mercredi 29 juin 2016

De la peine de mort et de l'infanticide

Je ne sais ce qui m'a poussé, ce matin, en ayant terminé avec Les Sous-Ensembles flous de M. Laurent, à reprendre La Vie sur terre de Baudouin de Bodinat, auteur mystérieux et revigorant, à la manière dont peut l'être un Cioran. Quoi qu'il en soit, à la page 52 de cette élégante édition due à L'Encyclopédie des nuisances, je suis tombé sur ce paragraphe (guillemets et italique sont de l'auteur) :

« S'il y a un axiome incontestable en logique, c'est celui-ci : Nemo dat quod non habet. Personne n'est forcé à donner ce qu'il n'a pas. » Et c'est pourquoi en amour les réclamations sont un tort, mais c'est une réfutation de la peine capitale que Nodier fonde sur cet axiome : l'antiphrase est d'une conséquence rigoureuse. Personne ne peut réclamer ou reprendre ce qu'il n'a pas donné. L'argument s'en suit aisément : or, si la vie de procède pas de la société, poursuit-il, s'il lui est impossible d'en accorder le bienfait à qui n'en jouit point et de la rendre à qui l'a perdue, elle sort tout à fait des bornes du droit en s'arrogeant le privilège de la reprendre. […]

Fort bien. L'argument, en effet, me parut non seulement recevable mais en outre judicieux. Seulement, juste après, je m'avisai que, de même que Nodier avait produit une antiphrase de l'axiome latin initial, je pouvais à mon tour établir une antiphrase de cette antiphrase, laquelle me donna ceci : On est en droit de réclamer ou reprendre ce que l'on a donné. Et c'est ainsi que l'on se retrouve tout bête, d'avoir, sans penser à rien moins, justifié l'infanticide.

L'abus de Bodinat est très probablement nuisible à la santé mentale, presque autant qu'à l'optimisme sans cause.

mardi 28 juin 2016

En mai, fais ce que peux


Dans le journal de mai, il n'est question de Vénus ni de Milo. Pourtant…

lundi 27 juin 2016

L'histoire de la Grande-Bretagne vue de Lyon


Entre Rhône et Saône, on connaît à merveille son histoire de l'Europe en général, et celle de l'actuel Royaume-Uni en particulier ; on le prouve tous les jours. Voici ce qu'écrit ce matin un Croix-Roussien pur jus, à propos d'un récent référendum et de ses conséquences (les errances typographiques et syntactiques sont de son fait) :

« Quitter l’Europe et peut-être bien perdre ses alliées historiques (Écosse, Irlande du Nord), c’est une autre conséquence que Londres n’avait pas envisagé. »

Donc, de Bellecour à Perrache en passant par les Terreaux (Les Terreaux : place scandaleusement genrée…), on considère que l'Écosse est un “allié historique” de l'Angleterre, ce qui risque fort de surprendre les deux peuples situés de part d'autre des monts Cheviot. C'est faire assez bon marché de l'Auld Alliance, signée à la fin du XIIIe siècle entre la France et l'Écosse, contre l'Angleterre. Tenons-nous en là : détailler les tensions, luttes, conflits qui, depuis plus de mille ans, ont formé l'essentiel des rapports entre Anglais et Écossais demanderait au bas mot dix fort volumes, que je n'ai guère le temps d'écrire en ce moment.

Il est par ailleurs très sot, ou très fat, de s'imaginer que les soubresauts à venir (éventuellement) n'ont à aucun moment été “envisagés” par le gouvernement britannique, et qu'on est donc le premier à en formuler l'hypothèse.

Mais les Lyonnais, ça ose tout ; c'est même à ça qu'on les reconnaît.

vendredi 24 juin 2016

Quichotte en mer


J'avais vu le film à sa sortie, je devais donc avoir vingt ans, ou vingt-et-un. Je me souviens de l'avoir aimé tout en m'y étant un peu ennuyé : c'est peut-être un privilège des adolescents et des très jeunes hommes, d'être capables d'aimer même ce qui les ennuie, pour peu qu'ils aient l'impression d'y trouver une nourriture ; à moins qu'ils ne voient dans leur ennui le signe de quelques pépites se dérobant à leur entendement et, donc, la perspective de découvertes futures.

