lundi 26 octobre 2015

Les Fous du roi, de Robert Penn Warren


Découvrir l'existence d'un grand écrivain n'est pas, à mon âge, une expérience que l'on fait tous les jours : d'une manière générale, même ceux que l'on n'a pas pris la peine de lire encore, on connaît au moins leurs noms. On ne les a pas lus pour des tonnes de raisons, parce qu'on avait des choses moins importantes à faire, parce que la personne qui nous a recommandé tel ou tel l'a fait avec des phrases qui sonnaient mal, un petit sourire déplaisant, ou simplement parce que le temps a manqué.

Le temps ne manque pas dans le maître roman de Robert Penn Warren, écrivain “sudiste” américain, dont le nom m'était resté inconnu jusqu'à ce que, le mois dernier, une main généreuse ne mît Les Fous du roi dans la mienne. C'est même lui le principal personnage de ces cinq cents pages serrées, lui qui agite, ballote et emporte tous les autres comme un ressac. Il n'est probablement pas innocent que le roman se termine sur le mot Temps, comme dans celui de Proust et nanti de la même majuscule initiale. Voici la dernière phrase : « Bientôt, dans un moment, nous sortirons de la maison pour nous jeter dans la fournaise du monde ; après en être sortis, nous rentrerons dans l'histoire et nous affronterons le verdict inexorable du Temps. » Sortir de la maison pour se jeter dans la fournaise du monde, c'est ce qu'on appelle généralement une naissance. Tous les événements, anodins ou tragiques, d'avant cette phrase ultime auraient eu lieu in utero ? Ce n'est pas impossible, je dispose d'un autre indice.

Mais, avant, il faut tout de même planter un peu le décor. Nous sommes dans la seconde moitié des années trente, dans un État du Sud dont Willie Stark, dit “le Patron”, une sorte de bouseux idéaliste, a, contre toute attente, réussi à se faire élire gouverneur, avec la volonté sans doute sincère de lutter contre la corruption, les trafics d'influence, les chantages, combines et autres crapuleries qui sont la règle – et auxquels, bien entendu, il n'échappera pas lui-même, en le sachant fort bien. Stark, du reste, affirmera, vers le milieu du roman, que le Bien, dans notre monde, ne jaillit jamais que du Mal, qu'il ne peut pas avoir d'autres sources. Et puis, ceci (p. 472) : « Bien sûr, rétorquait le Patron d'un air dégagé, bien sûr, nous distribuons quelques pots-de-vin, mais juste assez pour faire tourner les roues sans qu'elles grincent. Et rappelez-vous ceci : jamais une machine construite par l'homme n'a fonctionné sans une déperdition d'énergie. » Et, dès le paragraphe suivant : « On pourrait appeler ça : théorie de la neutralité morale de l'histoire. Une méthode, en tant que méthode, n'est ni moralement bonne, ni moralement mauvaise. Nous pouvons juger les résultats, non la méthode. L'individu moralement bon est susceptible de commettre une action qui est mauvaise. Il se peut qu'un homme doive vendre son âme pour acquérir le pouvoir de faire le bien. La théorie du coût de l'histoire, la théorie de la neutralité morale de l'histoire, il fallait un génie pour les concevoir, un génie capable de respirer l'air raréfié des cimes enneigées, d'endurer les coups de bec des busards qui viendraient lui boulotter le foie, lui crever les yeux. »

Autour de ce roi gravitent les fous, dont le narrateur, Jack Burden, mi-journaliste, mi-historien. Tous sont pris dans un insidieux va-et-vient entre le présent et différents passés, que Penn Warren mêle, entrelace avec une science du temps dont peu d'écrivains sont capables (Flaubert parfois ; Tolstoï souvent et superbement ; Dostoïevski ou Proust jamais) ; il manie l'incertitude temporelle sans que jamais le lecteur ne s'y perde, le présent allant fouiller le passé, lequel ressuscite un passé encore plus ancien, qui va revenir frapper et détruire les protagonistes du présent. Du reste, y a-t-il réellement un présent ? Dès les deux premières phrases du roman, Penn Warren nous dit qu'on ferait mieux de ne pas trop construire de certitudes là-dessus (c'est moi qui souligne) : « Pour s'y rendre, on sort de la ville par la route nationale 58, direction nord-est ; c'est une bonne route, neuve. Ou plutôt elle l'était ce jour-là. » Dès l'entrée, donc, les différentes époques deviennent des sous-ensembles flous, pour reprendre le titre de Jacques Laurent ; le temps n'est plus disposé en strates, tel un empilement géologique, mais plutôt comme des liquides de densités légèrement différentes : les personnages, à commencer par Jack Burden, découvriront le prix à payer quand on s'occupe de vouloir les agiter. Du mélange momentané ainsi créé ne peut sortir que la violence, les regrets, des malentendus longtemps enfouis, la mort.

