Bien malin, au vu de son improbable nom, qui pourrait dire d'où, de quelle contrée à peine cartographiée, sort cet écrivain, Fleur Jaeggy : ça sentirait presque le pseudonyme goupillé à la hâte, à la va-comme-je-te-signe. La suite renforce cette impression de “pas tout à fait en place” : née à Zurich, contrée de langue allemande donc, ayant passé une grande partie de ses vingt premières années dans quelques pensionnats “internationaux” de l'Appenzell, vivant depuis le début des années soixante à Rome d'abord puis à Milan, cette Suissesse teutonne écrit en italien. C'est Marc Fumaroli – écrivain français au nom italien, on le notera – qui m'a tiré par la manche afin de me signaler l'existence de la dame.
Son premier livre paru en France s'appelle Les Années bienheureuses du châtiment – titre assez peu engageant, je l'accorde volontiers. C'est Gallimard, “Du monde entier”, qui a publié ce bref récit d'à peine cent pages et c'est Jean-Paul Manganaro qui l'a excellemment traduit – pour autant que j'en puisse juger, le texte italien m'étant, comme de juste, inaccessible aux deux sens de l'adjectif. Car c'est bel et bien ce livre-là que j'ai acheté, reçu et commencé.
Le mince volume n'a pas eu à voyager beaucoup, pour arriver ici, puisque, durant un temps qui restera indéterminé, il a somnolé dans les rayonnages de la bibliothèque municipale de Saint-Jacques-sur-Darnétal – ainsi que nous l'apprend un coup de tampon donné au bas de la page 21 –, petite commune de la Seine-Maritime, comme nul n'en ignore. Si vous vous y trouvez un jour, en ce Saint-Jacques-là, sachez que vous pourrez y emprunter l'un des bus de la ligne 22, lequel vous conduira sans coup férir, du moins en temps normal, au centre de Rouen en trente minutes, ce qui n'est pas mal.
Mais revenons à nos années bienheureuses et à leur châtiment. Est-ce une lecture qui mérite que l'on ? Assurément. D'abord parce que ce n'est pas si souvent que nous est donnée l'occasion de séjourner en Appenzell, et encore moins dans un pensionnat de jouvencelles venues du monde entier (il y a même la fille d'un président nègre, lequel est accueilli par les pensionnaires avec tout le respect et l'enthousiasme dus à son rang). Ensuite parce que ce sera l'occasion de belles et répétées promenades, car, nous le savons tous, “dans l'Appenzell, on ne peut faire autrement que de se promener”. Et enfin parce que, dès la deuxième phrase, surgit le fantôme de Robert Walser, qui fut longtemps interné dans ces mêmes parages, qui y mourut même, et dont le haut patronage est toujours signe prometteur.
Cependant, méfiez-vous : si vous suivez Fleur Jaeggy dans ses tours et détours, sachez qu'elle est capable, dans sa sage tenue de collégienne, d'ouvrir des gouffres sous la neige et de vous y précipiter sans cesser d'arborer ce sourire à la fois distrait et volontaire que l'on voit se dessiner dès les premières pages de son livre.
Vous voilà prévenus.