À Jégou, homme vraisemblable.
C'est Jacques Yonnet qui le dit, pas moi : Géga est un homme invraisemblable ; c'est probablement ce qui l'a amené, alors qu'il n'a jamais le moindre centime en poche, à ouvrir un bistrot, dans le bas de la rue de Bièvre, presque au quai, juste à côté du terrain vague où s'élevait naguère l'immeuble du père Hubert ; ce qui nécessite un petit retour.
Au 1bis se trouvait une bicoque de deux étages et demi, appartenant donc au père Hubert, qui y tenait l'hôtel le plus miteux du quartier, lequel en était pourtant assez riche, assortie à son pied d'un débit de boissons où passent les chiffonniers et les cloches de la Maube, au gré de leurs fantaisies déambulatoires. Voici la place :
« L'aspect extérieur est au moins aussi honnête que celui des autres masures de la rue. Mais dès que l'on gravit un étage, on est fixé. Les plafonds se font la malle. Les parois sont concaves ou hydropiques. Aux paliers, on bute dans des trous – des fondrières. Ici, l'élément locataire se compose de (ou se décompose en) cinq ménages dont trois à la colle, ce qui rassemble vingt et un enfants de deux à dix ans, sans compter ceux au maillot. Les pères ont tous un air de famille : minuscules. Aucun d'entre eux n'atteint un mètre soixante, il s'en faut. Et un postulat commun : ne foutent strictement rien, depuis beaucoup d'années. Le malheur, que voulez-vous. Tous ouvriers ou manœuvres spécialisés, mais spécialisés à ce point, et si malencontreusement, que l'emploi qu'on pourrait leur offrir ne correspond jamais à leur spécialité. Il s'en faut chaque fois d'un poil. »
Un jour, le père Hubert en a eu sa claque de ces traîne-savates et a décidé de ne plus s'occuper de l'hôtel, de l'ignorer complètement, de le traiter par le mépris le plus souverain : il a condamné sa propre chambre du premier et s'est installé au rez-de-chaussée, dans son bistrot, dormant sur un tas de chiffons derrière le zinc. C'est là qu'on l'a trouvé un matin, à cause de l'odeur suspecte et prenante : mort depuis environ cinq jours, les rats avaient commencé à faire bombance de sa personne.
Un couple est arrivé de Saône-et-Loire pour prendre possession de l'héritage, mais ils ont eu le grand tort de se mettre le Gitan à dos. Celui-ci a jeté un sort quasi général, quoique discret. C'est Valentin, le nouveau patron, qui a payé en premier : son corps s'est couvert d'une sorte de lèpre hautement urticante qui l'a rendu fou à lier. Ensuite Paulette, sa femme, s'est tirée on ne sait où avec un Hollandais. Livré à lui-même, l'hôtel a d'abord été envahi par les cloches avant de tomber littéralement en morceaux pour disparaître presque complètement. Un architecte dépêché sur les lieux a diagnostiqué une étrange maladie de la pierre, sorte de champignon inconnu de lui qui bouffait les moellons de l'intérieur pour les transformer en poussière de plâtre. Comme la contagion menaçait les immeubles jouxtant, il a fallu raser ce qui tenait encore debout.
C'est donc à côté de ce tout neuf terrain vague que Géga a ouvert son bistrot, qu'il a appelé L'Œil. Sa méthode de gestion de l'établissement (dont nul ne sait s'il est propriétaire ou gérant) est particulière : n'ayant aucun argent pour acheter les vins et liqueurs propres à satisfaire sa pratique, les consommateurs doivent payer leurs consommations d'avance. Lorsque c'est fait, Géga prend les verres et va les faire emplir au bistrot d'en face. Comme il revend ces canons au prix même où il vient de les acheter, il ne tire pas un sou de son commerce : cela fait bien marrer ses clients, et lui aussi semble trouver cela très drôle.
Non content de ne rien gagner, Géga joue un peu sa tête dans l'affaire, puisque L'Œil sert plus ou moins de refuge à une bande de résistants qui s'ingénient, avec les moyens du bord, à contrarier la Gestapo. On se dit que tout cela devrait mal finir…
Que vous me dédicaciez ce billet est une chose. Que vous mettiez ma photo...
RépondreSupprimerSympathiques histoires.
Vous devriez vraiment lire ce livre : c'est plein d'histoires de bistrots et de pochetrons…
SupprimerEt autre chose : ce billet ne vous est pas dédicacé mais dédié.
SupprimerJe vous laisse entre vous, nous n'avons pas ce genre d'estaminet en province
RépondreSupprimerJe vous rappelle que je vis également en province…
SupprimerDes résistants, rue de Bièvre ? Ah, oui, Mitterrand habitait rue de Bièvre !
RépondreSupprimerJe ne savais pas que Nicolas jouait de l'harmonica, il est vraiment plein de ressources. (une faute : ... n'ayant aucun argent pour acheté...)
RépondreSupprimerHonte sur moi !
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