Nous avons l'autre soir, à la télévision cette fois, revu Le Crabe-Tambour ; il ne m'a pas ennuyé et m'a encore plu ; ou bien j'ai compris que l'ennui que je croyais le mien est en fait celui qui exsude des personnages principaux, de cette trilogie magnifique que montre la photo ; ennui que l'on devrait mieux appeler désenchantement, perte, repli, renoncement ou simplement chagrin. Dès le lendemain, j'ai commandé le livre, dont je suis rendu à la moitié. On y retrouve les qualités du film, sur lesquelles je n'ai guère envie de m'étendre maintenant, assorties de quelques faiblesses, notamment dans l'écriture de certains passages en forme de brefs interludes, où l'on sent un peu trop, chez Schoendoerffer la volonté de faire poétique.

Je viens de m'arrêter à la page 141 (le roman en compte un peu plus de trois cents), sur un paragraphe qui commence ainsi : « J'ai souvent remarqué que les ravages de la maladie semblent dégager les traits profonds du caractère, décaper les visages du superflu pour faire ressortir l'essentiel. chez les uns on découvre étonné une énergie inconnue, chez les autres une vulgarité, une bassesse insoupçonnée, parfois une innocence d'enfant. » Notation peu originale, et qui ne m'aurait pas arrêté si l'auteur n'avait enchaîné : « Ce qui domine, ce matin, chez le commandant, c'est sa noblesse. Sous la lumière crue de la lampe de chevet qui souligne le squelette de son visage maigre, il me fait soudain penser à Don Quichotte sur son lit de mort dans une illustration de Gustave Doré. » Or, ce commandant, atteint d'un cancer, est celui qu'à l'écran interprétait Jean Rochefort, lequel aurait dû, quelques années ensuite, devenir réellement Don Quichotte pour la caméra de Terry Gilliam, si la maladie – une vraie maladie cette fois – ne l'avait finalement contraint à y renoncer.

D'autre part, sachant par le film que, dans quelques dizaines pages, debout sur la passerelle de l'Éole, je vais accoster à Saint-Pierre-et-Miquelon, me voilà fouillant ma mémoire pour tâcher de me souvenir si, oui ou non, Eugène Nicole fait une allusion quelconque à mon Crabe-Tambour dans son Œuvre des mers. Je crois bien que non.

jeudi 23 juin 2016

Petits arrangements entre collègues

Il y avait un bon moment que je n'avais lu un petit livre aussi drôle et pertinent que celui-ci. Il fut publié en 1914, et l'étonnant est que si peu de ses parties accusent leur âge, quand la plupart d'entre elles restent d'une réjouissante – ou déprimante, ce sera selon l'angle de vue de chaque lecteur – jeunesse.

L'auteur était le frère cadet d'Henry de Jouvenel, qui, en plus d'ambassadeur et de sénateur, fut un temps le mari de Colette. Passionné de politique, et impliqué en elle, Robert écrira beaucoup dans les journaux et revues ; et c'est de ces articles que sortira cette République des camarades qui nous occupe. Ce court texte (il doit tout juste atteindre les deux cent cinquante mille signes) se présente comme une sorte de manuel d'initiation presque ethnologique à la vie politique de la IIIe République, ses coutumes, ses mœurs, ses travers, ses pesanteurs, ses aberrations, ses impuissances, etc. Il est divisé en quatre parties, elles-mêmes subdivisées, qui se présentent dans cet ordre : – Le Palais-Bourbon, – Ministres et Ministères, – La Magistrature, – Le Quatrième Pouvoir. Dans chacune, Jouvenel convie son lecteur à une sorte de visite guidée, avec une verve, un humour et un sens de la formule réjouissants (« Il y a moins de différence entre deux députés dont l'un est révolutionnaire et l'autre ne l'est pas, qu'entre deux révolutionnaires dont l'un est député et l'autre ne l'est pas »). La force du livre, en dehors de la justesse du regard et de la cruauté malicieuse du ton, vient d'abord du fait que Jouvenel était un républicain convaincu, tendance radicale, et qu'il ne peut donc être soupçonné de grossir le trait dans le but de déconsidérer “la gueuse”, comme un quelconque bras armé de l'Action française serait tenté de le faire. De fait, il annonce dès son introduction générale, qu'il va s'interdire de “céder à l'attrait du scandale”, c'est-à-dire qu'il n'exposera que les cas les plus normaux, voire banals. Le résultat est que l'on rit beaucoup, au fil de ces deux cents courtes pages, et que l'on s'ébahit encore davantage de constater que, si la République est en effet “stable”, ce n'est pas toujours dans le sens où il conviendrait qu'elle le fût. Un petit extrait, pris à peu près au hasard de ma lecture en cours :

