Jean Galtier-Boissière (1891 – 1966), dans son bureau du Crapouillot, en 1953. |
Sans abandonner celui de Léautaud, je lis avec jubilation, depuis hier, le Journal de Jean Galtier-Boissière, fondateur et directeur du Crapouillot. Cela revient à pratiquer une lecture en “double miroir”, puisque, dans ces années d'Occupation où je suis avec eux, les deux écrivains se rencontrent régulièrement pour déjeuner ou dîner, et sont liés par ce qu'on pourrait appeler une amitié, ou au moins une réciproque estime, laquelle se teinte d'admiration littéraire chez le cadet. Si bien que, passant de l'un à l'autre, on peut lire des comptes rendus différents d'une même rencontre, et savourer les portraits croisés qu'ils font l'un de l'autre ; ceux de Galtier par Léautaud étant bien plus fouillés et relevés que les inverses.
Car ces deux hommes sont fort dissemblables, si bien que leurs journaux le sont aussi. Celui de Léautaud est nettement supérieur du point de vue littéraire, même si Galtier-Boissière écrit en une langue qui serait hors de portée de n'importe quel folliculaire d'aujourd'hui. Il y a aussi que le premier a la rage de s'examiner et de se peindre, alors que l'autre, se maintenant lui-même dans l'ombre, semble tout entier tourné vers le monde extérieur et qu'il rapporte des plongées qu'il y fait des brassées de notations constamment savoureuses. Différents, ils le sont aussi sur le plan politique. Galtier est un anti-nazi et un anti-pétainiste aussi inébranlable qu'ironique, tandis que Léautaud, plus incertain, est capable, dans un même paragraphe, de réaffirmer son admiration de toujours pour l'Angleterre tout en souhaitant la victoire de l'Allemagne… Ces légères divergences ne les empêchent nullement de s'entendre à merveille, ce qui en soi est déjà une leçon dont on peut tirer profit.
La grande supériorité de Galtier réside dans sa lucidité politique, qu'on ne trouve pas en surabondance chez Léautaud, c'est le moins qu'on puisse dire. Chaque fois que Galtier se risque à une prédiction, à court ou plus long terme, on est frappé par la justesse de ses vues, et même par la précision dans le temps de ce qu'il annonce. En septembre ou octobre 1944, (mais c'est Léautaud et non lui-même qui le rapporte), à ceux de ses amis qui voient déjà la guerre terminée, il affirme qu'ils ont tort et qu'elle va durer encore six mois. Un an plus tôt, il prophétise dans son propre journal que nous n'en sommes qu'au début du cataclysme et que celui-ci durera encore plusieurs dizaines d'années ; car, dit-il, lorsque les Allemands auront été exterminés, les Russes soulèveront l'Asie contre nous. Ce qui est prévoir non seulement la guerre froide, mais aussi celles d'Indochine et du Vietnam.
Où les deux écrivains se rejoignent, c'est dans leur capacité commune, mais avec des moyens et par des voies tout différents, à restituer le climat de l'époque dans laquelle ils sont plongés, à ressusciter les ridicules, les travers, les lâchetés quotidiennes et les précieux petits héroïsmes des hommes et des femmes que l'on découvre entre leurs pages, et qui se mettent à y revivre un instant.
Excellent article qui me donnerait presque envie d'aller vérifier sur pièces si j'étais homme à apprécier les diaristes, ce qui, à une exception près, n'est pas mon cas.
RépondreSupprimerVil flatteur !
SupprimerVos insultes ne me dissuaderont pas de vous souhaiter un heureux anniversaire !
SupprimerBon anniversaire Didier
RépondreSupprimerBisous catherine
Merci !
SupprimerTiens, on m'a justement offert récemment ce fort volume relié des très élégantes éditions Quai Voltaire. Il me reste à trouver le temps de le lire (plus de mille pages tout de même), mais j'avais déjà fait quelques sondages rapides qui m'avaient beaucoup intéressé. Ce que vous en dites aiguise d'autant plus ma curiosité !
RépondreSupprimerJe viens de commander les mémoires du même Galtier : toujours au Quai Voltaire et plus de mille pages également.
SupprimerEn fait, je viens de m'apercevoir que ce sont les "Mémoires d'un parisien" que l'on m'a offerts : un très beau volume relié de 1200 pages !
