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Vassili Grossman, 1905 – 1964.
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J'ai déjà consacré plusieurs billets, partiellement ou en totalité, à ce livre majeur du vingtième siècle : Vie et Destin. Si l'on désire les retrouver, il suffit de taper “Vassili Grossman” dans le petit cartouche situé en haut et à gauche de cette page. Je ne crois pas exagérer en parlant de “livre majeur” : si je devais dire quels sont, à mon sens, les deux plus grands romans russes du siècle passé (mais je suis fort loin de tous les connaître), capables de se mesurer aux chefs-d'œuvre du XIXe, Vie et Destin serait l'un d'eux ; l'autre étant, toujours à mon humble avis, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Seulement voilà…
Dans l'esprit de son auteur, Vie et Destin ne devait être, initialement, que le second panneau d'un diptyque consacré à Stalingrad. Confisqué par le KGB en 1960, il ne verra pas le jour du vivant de son auteur : au moment de la confiscation, Souslov, l'idéologue en chef de l'URSS récemment “dégelée”, a affirmé à Grossman qu'un tel livre ne pourrait être publié “avant deux ou trois cents ans”. Il le sera pourtant, en Occident, au tout début des années quatre-vingt, époque où je l'ai acheté et lu : cette fresque douloureuse et, paradoxalement, revigorante était bien la critique la plus profonde et la plus radicale non seulement du stalinisme mais du communisme soviétique dans sa totalité ; tout en étant une véritable épopée romanesque, consciemment placée par l'auteur – et cela dès son titre – sous le haut patronage du Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi, de façon moins éclatante peut-être, sous celui du Crime et Châtiment de Dostoïevski.
Mais quid du premier panneau de ce diptyque ? Il s'intitulait – et s'intitule d'ailleurs toujours – Pour une juste cause. Il avait d'abord été publié par la revue Novy Mir, en 1952, c'est-à-dire du vivant de Staline, même si ce fut au pris d'assez nombreux “adoucissements” et coupures imposés à l'auteur par les dirigeants de Novy Mir. Dès février de l'année suivante, le roman dut subir une descente au lance-flamme dans la Pravda, motivée en grande partie par l'antisémitisme d'État qui se mettait en place, mais officiellement parce qu'il donnait “une image déformée de l'homme soviétique”.
Pourtant, à l'époque où il écrit ce premier livre, Grossman est encore, malgré quelques “lézardes” dans sa foi communiste, un romancier soviétique : le fait que Pour une juste cause (dont le titre lui-même “sonne” terriblement communiste…) ait pu être publié du vivant de Staline, le dit assez clairement. C'est juste après que va se produire en lui cette espèce de révolution spirituelle, morale, politique aussi, ce déchirement complet du voile du temple, qui va conduire Grossman de Pour une juste cause au chef-d'œuvre indubitable que sera Vie et Destin : le romancier soviétique va se métamorphoser en écrivain russe, et des plus grands.
Longtemps j'ai cru que plus personne ne lisait Pour une juste cause ; et d'autant moins que, au prix de quelques notes explicatives en bas de pages, Vie et Destin souffrait fort bien d'être lu indépendamment. Or, une conjonction s'est produite, ces dernières semaines. Alors que j'achevais une quatrième (au moins…) lecture de Vie et Destin, j'ai découvert que Calmann-Lévy venait tout juste de republier plusieurs livres de Vassili Grossman… dont, précisément, Pour une juste cause. Je l'ai évidemment acheté et ai commencé à le lire hier : à peine cent pages sur les mille qu'il comporte.
Or, c'est une impression curieuse. Les deux romans sont, temporellement, soudés l'un à l'autre : Pour une juste cause commence juste avant la grande attaque allemande sur Stalingrad, soit en avril 1942, tandis que Vie et Destin couvre la période allant du milieu du siège de la ville jusqu'à la capitulation du maréchal Paulus au début de 1943. Je me retrouve donc, toutes proportions gardées, dans la situation de quelqu'un qui découvrirait Les Trois Mousquetaires alors qu'il connaîtrait Vingt ans après depuis trois ou quatre décennies. Du coup, le lecteur a la sensation d'être un genre de dieu omniscient ou, plus modestement, une espèce de Nostradamus lisant l'avenir à livre ouvert.
Ce jeune Tolia frais émoulu de son école militaire, il sait déjà, ce lecteur qui est moi, que dans quelques mois il agonisera et mourra dans un hôpital de campagne ; ce commissaire politique à la foi communiste apparemment inébranlable, il est certain de le retrouver prochainement dans les caves de la Loubianka, interrogé “virilement” par d'impavides tchékistes ; quant à cet homme mûr et assuré de lui-même, c'est dans un camp de concentration allemand qu'il va échouer, et il ne sait pas encore qu'il sera amené à disputer une étrange joute verbale avec l'officier de la Gestapo, commandant de ce même camp, à propos des dangereuses ressemblances entre communisme et nazisme et des buts similaires de leurs deux tyrannies ; quant à cette fraîche et jolie Maroussia, il est bien triste de savoir qu'elle ne vivra pas au-delà du premier roman et de ne rien pouvoir faire pour lui éviter le sort qui l'attend ; etc.
Et, par-dessus tout cela, englobant les destins individuels et les vies particulières, la vision surréelle d'une ville, Stalingrad, partant de ses ruines pour se reconstruire, immeuble par immeuble, rue après rue, comme dans un film projeté à l'envers.
Pour finir, que recommander, à qui n'a encore rien lu de Vassili Grossman ? Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ?
Pour ceux qui trouveront qu'un demi-voyage est bien suffisant, c'est évidemment Vie et Destin qu'il leur faudra lire.
Tant pis pour la cause.