Le remède, ou si l'on préfère l'antidote, ce fut la reprise de l'irremplaçable témoignage d'Evguenia Guinzbourg : il me semblait que rien ne serait plus efficace, pour remettre Valtin à sa juste place, que de relire à quoi ses efforts ont abouti.
Pour ceux qui auraient la flemme de cliquer sur le lien ci-dessus, Evguenia Guinzbourg était professeur à l'université de Kazan lorsque, à 31 ans, en 1937, elle fut arrêtée – comme des centaine de milliers d'autres – sous un prétexte futile, absurde, mais tragique de conséquences : après deux ans de prison, dans des conditions de vie et d'isolement terribles, elle passera au total 14 années en Sibérie, d'abord comme prisonnière, puis comme “reléguée”. Au retour, elle ne retrouvera ni son mari, arrêté lui aussi, juste après elle, ni l'aîné de ses deux fils, disparu dans la tourmente de Léningrad. Son récit se scinde en deux volumes : Le Vertige raconte son arrestation, ses années de prison, l'hallucinant voyage d'un mois dans un wagon de marchandises, entre Moscou et Magadan, capitale de la Kolyma, et l'arrivée au goulag ; Le Ciel de la Kolyma est consacré tout entier à son temps de bagne et de relégation.
Ce qui fait le prix de ces huit cents pages serrées, c'est d'abord qu'il est écrit par une communiste convaincue. Naïve, elle s'en rend compte très vite elle-même, mais convaincue. Et que, malgré cet enfer de plus de 15 ans, elle ne cessera jamais tout à fait de l'être – tout comme Jan Valtin jusqu'à sa fuite d'exil restera obstinément fidèle au Komintern et à la Guépéou : phénomène vertigineux, presque monstrueux, qui contribue à dresser cet écran opaque entre ces deux personnes (intelligentes et brillantes toutes deux) et nous. Et qui, plus inquiétant encore, nous renseigne un peu sur nos propres capacités d'aliénations mentale, spirituelle, morale, face aux endoctrinements d'aujourd'hui – endoctrinements qui, n'étant pas perçus comme tels puisque, tout comme le communisme, se proclamant au service du Bien, de l'Homme ou de ses “Droits”, font d'autant plus facilement et profondément leur travail de destruction.
Mais revenons à Evguenia. Lire les deux tomes de son témoignage, c'est prendre une leçon d'humanité, au sens le plus haut mais aussi le plus violent du terme. Il ne s'agit pas ici de l'humanisme dégoulinant qui est devenu le nôtre : à la Kolyma, vouloir rester homme, refuser l'animal en quoi on veut vous transformer, c'est s'exposer au désespoir le plus noir, et le plus souvent à une mort rapide, conséquence de ce désespoir. Pourtant, Evguenia Guinzbourg fait ce pari, et le tient jusqu'au bout. En ce sens, sa lecture est extraordinairement roborative, génératrice d'un espoir qui, pour n'être pas issu de la guimauve mais durci au froid glacial de l'enfer, finit par devenir indestructible et immédiatement communicable au lecteur. (La lecture de Varlam Chalamov produit un effet semblable, mais par d'autres voies et selon des modalités toutes différentes – j'espère pouvoir y revenir d'ici quelque temps.) Aux douze heures quotidiennes d'abattage forestier, par - 50° et avec une petite “brique” de pain pour toute nourriture, Evguenia Guinzbourg oppose la récitation mentale des vers de Blok, Nekrassov, Pouchkine... Et aussi une attention aux autres, au malheur des autres, alors que tout est fait, conçu et mis en place pour que l'égoïsme le plus primitif envahisse totalement les cerveaux et y tue la conscience.
Au même moment, à Hambourg ou Copenhague ou Paris ou Londres, Jan Valtin risque chaque jour sa vie pour que le régime qui a envoyé Evguenia Ginzbourg où elle est triomphe dans l'Europe entière. Et le plus étrange est que, lisant l'un après l'autre, force est de constater que ces deux personnages ont non seulement des points communs, mais aussi des valeurs communes.
(Comme je sais qu'un billet trop long n'est jamais vraiment lu, je m'interromps ici et reprendrai plus tard...)