Je comptais bien profiter de ce 18 mai et des cent ans qu'il aurait eus pour parler encore un peu de Charles Trenet. Mais comme mon alter ego, Pierre-Marie Estir, a publié hier une sorte d'hommage au centenaire, dans un prestigieux hebdomadaire national, j'opte pour la solution du moindre effort en transportant son article ici. Voici donc :
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Ce
18 mai, samedi, Charles Trenet aurait eu cent ans ; plus exactement :
il aura cent ans, puisqu’il n’est
pas réellement mort, il fait juste semblant, depuis le mois de février 2001. Il
l’avait d’ailleurs annoncé lui-même dès le début des années cinquante, dans
cette chanson si célèbre qu’on en oublie qu’elle a été à l’origine écrite pour
Jacqueline François :
Longtemps
longtemps longtemps
Après
que les poètes ont disparu
Leurs
chansons courent encore dans les rues
[…]
Leur
âme légère c’est leurs chansons
Qui
rendent gais qui rendent tristes
Filles
et garçons…
Très
belle chanson, n’est-ce pas ? Qui a en plus le mérite de nous faire
souvenir que la locution “après que” est suivie de l’indicatif et non du
subjonctif : Trenet est, avec Brassens, le chanteur qui maîtrise le mieux
la langue française…
Cette
année 2013 marque en fait un double anniversaire : celui du centenaire de
sa naissance, donc, mais aussi le 80ème de sa première apparition
sur scène, flanqué de son acolyte d’alors, Johnny Hess. Ensemble ils écrivent
et composent sur un coin de table leur premier tube ; mais ce sera pour
Jean Sablon, grande vedette d’alors :
Vous
qui passez sans me voir
Sans
même me dire bonsoir
Sans
me donner d’espoir…
Après
quatre années de duo, c’en sera fini de Charles et Johnny : en 1937, Trenet se lance seul, et c’est tout
de suite la renommée, puis la gloire. La lumière dans laquelle surgit alors le
jeune Narbonnais de 24 ans est si vive qu’elle va avoir cet inconvénient de
laisser dans l’ombre toute une part de lui-même, et qui n’est pas la moins
intéressante, loin de là : le Trenet nostalgique, doux amer, le poète du
temps qui file trop vite et de façon irrémédiable, le témoin d’un passé disparu.
D’ordinaire, si l’on prononce le nom de Trenet, chacun voit aussitôt surgir
devant ses yeux la silhouette bondissante d’une sorte de farfadet blond,
chapeau en arrière, œillet à la boutonnière, chantant sur les rythmes d’un
swing endiablé : Y a d’la joie ! Bonjour bonjour les hirondelles, ou bien : Boum ! quand notre cœur fait
boum ! ou encore : Mam’zelle
Clio ! Mam’zelle Clio ! Le premier jour je me rappelle C’était chez
des amis idiots. Bref, on pense au
fameux “fou chantant”.
Celui-là,
le Trenet d’avant-guerre est inoubliable, bien sûr. Mais puisque nous parlons
d’un vieux poète qui s’apprête à fêter ses cent ans, nous avons choisi de nous
souvenir de l’autre, celui qui vient après ; celui qui, dès la fin des
années quarante, s’aperçoit avec mélancolie que Le temps qui passe nous a
volés.
Le
plus souvent ces petits bijoux, qui arpentent avec regret le Boulevard du
temps qui passe dont parlait
Brassens, ne sont pas parmi les chansons les plus célèbres de Trenet. À
l’exception de la toute première d’entre elles, enregistrée en 1942 (Charles
n’a même pas trente ans !). Souvenez-vous de ce miracle :
Ce
soir le vent qui frappe à ma porte
Me
parle des amours mortes
Devant
le feu qui s’éteint
[…]
Que
reste-t-il de nos amours ?
Que
reste-t-il de ces beaux jours ?