SupprimerJoyeux anniversaire grand frère ! Rien à voir avec ton sujet mais bon, tant pis...
RépondreSupprimerBon anniversaire à toi aussi ! (Ah non, merde, ça ne marche pas…)
SupprimerHi hi, non !
SupprimerQui a été nourri au lait (sceptique et corrosif) du Crapouillot de Galtier (dont j'avais réédité l'amusant (et injuste) "Tradition de la trahison chez les Maréchaux") ne peut que se réjouir de ce trés mérité hommage.
RépondreSupprimerGaltier était un bon vivant hédoniste, ce que, effectivement, nous ne dirons pas du monkey killer Léautaud...
Michel, vous êtes injuste avec Paulo…
SupprimerTous ces gens qui vous expliquent qu'ils avalent des pages mille par mille, ça me déprime !
SupprimerConsolez-vous en vous disant qu'on ne fait rien d'autre.
SupprimerGaltier-Boissière, c'était un personnage. Ses journaux n'ont peut-être pas une grande valeur littéraire mais ce sont de précieux documents historiques. J'aime beaucoup son regard détaché, plein d'ironie, sur l'occupation. Et lors de la libération de Paris, quand il oppose les Fritz aux fifis, c'est savoureux... Le Crapouillot est également un document historique inestimable: l'air de rien, il publiait des informations qu'on ne voyait nulle part ailleurs, comme le passé vichyste de Mitterrand -si certains l'avaient lu, cela leur aurait évité ensuite de tomber des nues.
RépondreSupprimerAh! Et bon anniversaire!
J'ai dit que sa valeur littéraire me semblait moindre que celle de celui de Léautaud. (Putain d'Adèle ! mais quelle phrase…) Cela ne veut pas dire qu'il en est dénué.
SupprimerEn revanche, je viens tout juste de lire, dans celui de Léautaud cette fois, qu'il avait fort peu apprécié (mais il ne dit pas pourquoi, c'est frustrant) la publication du premier volume de Galtier, dès 1945. Il semble même qu'ils aient été en froid durant plusieurs semaines pour cette raison.
Je me souviens d'un numéro spécial du Crapouillot, intitulé "Photos interdites", que j'avais chipé à mon père pour le lire en cachette (je dirais les années 1970), et qui s'ouvrait sur la photo d'un africain avec, littéralement, un nœud au "nœud". Souvenirs ...
RépondreSupprimerJe me souviens moi aussi très bien de ce numéro. Années soixante-dix, vous devez avoir raison.
SupprimerCe n'était plus le Crapouillot de Galtier. Cette admirable revue avait été reprise par Boizeau, le patron de Minute, qui fut incapable d'en conserver l'esprit (ni les collaborateurs), puis elle changea de mains et sombra dans le pitoyable.
SupprimerJean Galtier Boissière qui fut un vieil ami de Béraud, un des seuls à l'avoir soutenu jusqu'à la fin. Les mémoires d'un parisien fleurent bon un monde qui ne parle plus à beaucoup de gens, hélas. Du Crapouillot, outre le dictionnaire de l'argot, me reviennent à l'esprit les numéros sur les girouettes et les paniers de crabes.
RépondreSupprimerJ'ai commandé les mémoires hier, justement.
SupprimerVous avez encore changé l'exergue de votre blog, décidément vous semblez traverser une période de doute et de changement.
RépondreSupprimerMais je le change régulièrement !
SupprimerVous retardez, mon vieux : c'était hier ! Aujourd'hui, je suis d'une sobriété toute camélienne…
RépondreSupprimerBonjour M. Goux,
RépondreSupprimerEn retard mais plein de bonne volonté, je vous souhaite à mon tour un joyeux anniversaire. Et je vous remercie à double titre. D'abord pour égayer mes journées de ce plaisant moment que je passe toutes les fois que je vous lis. C'est un peu comme si conduisant dans les environs, et poussant jusque chez vous, je vous voyais me saluant de quelques réflexions à partir de la fenêtre ouverte.
Ensuite parce que votre date d'anniversaire étant identique à celle de ma mère avec qui j'entretiens des rapports compliqués, je lui souhaiterai désormais avec une petite joie secrète.
Hypemc