Terminé hier, juste avant le dîner, le journal 2014 de Renaud Camus, intitulé
Morcat.(la libraire est
par là).
Tout au long de ces six cents pages, je n'ai cessé de me féliciter
d'avoir renoncé à la lecture quotidienne en ligne, qui m'avait beaucoup
frustré en 2013 : ces deux derniers jours, j'ai retrouvé, intact, le
plaisir que j'ai depuis au moins huit ans maintenant, à lire ce journal
d'une seule
coulée. Évidemment, c'est la loi du genre, certaines
parties m'ont moins intéressé que d'autres ; c'est notamment le cas de
toutes les péripéties politiques, la campagne électorale du NON, en
particulier. Mais enfin, c'est loin d'être l'essentiel du volume, Dieu
merci. Pour le reste, je me suis trouvé particulièrement sensible (ben
tiens !) à la façon dont Camus traite de la fuite du temps, de la perte
en général, du monde que l'on va peut-être quitter (je veux dire :
peut-être
bientôt…), dont on regrettera les splendeurs, mais certainement pas ce qu'il est si acharné à devenir.
J'ai
beaucoup souri. En raison de cet humour dont Camus se départ assez
rarement, et qui est très efficace sur moi, mais aussi grâce à son
comique involontaire, lequel intervient dès qu'il est question de ses
ennuis de santé, et principalement urinaires (ce n'est certes pas le
monorénal que je suis qui lui jettera la pierre…). Camus fait partie de
ces gens, que je crois assez nombreux – peut-être le bon docteur Pluton
saura-t-il nous éclairer à ce sujet, ou le bon docteur Arié –, qui
révoquent presque systématiquement en doute ce que leurs disent les
médecins de leur état et qui, aussitôt, s'empressent d'établir à la
place du leur un diagnostic hautement fantaisiste de leur cru. Parmi les
écrivains du XXe siècle, ils sont au moins deux, à ma mince
connaissance, à être, ou avoir été, affectés de cette étrange maladie
mentale : Marcel Proust et Renaud Camus. Je crois que, dans ce domaine,
le second fait preuve d'une loufoquerie encore plus réjouissante que le
premier – mais il faudrait se reporter à la correspondance de Proust
pour pouvoir comparer utilement.
Le lecteur pourra
s'amuser également d'une chose qui n'est nullement drôle pour l'auteur, à
savoir ses démêlés internétiques avec trois ou quatre aliénés, fous
furieux, déments en liberté même pas surveillée ; des guignols bave aux
lèvres qui ne cessent de l'accuser des pires maux du temps (racisme,
antisémitisme, extrême-droitisme, etc.), mais qui pimentent leurs cris
d'orfraies et leurs indignations de chaisières de ce qui se fait de plus
crapuleux et ordurier en matière d'insultes anti-homosexuelles. On ne
donnera aucun nom (mais Camus, lui, les donne…) ; disons que le chef de file de
ces camisolards s'est fait, dans la blogoboule, la réputation – méritée – d'écrire le français comme un Basque espagnol.
Une
autre bonne nouvelle (mais quelle était donc la première, déjà ?) est
que, Camus ayant moins voyagé en 2014 que certaines autres années, le
journal est moins envahi par les jérémiades hôtelières ; il y en a juste
ce qu'il faut pour convaincre et rassurer le visiteur régulier que,
oui, ouf ! on est bien chez Camus et nulle part ailleurs.
Le dernier membre de la phrase précédente est tout à fait bancal syntactiquement (rassurer que…),
je le sais mais le laisse néanmoins, car il va nous faire office de
transition. À la date du 23 juillet (page 349), Camus aborde justement
cette question de la correction, voire de l'hyper-correction, au travers
de quelques exemples de phrases qui, d'après lui, ne devraient pas
pouvoir s'écrire (même si, pour l'une d'elles, il reconnaît qu'elle
n'aurait nullement gêné un Saint-Simon). Ainsi : « Je ne voulais pas
qu'il vienne et c'est exactement ce qu'il a fait. » Il a bien sûr
raison, la phrase pêche par sa syntaxe, dans la mesure où le “ce qu'” de “ce
qu'il a fait” ne se rapporte à rien. Mais, aussitôt, Camus convient que
la solution de remplacement, correcte, elle, n'est guère satisfaisante :
« Je n'avais aucune envie de le voir venir, et c'est exactement ce
qu'il a fait. » En effet, la première phrase est beaucoup plus
satisfaisante pour l'œil et l'oreille, si elle ne l'est pas pour la
syntaxe ; plus rapide, plus fluide, plus élégante en un mot.
Il cite un autre exemple, qu'il dit caricatural, et de fait, on peut trouver qu'il est, qu'il se constitue presque en gag.
Néanmoins, je me sentirais tout prêt à l'avaliser, à l'accueillir, à
lui fournir des papiers en règle et des prestations sociales d'urgence, tant les
substituts corrects qu'on peut lui trouver font lourdauds à côté de lui.
Voici : « Elle adore tout ce qui est anglais, et d'ailleurs elle y
passe l'été. » Si une telle phrase me venait sous la plume, je suis
presque certain que je la garderais ; même si, en dehors de Camus qui
est hors concours, il n'est pas facile de trouver plus tatillon de la syntaxe que moi. Mais je ne le suis pas au point de me muer en une sorte de syntaxidermiste – Camus non plus, d'ailleurs.
C'est
en tout cas le précieux mérite de ce journal ; de ce journal dans son
immense ensemble, pas uniquement du volume qui vient de paraître : on
peut, presque à chaque page, s'arrêter de lire pour dialoguer
silencieusement et à perte de vue avec son auteur, sans le lasser
jamais.
Des reproches ? Non, en vérité aucun. Vraiment ? Même pas un tout petit, pour jouer les critiques objectifs
? Allez, si vous y tenez : pourquoi diable Renaud Camus s'obstine-t-il,
tout au long de ce livre, à écrire “minuit et demi” au lieu de “minuit
et demie” ?