On admire que Napoléon ait pu signer à Moscou le décret qui régenterait la Comédie-Française. Un ministre contemporain fait mieux ; de Paris, il décrète de quelle couleur il faudra repeindre les latrines du port de Toulon.

C'est que nos ministres possèdent des moyens de gouvernement qui manquaient à Napoléon : les transports rapides par chemin de fer, le télégraphe et le téléphone. Ils n'ont pas besoin, eux, de rien laisser à l'initiative de leurs subordonnés. Même lorsqu'il s'agit de la décision la plus urgente, on a le loisir de leur envoyer une dépêche, avant de rien décider.

On s'est demandé quelquefois ce qu'aurait fait Napoléon, s'il avait eu à sa disposition le télégraphe ? Tout porte à croire qu'il serait devenu fou.

Encore Robert de Jouvenel, mort à 42 ans en 1924, n'a-t-il pas connu les fantasias bruxelloises de notre époque. S'il avait pu ne serait-ce qu'entrevoir à quels sommets d'impuissance tatillonne nous allions en arriver, tout porte à croire qu'il serait devenu fou.

dimanche 19 juin 2016

De la stupidité collective des critiques de cinéma


À Élodie

Ce devait être le chef-d'œuvre de l'année 2013 (celle où un chirurgien sans scrupule m'a piqué un rognon et où la Camarde m'a niqué mon père) : Gravity. Le concert de louanges fut assourdissant, je m'en souviens. Ce film marquait, disaient-ils, un “an zéro” de l'aventure cinématographique, frappant d'obsolescence tout ce qui était, dans le genre spatial, venu avant lui. Même Kubrick, avec son 2001, était prié de se recroqueviller dans sa pauvre tombe. Dès ce moment, je doutais un peu, en raison du fait que le rôle principal était tenu par cette ridicule endive humaine de Sandra Bullock, dont il ne me paraissait pas possible qu'un cinéaste, aussi doué pût-il être, sût la métamorphoser en actrice. Mais enfin, tout le monde semblait d'accord, dans les feuilles de chou consacrées au cinéma, pour considérer le chef-d'œuvre nouvellement éclos comme un chef-d'œuvre éternel.

Finalement, je le vis. Onc ne me fut donnée semblable bouse à me mettre sous les yeux, j'en atteste. Jamais ne visionnai film plus pauvre en imagination, davantage ennuyeux et plus pauvrement interprété (il est vrai, pour dédouaner cette misérable Sandra, qu'il n'y avait rigoureusement rien à interpréter) – sorte de jeu vidéo mal boutiqué et même pas interactif.

Conclusion abrupte mais indéniable : les critiques de cinéma sont des cons.

mercredi 15 juin 2016

Cause meilleur, Causeur !


Musant sur la toile, en attendant que cessât l'orage de grêle, je tombai tout à l'heure sur un article de Causeur signé par Roland Hureaux, un contributeur occasionnel du magazine. Son titre était le suivant:

Erdogan et Poutine ne sont pas comparables

Diable ! me dis-je in petto, de quoi va bien pouvoir nous entretenir ce pauvre M. Hureaux, s'il s'interdit de comparer les deux personnages qu'il a pris pour sujets ? Je fus bien vite rassuré en m'apercevant que, les comparer, il ne faisait à peu près que cela, de l'incipit à la clausule. Et je compris alors que, tel un triste blogueux, M. Hureaux pensait que “comparable” est synonyme de “semblable”.