Une
photo, vieille photo de ma jeunesse…
Le
thème du temps qui se dilue, du passé qui s’évanouit, vient de faire son entrée
dans l’univers du fou chantant et ne le quittera plus. Il ira même, c’est
normal, en s’accentuant à mesure que les années le vieilliront. Certaines
chansons qui brodent sur ce thème sont d’une tristesse poignante, presque
“cafardeuse”. Mais comme Trenet est un poète délicat et pudique, l’auditeur un
peu distrait, ou trop pressé, peut passer à côté de cette tristesse sans même
la remarquer. Où un Jacques Brel va verser des torrents de larmes sur la
Mathilde qu’est revenue ou se
répandre en imprécations sur les femmes infidèles (voire leur pisser contre…), Charles Trenet, lui, se
contente de nous murmurer qu’Il y a parfois des p’tits regrets qui viennent
vous pincer le cœur, avant de
s’éloigner sur la pointe des pieds. Ne pas s’appesantir, surtout ;
n’insister jamais. Trenet aurait pu faire sien le merveilleux vers de Philippe
Desportes, poète du XVIe siècle finissant : Le temps léger s’enfuit
sans m’en apercevoir…
À
mesure que le temps léger s’enfuit, les êtres chers disparaissent, et la mort
fait son entrée dans l’œuvre de Trenet. La sienne d’abord, dans la folle
complainte de 1952 :
J’étais
seul sur les routes
Sans
dire ni oui ni non
Mon
âme s’est dissoute
Poussière
était mon nom
Près
de trente ans plus tard, il évoquera celle de la seule femme qu’il ait jamais
vraiment aimée, sa mère, survenue à la toute fin des années soixante-dix. Il
consacrera une chanson à sa mémoire, dans son disque sorti en 1981, qui est une
évocation nostalgique et tendre de leur passé commun :
Que
veux-tu que je te dise
De
Narbonne de ses églises
Maman ?
Là
encore, la douleur et le chagrin refusent de s’étaler en place publique. Et,
pour leur tenir la bride, le fils orphelin préfère se contenter d’évoquer les
lieux bénis de l’enfance, arpentés avec sa mère encore jeune. Ces résurrections
des lieux du passé sont nombreuses chez cet homme qui, pourtant, dans les interviews
qu’il donnait, aimait à répéter que seul l’avenir l’intéressait – encore une façon
de ne pas s’apitoyer sur soi-même, et surtout de refuser l’apitoiement des
autres : question de savoir-vivre vis-à-vis du public. Mais dans l’œuvre,
il en va tout autrement. Trenet évoque Le piano de la plage, ce vieux bonhomme qui jouait, plutôt mal, des airs
dont les jeunes baigneurs d’alors ne savaient pas qu’ils allaient revenir les
hanter toute leur vie. Ou bien ses Jeunes années, qui n’en finissent pas de courir dans la montagne,
dans ces Pyrénées qui chantent au vent d’Espagne. Ou même simplement un Coin de rue :
Je
m’souviens d’un coin de rue
Aujourd’hui
disparu
Mon
enfance jouait par là
Je
m’souviens de cela
[…]
Tout
ce qui fut et qui n’est plus
Tout
mon vieux coin de rue
Je
pourrais vous en citer vingt, trente autres, de ces chansons mélancoliques qui
tentent de redonner vie à la poussière du temps. Il faudrait aussi parler de
cette mystérieuse et troublante Hélène, petite fille (ou adolescente ?)
qui fut sans doute le tout premier amour du jeune Charles, et qui revient
hanter plusieurs de ses chansons, notamment cette Folle complainte que nous avons déjà évoquée, mais aussi Mon vieux
ciné, autre œuvre à haut pouvoir
nostalgique…
Mais
ce serait sans doute une mauvaise idée : on prendrait le risque de tomber
dans le pathos et les larmes, ce qui déplairait fort à l’artiste que nous avons
voulu célébrer. Mieux vaut l’aider à souffler ses cent bougies, tout en se
demandant comment un Charles Trenet peut bien s’y prendre pour occuper ses
années d’éternité, ce qu’il fait de ses journées célestes. Ce qu’il fait ?
Peut-être bien ceci :
Par
la porte entrouverte
Il
revoyait des souvenirs
Un
fantôme une rue déserte
Un
adieu qui va finir
Il
revoyait toute sa vie
Et
tout seul il rêvait d’un amour
D’impossibles
retours…
Peut-être
aussi qu’il s’amuse à nous contempler, nous autres, petits vivants temporaires,
depuis sa Fenêtre d’en haut.
Pierre-Marie
ELSTIR