Anthony Trollope, 1815 – 1882 |
Si vous ne connaissez pas Anthony Trollope, ce qui était encore mon cas voilà quelques semaines (merci au Père B. pour m'avoir incité à sa découverte), vous devriez vous précipiter sur ses romans, sans vouloir vous commander. Il en a écrit beaucoup, ce Victorien malicieux, parfois caustique, mais peu ont été traduits, et on les trouve principalement d'occasion. À mon avis, il peut sans difficulté, dans la littérature anglaise du XIXe siècle, prendre toute sa place auprès de Dickens et de Thackeray, pour ne parler que de ses stricts contemporains. D'ailleurs, il ne m'a pas attendu pour l'occuper, je crois. Le roman par lequel je l'ai découvert s'intitule Les Tours de Barchester : livre foisonnant, drôle, assez mordant, sarcastique et néanmoins bienveillant, mettant essentiellement aux prises les hommes d'Église (anglicane, l'Église, ce qui nous vaut quelques portraits d'épouses, de fiancées, etc. plutôt croquignolets) d'une ville imaginaire, leurs manœuvres pour conquérir de minuscules pouvoirs ou le cœur et la main de jeunes filles convenablement dotées, voire de veuves encore attrayantes.
J'ai enchaîné presque directement sur un autre copieux roman du même : Quelle époque ! (en v.o. : The Way We Live Now). Cette fois, nous plongeons dans les milieux politiques, financiers, aristocratiques de Londres et du Suffolk. On y trouve un lacis d'intrigues diverses et pourtant liées, des portraits savoureux… et toujours des jeunes filles et des dots, ainsi que – ça va ensemble – de jeunes lords désargentés, souvent joueurs et alcooliques, ceci expliquant en partie cela. C'est sans doute par ce roman-ci que je conseillerais pour l'instant d'aborder Trollope. Je dis “pour l'instant” car j'ai demandé à Herr Momox de m'en expédier trois autres, et il n'est pas impossible que, dans ceux-là, se trouve une perle encore plus rare.
À la page 362 de l'édition Fayard, Trollope lance une idée que j'ai trouvée judicieuse. Nous sommes au beau milieu d'une campagne électorale : il s'agit d'élire et d'envoyer aux Communes le nouveau député de Westminster. L'un des candidats, qui est aussi le personnage pivot du roman, Mr Melmotte, est un financier richissime, ou s'affichant tel, d'extraction incertaine, qui s'est lancé dans la campagne avec tout le poids de ses relations et de l'argent qu'il manie. Il me fait un peu penser à Robert Hersant lorsqu'il tentait de devenir député de Neuilly, en 1978, et que, malgré son argent et l'artillerie lourde de ses journaux, il s'était fait renvoyer dans le mur par la très aristocratique Florence d'Harcourt. Dans le roman, un journal se lance dans une contre-campagne systématique, destinée à barrer la route au “nouveau riche”, avec tous les risques de procès en diffamation que cela pourrait entraîner. Et, à cette occasion, Trollope fait la remarque suivante, à laquelle je voulais venir :
« On n'a jamais traîné devant les tribunaux […] un propriétaire ou un rédacteur en chef de journal parce qu'il a attribué une dimension quasi divine à un très médiocre spécimen de l'humanité mortelle. On n'a jamais réclamé des dommages et intérêts à un homme, parce qu'il a attribué à quelqu'un des mobiles nobles. Ce serait peut-être bon pour la politique, pour la littérature, pour l'art – et pour la vérité en général, s'il était possible de le faire. »
Je ne sais pas si ce serait bon, mais je suis sûr que ce serait hautement réjouissant. On pourrait appeler cela des procès en laudation, qui fonctionneraient selon le même principe que leurs frères en diffamation, mais en situation inversée. C'est ainsi, par exemple, que l'on verrait traîner devant les tribunaux – on pourrait même créer une chambre correctionnelle spécialement à cet effet – un journaliste qui aurait écrit que M. Balkany est un homme politique désintéressé, se souciant uniquement du bien de ses administrés. Il serait tôt rejoint par un imprudent animateur de télévision ayant affirmé que tel ou tel imam de banlieue parisienne est un homme de tolérance et de paix, etc. Cela reviendrait, au fond, à compléter les procès contre des phobies de plus en plus nombreuses par des condamnations pour philies ô combien rafraîchissantes.
Je vous laisse méditer sur cette joyeuse perspective, sur ces lendemains rigolards. En attendant, lisez Anthony Trollope, vous vous en trouverez bien.