Dans cette même rubrique “petit pion de la parlure”, j'ai noté avec étonnement que Jean-François Revel ignorait le maniement du verbe “se départir”, qu'il conjugue fautivement comme “répartir” alors qu'il doit l'être comme “partir”. (Mais, en écrivant ce paragraphe, voici que je me demande si je n'ai pas déjà signalé ce fait étrange et un peu choquant par voie de blog. – M. Chieuvrou nous dira ça.)

dimanche 12 juin 2016

Le voleur dans la maison vide


Les copieux Mémoires de Jean-François Revel, qui portent le titre que je leur ai emprunté pour ce billet, sont une lecture nécessaire, agréable pour l'oreille car écrits dans une langue élégante et précise, titillante pour l'intelligence et réjouissante pour l'esprit, notamment en raison de l'humour qui s'y déploie partout, et qui se hausse parfois jusqu'à la pointe cruelle dans certains portraits, genre dans lequel l'auteur sait rendre son plaisir communicatif. La pointe, du reste, n'exclut pas la nuance du trait ni la profondeur du regard : on en jugera par ceux qu'il trace de François Mitterrand, de Luis Buñuel, du colonel Rémy, de Jimmy Goldsmith ou encore de Louis Althusser, pour n'en citer qu'un faible nombre. Avec les personnages qui lui semblent de moindre envergure, ou de plus consternante médiocrité, Revel peut se livrer à une exécution féroce en quelques lignes bien ajustées. Témoin ce qu'il dit (p. 580 de l'édition Plon originale) de Jean-Pierre Chevènement, nommé ministre de la Recherche par Mitterrand en mai 1981. Ce jour-là, ayant quitté la direction de L'Express depuis peu, Revel déjeune avec Raymond Aron (qui, lui, est toujours éditorialiste de l'hebdomadaire) et lui parle d'un article à ses yeux “pitoyable”, paru dans le dernier numéro. Il écrit ceci : 

« Il y était question de la récente réorganisation du Centre national de la recherche scientifique par le ministre socialiste, suivant les deux principes du Parti socialiste, c'est-à-dire d'abord l'application de critères idéologiques, ensuite la distribution des places aux amis. Le socialisme se croyait scientifique mais ne croyait pas que la recherche dût l'être. Le coup de force à la fois abêtissant et prédateur du ministre avait choqué les vrais chercheurs au point de provoquer plusieurs démissions réprobatrices. Le CNRS méritait, certes, une “révolution culturelle”, comme aimait à dire le ministre, Jean-Pierre Chevènement. Ce Lénine provincial et béat, rédacteur intarissable de tous les programmes et manifestes de François Mitterrand, appartenait à la catégorie des imbéciles qui ont un visage d'homme intelligent, encore plus traîtresse et redoutable que celle des hommes intelligents qui ont un visage d'imbécile. »

Cela dit, l'épineuse question du tabasco est toujours en suspens.

jeudi 9 juin 2016

D'où viens-tu, mystérieux tabasco ?


Ayant de lui l'image d'un homme sérieux, ne parlant jamais sans savoir, ni même par simple ouï-dire, j'ai tendance à accorder une foi de charbonnier à ce que je puis trouver dans les livres de Jean-François Revel ; vers qui, de toute façon, me pousse une sympathie spontanée, motivée par son patronyme véritable. C'est resté vrai pour ses mémoires, Le Voleur dans la maison vide – que je relis depuis hier avec une délectation sans mélange (et sur quoi je reviendrai peut-être dans les prochains jours) –, en tout cas jusqu'à la page 218 de l'édition Plon originale. Voici ce qu'on trouve, en cet ultime feuillet du chapitre IV du livre sixième (nous sommes en 1950, Revel vient d'arriver au Mexique, où il va enseigner durant trois ans) : 

« Le tabasco, ce jus de piments rouges qui sert à relever les bloody-merries [Revel orthographie ainsi, curieusement] et le guacamole (purée d'avocats), fut inventé et commercialisé, dans ses fioles si reconnaissables, par un Franco-Mexicain, Clemente Jacques […]. J'eus son fils comme élève, ce qui me valut de recevoir en cadeau assez de tabasco pour épicer tout le lac de Chapala si j'avais voulu. Par la suite, une firme agro-alimentaire américaine a racheté le brevet et changé la marque, en effaçant hélas ! la triomphale devise qui en rehaussait les étiquettes : « Esa si que pica! » (« Celle-là, oui, elle pique ! »).

