Je suis tombé amoureux d’Édith Piaf aux alentours de ma
quinzième année. Durant fort longtemps, lorsque j’écoutais sa chanson Les
Amants merveilleux, je l’entendais, sans le moindre doute possible, évoquer une
certaine Petite rue des airs ténus. Un jour, sans raison particulière ni
disposition nouvelle identifiable, j’ai brusquement compris qu’il s’agissait
d’une Petite rue déserte et nue.
Encore, dans ce cas, l’erreur restait-elle à peu près
compréhensible, dans la mesure où les mots que je croyais entendre présentaient
malgré tout un sens vaguement cohérent : on pouvait imaginer les rengaines
d’un accordéoniste dans le lointain, ou le piano d’une jeune fille à l’étage
d’un immeuble…
Le cas de mon père est plus étonnant. Lorsque lui parvenait
aux oreilles, ou simplement à la mémoire, la chanson Luna Park, il suivait Yves
Montand à la fête foraine en question, Dans le jour cru des longues zahartes.
C’est moi qui, un soir, à la table du dîner, lui ai fait observer qu’il se
promenait plutôt Dans le jour cru des lampes à arc. J’étais déjà adulte, alors,
ce qui fait que mon père avait cru à l’existence de ses longues zahartes durant
plusieurs décennies, sans en être plus que ça perturbé. « Ça m’a étonné
les premières fois, répondit-il à ma question, mais je me suis dit qu’il devait
s’agir d’une chose dont j’ignorais l’existence, ou le nom. Et puis, comme c’est
ce que Montand chantait… »
En effet, une fois que l’ouïe, ou un autre de nos sens, est
tombée dans une ornière de ce genre, elle ne peut plus en sortir, à moins qu’on
ne l’en tire par la force : impossible d’entendre autre chose, impossible
même d’envisager qu’il puisse se dire autre chose ; on échafaudera les
explications les plus abracadabrantes si nécessaire, plutôt que d’envisager une
éventuelle déficience de notre propre entendement. Mais, une fois que l’on a
été détrompé, et que l’on a reconnu son fourvoiement, il devient tout autant
impossible de réentendre ce qu’on avait cru d’abord.
Mes deux exemples – et chacun a les siens dans ce domaine –
sont évidemment anecdotiques et ne tirent aucunement à conséquences. Il en va
autrement dans le domaine des faits et de leurs conséquences, où les ornières
sont encore plus profondes et s’en extraire beaucoup plus difficile ;
certains êtres, d’ailleurs, y passent la totalité de leur existence, malgré les
dizaines de dépanneuses et de tracteurs envoyés à leur secours. C’est que leurs
ornières, étant de nature essentiellement idéologiques, leur sont devenues
vitales, et qu’en sortir leur serait aussi douloureux que l’arrachement d’un
membre. C’est ainsi que votre voisin communiste, malgré l’avalanche de preuves
que vous lui présentez, continue de croire que le marxisme est une clé
essentielle pour la libération de l’homme et sa félicité future ; et c’est
pour la même raison que votre collègue d’extrême droite reste fermement assuré
que les États-Unis d’Amérique ne songent qu’à asservir la totalité des pays de
la planète, noyautés qu’ils sont, secrètement, par le lobby juif. (On notera au passage que votre voisin communiste peut très bien accomplir l'exploit, et il l'accomplit fort souvent, d'à la fois admirer un système totalitaire, de vouer aux gémonies une démocratie et d'être antisémite.) Pour celui-ci
comme pour celui-là, le voisin et le collègue, la petite rue
de Piaf continuera d’être celle des airs ténus, et Montand se baladera
éternellement entre deux alignements de longues zahartes.