Y a-t-il réellement un présent ? Reposons la question. Ce que nous croyons avoir vécu avec les protagonistes a-t-il réellement eu lieu, ou n'était-ce qu'un préambule avant l'irruption dans le monde, qui clôt le roman ? Et si cette ductilité du temps, magistralement à l'œuvre d'un bout à l'autre du livre, n'était que le signe d'un état finalement a-temporel ? Penn Warren ne nous interdit pas de le penser, et même semble discrètement nous y inciter, si l'on s'avise de rapprocher l'une de l'autre une phrase de la page 22 (éditions des Belles Lettres, 2015) et celle qui ouvre l'ultime paragraphe du roman (p. 523). Les voici :

« Voilà comment j'ai vu Mason City, il y a trois ans environ, pendant l'été 1936. »

« Ainsi, quand viendra l'été de cette année 1939, nous aurons quitté Burden's Landing. »

Où le présent du récit pourrait-il prendre place entre ces deux ?

Je ne dirai rien des autres personnages, de leurs rapports, leurs interactions sans cesse rendues incertaines par la toile d'araignée temporelle, qui vibre au moindre contact et attire le monstre tapi : cela outrepasserait le temps que je puis consacrer à cette note, et probablement aussi mes capacités. Il aurait aussi fallu parler de l'écriture, du style de Penn Warren, de son sens de la métaphore ou de l'image à la fois étrange et d'une justesse imparable. Je me contenterai d'un citer une, prise (p. 46) presque au hasard parmi cent (c'est encore moi qui souligne) : « Assis en rond, nous remuions les cuisses sur le crin de cheval ou sur les sièges cannés, le regard fixé sur le plancher de bois blanc ou sur les motifs du linoléum tout neuf, comme si nous assistions à des funérailles et que nous devions de l'argent au défunt. »

Le livre refermé, il s'accomplit cette sorte de miracle : une brève mais violente nostalgie saisit le lecteur, de cette partie d'échecs dont il ne voulait pas croire qu'elle pût avoir une fin ; et il éprouve une certaine réticence à se replonger tout de suite dans la fournaise du monde.

19 commentaires:

  1. Article admirable ! Il n'y a pas de doute possible, nous sommes bien passés à l'heure d'hiver !
    Seul problème me concernant : j'ai décidé de lire les livres de langue anglaise en anglais. Je les lis vers 6 heures du matin, à haute voix, histoire de me mettre la langue dans la bouche. Et malheureusement je me demande si cet auteur ne serait pas trop dur à lire pour en avoir une compréhension minimum ?

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    1. Difficile de vous répondre pour quelqu'un qui, comme moi, éprouverait déjà les pires difficultés à lire Martine à la plage, pour peu que le livre fût en anglais ! D'autant plus difficile que j'ignore quel est votre niveau de compréhension.

      Mais enfin, si j'en juge d'après la traduction, je pense que ce doit être accessible. Tâchez de le trouver d'occasion à pas trop cher…

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  2. Ne vous avais-je pas fortement recommandé de lire ce livre?
    Ou ma mémoire défaille-t-elle?

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    1. C'est tout à fait possible, oui. Mais comme, à chacune de mes visites, vous avez toujours – au bas mot – une douzaine de livres à me recommander chaudement, il y en a un certain nombre qui passe à travers les mailles du vieux filet de pêche qui me sert de mémoire…

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  3. Vous êtes aussi excellent passeur Didier Goux, merci.
    Je connaissais le très bon film de Robert Rossen tiré de l'œuvre de Robert Penn Warren, récompensé par 3 Oscar en 1949 (meilleur film, meilleur acteur Broderick Crawford, meilleur second rôle Mercedes McCambridge), il ne me reste plus qu'à découvrir le roman.
    Enjoy !
    Sacrés sudistes !

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    1. Je "passe" pour peu de gens, si j'en juge d'après le nombre de commentaires ! Cela dit, je viens de commander le remake du film dont vous parlez, sorti en 2006 ; sans en attendre grand-chose, car je vois mal comment on pourrait "adapter" ce roman. Mais il est vrai que je ne suis pas scénariste de cinéma.