Le problème est que, si l'on consulte la fiche Wikipédia de la sauce piquante en question, on y lit qu'elle fut inventée en 1868 par Edmund McIlhenny, un banquier du Maryland arrivé en Louisiane en 1840. Et l'on trouve reproduite, un peu plus bas, une publicité pour le tabasco datant du tout début du XXe siècle. L'affaire se complique encore lorsqu'on découvre qu'il existe bel et bien, encore aujourd'hui, une société mexicaine du nom de Clemente Jacques, spécialisée dans l'agro-alimentaire, et notamment dans la commercialisation de sa “fameuse recette” de piments jalapeños ; sauf que le Clemente Jacques éponyme aurait fondé sa maison en 1884, ce qui le met un peu âgé pour avoir confié son fils aux talents pédagogiques de Revel au milieu du siècle suivant.

Je crois que je vais me remettre au ketchup.

samedi 4 juin 2016

De la fiabilité de nos sens – et de notre entendement


Je suis tombé amoureux d’Édith Piaf aux alentours de ma quinzième année. Durant fort longtemps, lorsque j’écoutais sa chanson Les Amants merveilleux, je l’entendais, sans le moindre doute possible, évoquer une certaine Petite rue des airs ténus. Un jour, sans raison particulière ni disposition nouvelle identifiable, j’ai brusquement compris qu’il s’agissait d’une Petite rue déserte et nue.

Encore, dans ce cas, l’erreur restait-elle à peu près compréhensible, dans la mesure où les mots que je croyais entendre présentaient malgré tout un sens vaguement cohérent : on pouvait imaginer les rengaines d’un accordéoniste dans le lointain, ou le piano d’une jeune fille à l’étage d’un immeuble…

Le cas de mon père est plus étonnant. Lorsque lui parvenait aux oreilles, ou simplement à la mémoire, la chanson Luna Park, il suivait Yves Montand à la fête foraine en question, Dans le jour cru des longues zahartes. C’est moi qui, un soir, à la table du dîner, lui ai fait observer qu’il se promenait plutôt Dans le jour cru des lampes à arc. J’étais déjà adulte, alors, ce qui fait que mon père avait cru à l’existence de ses longues zahartes durant plusieurs décennies, sans en être plus que ça perturbé. « Ça m’a étonné les premières fois, répondit-il à ma question, mais je me suis dit qu’il devait s’agir d’une chose dont j’ignorais l’existence, ou le nom. Et puis, comme c’est ce que Montand chantait… »

En effet, une fois que l’ouïe, ou un autre de nos sens, est tombée dans une ornière de ce genre, elle ne peut plus en sortir, à moins qu’on ne l’en tire par la force : impossible d’entendre autre chose, impossible même d’envisager qu’il puisse se dire autre chose ; on échafaudera les explications les plus abracadabrantes si nécessaire, plutôt que d’envisager une éventuelle déficience de notre propre entendement. Mais, une fois que l’on a été détrompé, et que l’on a reconnu son fourvoiement, il devient tout autant impossible de réentendre ce qu’on avait cru d’abord.

Mes deux exemples – et chacun a les siens dans ce domaine – sont évidemment anecdotiques et ne tirent aucunement à conséquences. Il en va autrement dans le domaine des faits et de leurs conséquences, où les ornières sont encore plus profondes et s’en extraire beaucoup plus difficile ; certains êtres, d’ailleurs, y passent la totalité de leur existence, malgré les dizaines de dépanneuses et de tracteurs envoyés à leur secours. C’est que leurs ornières, étant de nature essentiellement idéologiques, leur sont devenues vitales, et qu’en sortir leur serait aussi douloureux que l’arrachement d’un membre. C’est ainsi que votre voisin communiste, malgré l’avalanche de preuves que vous lui présentez, continue de croire que le marxisme est une clé essentielle pour la libération de l’homme et sa félicité future ; et c’est pour la même raison que votre collègue d’extrême droite reste fermement assuré que les États-Unis d’Amérique ne songent qu’à asservir la totalité des pays de la planète, noyautés qu’ils sont, secrètement, par le lobby juif. (On notera au passage que votre voisin communiste peut très bien accomplir l'exploit, et il l'accomplit fort souvent, d'à la fois admirer un système totalitaire, de vouer aux gémonies une démocratie et d'être antisémite.)  Pour celui-ci comme pour celui-là, le voisin et le collègue, la petite rue de Piaf continuera d’être celle des airs ténus, et Montand se baladera éternellement entre deux alignements de longues zahartes.