Sans vouloir paraître plus blasphémateur que je ne le suis, il me
semble que, parfois, Dieu a tendance à gérer son business un peu en
dépit du bon sens. Il est possible, l'éventualité n'est pas à négliger, qu'il ne dispose que d'une quantité
globale d'existence humaine à dispatcher parmi les peuples et les siècles – une sorte de contrainte “oulipienne” qu'il
se serait imposée par jeu, attrait de la difficulté, goût du défi… –,
mais enfin, il devrait mieux en soigner la répartition.
Par exemple,
s'il avait décidé de faire mourir Victor Hugo en 1875 au lieu de dix ans
plus tard, l'œuvre du prophète laïque n'en aurait quasiment pas
souffert, ni lui ni nous n'y aurions perdu grand-chose. En revanche, si
cette petite “pelote” de dix années, il l'avait attribuée à Balzac en
supplément de programme, celui-ci aurait eu largement le temps de
boucler sa Comédie humaine, de finir Les Petits-Bourgeois, de mettre le point final à son Député d'Arcis ainsi qu'à trois ou quatre autres romans laissés inachevés pour notre plus
haute frustration ; mais aussi d'écrire ces œuvres qui ne nous sont
parvenues que sous forme de vagues et embryonnaires projets.
Et
puis, mon Dieu, qu'est-ce que c'est que cette manie de faire mourir les grands
écrivains à 51 ans ? Balzac, Proust… et je dois bien en oublier une couple d'autres, ravis au même âge ! On m'objectera que le second cité a eu,
lui, le temps de terminer sa Recherche. Je répondrai : oui et non. Certes, il a bel et bien mis le mot fin au bas du Temps retrouvé ; mais enfin, les deux derniers volumes, La Fugitive et ce même Temps retrouvé,
ont été publiés après sa mort, sans qu'il ait eu le loisir de les
relire, de les corriger et, surtout, de leur insuffler ce supplément de
vie et de mouvement, ce surcroît de “chair” qu'il avait donnés aux
précédents volumes, ainsi qu'en font foi ses différents manuscrits,
épreuves et textes finalement publiés.
Là encore, qu'en aurait-il
coûté au Tout-Puissant de le faire mourir en 1927 plutôt qu'en 1922 ? S'il lui répugnait de puiser dans le stock général, d'écorner son fond, il lui
suffisait de prendre ces cinq années, par exemple, à ce pauvre Paul
Bourget qui, mort octogénaire en 1935, l'était déjà depuis des années,
littérairement parlant.
D'un autre côté, je m'avise tout à trac que si, comme je le prône, on grappillait quelques années de vie à tous les écrivains médiocres ou nuls pour
en faire cadeau aux génies, ceux-ci enfonceraient bientôt Enoch, Mathusalem et
Noé en terme de longévité. Conséquence : la plupart seraient encore vivants
aujourd'hui, et l'on pourrait alors contempler ce spectacle déprimant
de voir Voltaire et de Maistre s'écharper au journal de vingt heures,
Agrippa d'Aubigné agresser sauvagement Bernanos au Salon du Livre,
Chateaubriand blêmir sous les sarcasmes de Léautaud à un cocktail
Gallimard, ou encore François Villon, venu chez Ruquier présenter la
nouvelle édition de son Testament, obligé de répondre aux questions
d'une quelconque Angot et s'en vengeant en pillant son sac à main en
coulisse.
Non, finalement, mieux vaut considérer que le Créateur
sait ce qu'il fait et, dans ce domaine comme dans les autres, agit avec
discernement en son infinie sagesse.