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    2. Il ne faut pas juger d'après le nombre de commentaires ! (Il ne faut pas juger du tout d'ailleurs) Je lis toutes vos notes, le plus souvent avec un très grand plaisir, et je vous fais assez confiance pour me procurer la plupart des livres que vous conseillez. Mais que dire de plus ?
      (Peut-être juste "merci").

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    3. Moi je lis surtout les commentaires, et spécialement les miens, qui sont de loin les meilleurs.
      Bon, blague à part (et pardon pour le hors-sujet total) : quelqu'un sait-il où est passé Robert Marchenoir ?

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    4. Certains piquent assez vite la mouche et se plaisent à bouder, qui apportaient cependant du grain à moudre...
      Comme Jazzman pour ne citer que lui.

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    5. Je ne crois pas qu'on puisse adapter un vrai roman en film ( pas plus que tirer un bon film d'un roman ), car le cinéma et la littérature sont des langages différents; un roman n'est pas un scénario, et ce qui fait sa valeur n'est pas l'histoire qu'il raconte ( pas plus qu'un grand film, d'ailleurs).

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  4. Ne vous désolez pas, cher Monsieur Goux.
    En réalité, ce que viennent chercher ici vos afficionados c'est l'inhalation de votre style si particulier, de votre personnalité faussement revêche. C'est aussi et surtout la lecture de vos savoureuses réparties plus que vos conseils de bibliophile, qui ne sont pour vos fans qu'un prétexte pour voir votre belle plume virevolter...

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  5. Meuh si, Didier Goux, vous êtes un bon passeur. Ainsi, le bouqin de Michel Leter passera jusqu'à moi.

    Manque de pot (pour moi), vous ne me passerez pas celui-ci, je l'ai déjà, et déjà lu.

    Du même Penn Warren, il y a une chose plus tardive et assez fascinante, "Un endroit où aller" (A Place to Come to) que je me permets de vous recommander.

    Et puis "L'Esclave libre" — la traduction française de Band of Angels m'était tombée des mains, mais je me rappelle avec plaisir le film de Raoul Walsh, avec Clark Gable, Yvonne De Carlo et Sidney Poitier.

    À propos du remake de 2006 de All the King's Men, je me souviens d'une laideur "télévisuelle" de l'image — mais peut-être n'est-ce dû qu'au fait de l'avoir vu sur un téléviseur. J'ai semble-t-il raté quelque chose en ne voyant pas la première version de Robert Rossen (dont il se dit pourtant qu'elle est moins fidèle au roman).

    (Ah, je vois que vous avez relancé "Les modernœuds", j'y cours incontinent.)

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  6. Quel style, quelle clarté, et cette écriture fluide et rapide.

    Vous avez réellement deux dons :

    -> celui d'aimer partager
    -> celui d'emmener le lecteur avec vous.

    toujours heureuse de vous lire monsieur Goux.

    hélène dici (qui n'a plus trop le temps de commenter, mais qui ne lâche pas le suivi de votre blog)

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  7. Hélène dici, il n'y a que vous qui puissiez réconcilier Juan et Didier Goux (réconcilier n'est peut-être pas le bon termes car je ne sais pas s'ils ont été un jour amis)!

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    1. Ils ne sont pas fâchés, ils sont simplement sur deux routes parallèles qui ne se rencontreront jamais.

      Je peux comprendre Juan, même si son discours est celui généralement tenu depuis les années Mitterrand, ligne que je ne partage pas du tout. Je ne suis sans doute pas assez idéologue.

      Je me rapprocherais plus de l'esprit cartésien de Didier Goux, encore que je le trouve parfois un peu trop "brut de décoffrage".

      Bref, pour les "réconcilier", il suffirait simplement que l'un admette qu'il existe un autre monde intellectuel que le sien ..... et réciproquement.

      La potion à administrer est la suivante : beaucoup de recul puisque de toutes les manières personne ne tient le manche à balai.

      hélène dici

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  8. Je viens de terminer la lecture de "l es fous du roi" et je dois reconnaître qu'il s'agit effectivement d'un chef d'œuvre où sont convoqués Shakespeare et Faulkner.
    Tout a été dit sur ce blog quant à la portée métaphysique et l'intranquilité de cet admirable roman, la seule question qui me taraude provient de l'anonymat dans lequel se trouve en France cet auteur
    Yves Becker

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    1. Michel Desgranges (qui commente plus haut), un jour où je m'étonnais devant lui de la même chose que vous, Michel Desgranges suggéra que c'était peut-être la faute de Sartre, qui avait promotionné Faulkner et Dos Passos mais semblait avoir tout ignoré de Warren.

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