïevien pour vous entretenir de la merveilleuse réforme-qui-n'aura-pas-lieu, laquelle vise à prendre des régions, à les mélanger dans un grand sac territorial, afin d'en faire ressortir des régions. Bien sûr, je pourrais toujours ironiser un bref moment sur ce que cela dit de l'essence du socialisme et de ses affidés, des gens à qui vous confiez 22 régions un jour, et dont l'ambition est de vous en rendre moitié moins cinq ans plus tard ; mais ce serait tomber un peu bas. De plus, pour tout dire, n'ayant jamais eu la moindre vocation de commis boucher, je me fiche de ces histoires de découpage et de confection de paupiettes.

La seule chose qui pourrait me faire me désassoupir, ce serait le gros machin mou qui trônera désormais au beau milieu – quoique légèrement décentré vers l'Atlantique – de la France, et qui regroupera le Centre, le Poitou et le Limousin : une région commençant au fond de mon jardin et descendant presque jusqu'à Cahors, je ne pensais pas que je verrais cela un jour. 

D'un autre côté, un gros machin mou faisant une large flaque sur mon cher et vieux pays, ça me rappelle obstinément quelqu'un ; mais alors qui ? 

dimanche 1 juin 2014

Un dimanche matin de haute perturbation


À peine levé, et une fois avalés mon premier café après mes diverses pilules de vieillard égrotant, j'ouvre la Physiologie du goût de Brillat-Savarin (1755 – 1826) et commence à en lire la préface, ce qui est une façon bien tranquille et savoureuse d'entamer un petit parcours dominical. Le calme ne dure pas ; il cesse dès que je tombe sur cette phrase, à la page 35 de l'édition Champs classiques :

« On pourrait bien me reprocher encore que je laisse quelquefois trop courir ma plume, et que, quand je conte, je tombe un peu dans la garrulité. »

Garrulité ? Garrulité ? J'empoigne le Petit Robert qui trône à droite du fauteuil, et qui me sert habituellement, lorsque je fais des mots croisés, pour me désembarrasser d'une grille récalcitrante : point de garrulité. Il faut donc se lever, se diriger vers la porte, assurer à Bergotte qu'on ne part pas en promenade et qu'elle peut demeurer au panier, se traîner jusqu'à la Case ; et fondre sur l'étagère à Littré – à moi, Émile, à moi !

Intense soulagement : la garrulité est bien là, deuxième tome, page 2727. La définition d'Émile est d'une simplicité biblique : Envie constante de bavarder. Et, comme pour s'accorder avec le mot “biblique” qui vient d'être écrit, suit une citation de Calvin : « Une telle garullité est pour se jouer avec Dieu comme avec un petit enfant. » ; laquelle me semble légèrement obscure. Elle est suivie d'une seconde, qui n'est autre que la phrase de Brillat-Savarin que j'ai reproduite. 

Le lecteur, apaisé, peut aller retrouver son fauteuil ; mais il a eu chaud.