Tiago est un nain andalou. Il vit à Ubeda, où il est tour à tour, chaque
jour, cireur de souliers, aide-coiffeur, garçon de ménage au couvent
des Carmélites, pourvoyeur de menus services en tous genres pour Mme Polentinos,
la tenancière de l'hôtel de passe où il loge. En outre, il se rend tous
les après-midis chez don Luis Fernandez de Los Cobos, vieil aristocrate
aveugle à qui il lit le journal, et en particulier les comptes rendus
tauromachiques ; pour complaire au vieillard, il lui invente des
corridas imaginaires lorsque celles du journal ne sont pas propres à
satisfaire ses marottes d'aficionado. Un jour, à la suite d'un événement particulier,
il décide de quitter l'Espagne pour rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il
n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela prend quelques
semaines.
Art est un nain nord-américain, il vit à Chicago. Métis d'un noir et
d'une Mexicaine, il est pianiste, comme Art Tatum qu'il révère et dont
il porte le prénom. Il n'écoute jamais Lester Young ni Thelonious Monk,
parce qu'ils lui font peur. Il déteste les chiens, mais aime beaucoup
Wren, la jeune Chinoise fumeuse de joints qui travaille à l'Étoile de Siam,
la gargote asiatique occupant le bas de son immeuble de brique, planté
au milieu d'un terrain vague. Art est sur le point de sortir son premier
disque, mais se fâche avec son producteur, avant de se rendre au Park
Wyatt, où il doit accompagner une fille de famille qui enterre sa vie de
chanteuse médiocre. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il
décide de traverser l'Atlantique pour rendre
enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et
il part pour Lisbonne. Tout cela dure une journée.
Jacques est un nain de Gascogne. Contrefait, bossu, boiteux, sa
description fait penser à Michel Petrucciani, sauf qu'il ne joue pas de
piano contrairement à Art. Entre son père et sa mère, il porte tous le
poids moral de sa propre disgrâce et se laisse traîner de lieux de
pèlerinage consacrés en fontaines miraculeuses sans jamais protester.
Après la mort de son père devenu alcoolique, il se fait lui-même
alcoolique, au sein de la même bande de Gascons dont il devient une
sorte de mascotte. Puis, renonçant à l'alcool, il prend le chemin de
Compostelle : c'est Jacques le Minus – son surnom à l'école –
claudiquant à la rencontre de Jacques le Majeur. Un jour, à la suite
d'un événement particulier, il décide de rendre
enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et
il part pour Lisbonne. Tout cela s'étale sur de nombreuses années.
En dehors de leur correspondante lisboète, ces trois nains n'ont aucun
point de contact entre eux (même si, un jour, sur une plage des environs
d'Arcachon, Jacques lit un roman de la Série noire se déroulant à
Chicago). Quant à la correspondante, elle apparaît une fois dans chacun
de ces trois chapitres, en une très courte annotation rédigée à la
première personne, imprimée en italique – et c'est pour nous avertir que
le temps n'est pas encore venu pour elle d'intervenir dans l'histoire.
Elle ne ne prend vraiment la parole que dans les toutes dernières pages
de cette première partie, intitulée assez mystérieusement (mais en fait
pas tant que ça) : Les Invités sont des fuyards. C'est pour nous
présenter, brièvement, les quatre autres nains qui, d'un peu partout,
s'apprêtent eux aussi à converger vers Lisbonne…
Dans la seconde partie du roman de Pierre Veilletet dont je parle ici, apparaît donc la mystérieuse correspondante de Lisbonne, narratrice éponyme répondant au nom de Mari-Barbola. Il s'agit de la naine que l'on voit au célèbre tableau de Velazquez, Les Ménines – titre que Mari-Barbola dit ne pas aimer : elle préfère l'appeler La Familia –, sur la droite de la toile, avec le chien couché à ses pieds.
Car tel est le scoop que nous assène le romancier bordelais : en cette fin de vingtième siècle – le livre est paru en 1988 –, Mari-Barbola, arrivée d'Autriche en 1649, avec sa maîtresse Marie-Anne, bientôt Mariana, qui s'apprête, à 14 ans, à devenir reine d'Espagne en épousant son oncle, Philippe IV, Mari-Barbola la naine est toujours vivante ! Il n'y a d'ailleurs aucune raison d'en douter puisqu'elle est là, devant nous, à nous raconter certains épisodes de sa très longue vie, dont elle-même ne s'explique pas très bien la pérennité.
Mais pourquoi cette correspondance assidue avec les sept nains que j'évoquais en commençant ? Quelle raison de les réunir à Lisbonne, où elle vit depuis de nombreuses décennies dans un isolement presque complet ? Qu'attend-elle d'eux et de leur réunion autour d'elle ? Que veut-elle leur donner ou leur prendre ? Quel secret leur confier ou leur arracher ?
Je ne vous en révélerai rien. Comme le dit un jour, à la Casa del Tesoro, Velazquez à Mari-Barbola : « Tout est caché. »
À moins d'ouvrir et de lire le
roman de Pierre Veilletet.