Le premier volume du Journal de Maurice Garçon vient d'arriver chez les libraires ; il concerne les années 1939 – 1945, qui est une excellente période pour tenir un journal, tous les écrivains d'époque vous le confirmeront. Il est co-édité par Les Belles Lettres et par Fayard, ce qui explique pour moitié qu'il soit arrivé entre mes mains. Dès les cent premières pages lues, ce gros volume qui en compte sept fois plus fait espérer que les éditeurs ne s'en tiendront pas là et qu'ils nous donneront l'intégralité du journal, tenu par le célèbre avocat de 1912 à sa mort, en 1967. Je ne sais ce que Me Garçon donnait dans les prétoires, mais ici, dans le secret du cabinet, il ne mâche ni ses mots ni ses appréciations. Voici ce sur quoi on tombe, dès le deuxième paragraphe de la première page ; nous sommes le 17 mars 1939 :
« Les politiciens sont abjects. Leurs intérêts électoraux ou d'argent leur font faire des ignominies. Pour les magistrats, c'est autre chose. La décoration ou l'avancement en font des valets. Ils sont lâches, trembleurs et pusillanimes. Ils ont peur de leur ombre dès que se manifeste une intervention un peu puissante. Toutes les palinodies leurs sont bonnes lorsqu'il s'agit de flatter le pouvoir. Leur prétendue indépendance dont ils parlent est une plaisanterie. Plus ils gravissent les échelons des honneurs, plus ils sont serviles. »
Il y en a deux pages de la même eau ; à les lire, on se dit qu'on a drôlement de la chance d'avoir échappé à cela et de vivre dans une époque où la justice est enfin pleinement indépendante. Mais Maurice Garçon ne fait pas, et c'est heureux, que “parler boutique”. Les lecteurs de ce blog qui s'y plongeront auront l'occasion de croiser des silhouettes qui leur sont déjà familières, à commencer par celles de Jean Galtier-Boissière et de l'indispensable Paul Léautaud ; au milieu de dizaines d'autres, car le cher Maître a, comme on dit,
connu tout le monde. Ce qui ne signifie pas qu'il a aimé ou admiré tout le monde ; on n'est pas chez
Gabriel-Louis Pringué, loin s'en faut : sa dent est aussi acérée que sa plume est crépitante, et l'ironie de son regard se teinte de juste ce qu'il faut de misanthropie pour la rendre savoureuse. En plus, il sait écrire.
Quelques lignes, cependant, m'ont fait sursauter. Me Garçon n'y est pour rien, puisqu'elles se trouvent dans la note des éditeurs signée par Pascale Froment et Pascal Fouché, les deux maîtres d'œuvre de cette excellente édition (pas trop de notes de bas de page, et qui disent sobrement ce qu'elles ont à dire pour l'information du lecteur). Ils écrivent ceci : « Après lectures et relectures croisées, la décision de supprimer maints passages s'est imposée d'elle-même, sans douleur notable. Le Journal gagnait à être allégé de généralités, de récits de voyages surannés, de répétitions et, parfois, de digressions qui nous paraissaient de moindre intérêt. »
Eh ! tout beau, Messeigneurs ! Comme vous y allez ! L'auteur digresse, donc l'éditeur dégraisse ? C'est un peu trop de zèle ! Vous n'avez peut-être, à supprimer “maints passages”, ressenti aucune “douleur notable”, mais je sens bien, moi, que j'en éprouve une petite, et persistante, à l'idée d'être privé de ces “maints passages” que vous caviardâtes ! Et ces digressions qui vous ont paru “de moindre intérêt”, sachez que j'aurais bien aimé en juger par moi-même. Enfin, je vais vous faire une confidence qui vous surprendra sans doute : dans les journaux et les mémoires, j'ai toujours eu une tendresse particulière pour les “récits de voyages surannés” ; bien que ne parvenant pas tout à fait à décider si ce que vous jugez suranné sont les voyages ou leurs récits.
À ce détail près, félicitation pour votre travail et pour la belle apparence du volume. En espérant que vous êtes, à l'heure où j'écris cela, occupés à travailler d'arrache-clavier aux tomes suivants. Garçon ! La même chose…